Vers une fraternité mystique universelle : l' »improviste » de Koffi Kwahulé

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L' »écriture-jazz » de Kwahulé, pour reprendre l’expression de Gilles Mouëllic, témoigne d’un geste inédit de dramatisation. L’auteur afro-européen livre une forme théâtrale extrême, où les frontières entre le drame et la musique, ou plutôt entre le drame et le jazz, sont brouillées. Il réussit ce pari impossible – écrire du jazz – grâce, notamment, à un personnage tout à fait singulier. Virginie Soubrier le nomme « l’improviste », en empruntant ce néologisme à Jacques Réda. Ainsi, dans le même temps où il déconstruit la catégorie du personnage, Kwahulé en fabrique un autre, inouï, insaisissable, qui traverse toute son œuvre, théâtrale et romanesque. C’est lui qui, à la lecture de ses textes, donne l’impression d’une improvisation. L’écriture de Kwahulé est traversée par un certain Esprit de la musique, une certaine Idée du théâtre qui invite à faire l’expérience d’une nouvelle modalité du voir. Cette poétique n’est pas sans enjeux politiques majeurs : à l’encontre de l’économie du regard et du spectacle qui a longtemps prévalu en Occident, économie de la violence dont les « zoos humains » ont été une saisissante expression, et qui perdure encore à maints égards aujourd’hui, l’improviste de Kwahulé incarne la quête d’un nouveau rapport à l’Autre.

« J’ai souvent fait le rêve exaltant qu’un jour, Prospero, toi et moi,
nous entreprendrions, frères associés,
de bâtir un monde merveilleux,
chacun apportant en contribution ses qualités propres :
patience, vitalité, amour, volonté aussi et rigueur,
sans compter les quelques bouffées de rêve
sans quoi l’humanité périrait d’asphyxie. »
Aimé Césaire, Une tempête

Koffi Kwahulé découvre le jazz à la faveur des dernières notes de Lush Life entendues un soir, dans les années quatre-vingt. C’est encore la musique de John Coltrane qui inspire l’écriture de Cette vieille magie noire en 1991, laquelle, après les textes de jeunesse (Le Grand Serpent et 1+1=1) ouvre la période jazz de Kwahulé : dans les indications liminaires aux praticiens, l’auteur précise que si les thèmes ne sont indiqués qu' »à titre indicatif », ils doivent néanmoins appartenir à « l’univers coltranien ». Coltrane reste aujourd’hui son musicien de prédilection, celui qu’il considère comme le plus grand : la pièce Train bleu (1) (2007) ouvre la troisième période de son œuvre par une référence coltranienne.
Le titre de ce texte doit tout à Jacques Réda. Dans son Autobiographie du jazz (éd. Climats, 2002), voici ce qu’il écrit à propos de John Coltrane : « Contrairement à Davis renfermé dans son « Noli me tangere », Coltrane voulait, par le biais de la musique, atteindre à un absolu, en même temps qu’une fraternité mystique universelle. D’où ses tentatives de fusion, avec la musique indienne en particulier. Les titres de ses deux derniers disques : A Love supreme (1964) et Ascension (1965) peuvent résumer une quête qui, pour s’être déroulée hors du jazz (ou, si l’on préfère, au-delà de lui) et, malgré les moments où s’essouffle sa « magie incantatoire », justifie sans doute pour une part les dithyrambes qu’elle a suscitées. » (2) Cette citation reflète parfaitement la position de Kwahulé à l’égard des deux musiciens : à la fermeture de Miles Davis sur lui-même, qu’il cite d’ailleurs très peu dans ses entretiens, il préfère la musique de John Coltrane et la recherche spirituelle qu’elle représente. Kwahulé et Coltrane se rencontrent en effet dans une quête identique de fraternité, c’est-à-dire dans la recherche d’un espace commun.
L’autre emprunt à Jacques Réda est ce mot d' »improviste » : L’Improviste, une lecture du jazz est le titre de son recueil paru en 1990. Dans l’avant-propos, le penseur éclaire le sens de ce néologisme : l’improviste, c’est le jazz, dont il file la personnification tout au long de son introduction. Le jazz, écrit-il, qui est « entré dans notre siècle (à l’improviste […]) ». (3) Quel rapport avec l’écriture de Kwahulé ? Pendant longtemps, nous avons cherché un nom pour désigner un personnage très singulier, indissociable de son écriture jazzique. C’est celui d' »improviste » qui nous a paru le plus pertinent.
La genèse de l’improviste : Shadow, dans Cette vieille magie noire (1993)
Pour saisir toute la singularité de l’improviste, il faut revenir à cette pièce à maints égards fondatrice : Cette vieille magie noire (Lansman, 1993, réed. 2006). Kwahulé y pose explicitement la question raciale et interroge l’absence d’un espace commun entre Blancs et Noirs dans la société française des années quatre-vingt-dix (4). Le contexte américain n’est alors qu’un détour pour parler de la question raciale en France à un moment où il semble impossible de l’aborder ouvertement. Aux côtés de Shorty, le boxeur extraordinaire qui fait rêver toute sa communauté par la magie de sa boxe, Kwahulé met en scène un personnage qui lui est en tout point opposé : Shadow, l’entraîneur de Shorty. C’est lui qui permettra quelques années plus tard la genèse de l’improviste.
Shadow est la figure archétypale de l’immigré noir : « Je m’appelle Buster McCauley, je suis né à Topeka dans le Kansas. Mon père était bûcheron, il chantait le blues à ses heures perdues… » (5). Son nom éloquent traduit d’emblée sa négativité, et toute la pièce peut d’abord se lire comme le récit du « crime parfait » qu’il commet par l’intermédiaire de Shorty : celui de Ketchel, le Blanc. Il est pourtant une autre lecture possible du personnage de Shadow qui lui rend toute sa complexité, toute son ambiguïté : elle suggère que l’auteur, dès le début de la pièce, a brouillé les pistes et contaminé la réception du personnage en le faisant d’abord apparaître dans le rôle du diable, le Méphistophélès du Faust de Goethe. L’analyse dramaturgique de la pièce montre en effet nettement que la présence de Shadow est frappée d’irréalité. Invité par deux fois à décliner son identité, il est interrompu : « C’est étrange, tout le monde veut savoir qui je suis, mais personne ne veut écouter mon histoire jusqu’au bout » (6), constate-t-il. Shadow a une identité, mais il en est dépossédé par les autres, Blancs comme Noirs d’ailleurs. Buster Mc Cauley a cédé la place à un personnage fabriqué de toutes pièces par les discours des autres. Parricide, inceste, impiété : Shadow est l’objet de rumeurs scabreuses, soupçonné des pires crimes. Il est étranger à lui-même et sa négativité s’avère une invention des autres. Il a une présence paradoxale : surnaturelle et fantasmatique, elle est aussi singulièrement concrète. Personnage instable, protéiforme, susceptible d’endosser les rôles les plus contradictoires, à la fois présent et absent, Shadow est un masque, un « masque abstrait » comme l’a montré Alix de Morant dans un article intitulé « Koffi Kwahulé : de Koltès à Coltrane, l’autre côté du crépuscule » : « Ce Noir emblématique, écrit-elle, qui désigne à la fois l’étrangeté et le manque, peut et doit se matérialiser comme un accident, un obstacle, un gouffre par lequel doivent frayer les individus pour accéder en leur for intérieur » (7). Shadow sert en effet de révélateur. En inscrivant le drame dans l’intime, ce personnage noir acquiert une dimension heuristique : il se situe au croisement de deux inconscients collectifs qu’il permet de sonder.
Du point de vue de la communauté noire, Shadow est celui qui porte la mémoire de ce peuple dont il se fait le chantre tout au long de la pièce : « comme si le sifflement du fouet et les bourdonnements des mouches qui se disputaient nos plaies n’avaient été qu’une anecdote dans l’histoire, comme si les plaintes et les complaintes des champs de coton s’étaient déjà évanouies de ta mémoire » (8). Shadow permet alors de dévoiler la pulsion de vengeance qui travaille la communauté noire : Shorty, parce qu’il est un boxeur noir extraordinaire, est l’instrument de cette vengeance. Il est prédestiné à tuer un challenger blanc pour punir la communauté blanche de ses crimes passés. Quant à la communauté blanche, la force dramaturgique du personnage de Shadow est de faire entrer le spectateur blanc dans les mécanismes du discours raciste. Doté de cette présence singulière, faite d’absence, Shadow, en tant que masque, n’est ni tout à fait dans le drame, ni tout à fait extérieur à lui : il a une place indécidable, qui brouille les divisions établies entre la scène et la salle, entre la fiction et la réalité ; il est dedans dehors, et ouvre ainsi le drame de telle sorte que le spectateur est invité à participer à sa construction pour comprendre, en actes, comment s’est construit son propre regard sur le Noir. Négatif absolu de « l’Amérique [la France !], la vraie, celle des pionniers, du travail du courage, de la démocratie, de la liberté et de l’amour » (9), on comprend alors que Shadow est lui aussi prédestiné, dès le début, à être un assassin.
La question de l’espace commun est donc au centre de Cette vieille magie noire. Ce qui empêche la constitution d’une scène partagée entre Noirs et Blancs, c’est d’abord le repli d’une communauté noire sur son passé traumatique et son refus du pardon (10). Dans cette fermeture, l’individu – ici, Shorty – est menacé de disparaître en tant que singularité : la pièce est une tragédie de la désindividuation. C’est ensuite le racisme qui condamne le Noir soit au mal, soit à l’attente. « Mais peut-on être nègre sans être patient ? » : cette question de Shadow témoigne de la condition de l’immigré noir, obligé à être un personnage de l’ombre, un « impersonnage », avec l’espoir qu’un jour tombe le masque forgé par les Blancs.
Ce concept d' »impersonnage » (11) a été forgé par Jean-Pierre Sarrazac, à la lumière des dramaturgies modernes et contemporaines. L’impersonnage, explique-t-il, a « la présence d’un absent, ou une absence rendue présente » ; il « se présente à nous comme le lieu de passage et de métamorphose de tous ces visages, de tous les masques (‘nus’) qui font la vie d’un homme, qui font la vie de tout homme. Cet impersonnage est, au sens musilien,’sans qualités’. Ce qui signifie paradoxalement qu’il est pourvu de mille qualités mais d’aucune unité ni substance identitaire. Que, dès lors, il paraît voué à ce nomadisme et à ce caméléonisme – changer de place en place d’identité – qui l’oblige à jouer tous les rôles, ce qui lui permet de ne se dérober à aucun. » En questionnant la condition noire par les moyens du théâtre, en cherchant à comprendre par quels processus le Noir est dépossédé de son identité pour endosser des identités hétérogènes qu’il ne s’est pas choisies, Kwahulé fabrique un personnage qui ne peut finalement n’être qu’un « impersonnage ». Le Noir est à ce point surdéterminé par les autres qu’il n’est rien (12) : impersonnage dans la réalité, le Noir, sur scène, est alors l' »impersonnage » par excellence.
Au début des années quatre-vingt-dix, Shadow est pourtant l’un des premiers « impersonnages » noirs sur la scène française. Dans son livre intitulé Du Noir au nègre. L’image du Noir au théâtre (1550-1960) (13), Sylvie Chalaye montre en effet de quelle manière le théâtre français a non seulement contribué à fabriquer une image réductrice du Noir, mais ne lui aura donné un véritable statut de personnage, autonome, qu’en de très rares occasions, la pièce iconoclaste de Genet, Les Nègres (1960) marquant à cet égard un tournant, car elle est « la mise en pièces de la chrysalide que [le Blanc]tricote autour du nègre » (14). Cette perspective historique permet de mettre en lumière l’importance du geste de Koffi Kwahulé lorsque, il y a maintenant un peu plus de quinze ans, il convoque un « impersonnage » noir sur une hypothétique scène française – hypothétique puisque la création de la pièce a eu lieu en novembre 2007. Entre la fin des années soixante et le moment où il écrit Cette vieille magie noire, peu de dramaturges français ont en effet convoqué le personnage du Noir dans leurs pièces : Bernard-Marie Koltès est l’un de ceux, rares, qui en font un enjeu majeur de leur poétique. Au carrefour des théâtres de Kwahulé et de Koltès, il y a donc l' »impersonnage » noir. Les deux dramaturges, qui posent tous deux avec une force toute particulière la question de l’altérité dans leur théâtre, se rencontrent dans une même poétisation inouïe du personnage noir : le premier y parvient à partir de ce que l’on appelle, un peu rapidement, la « question noire », le second peut-être saisi par les images d’une France multiculturelle, en tout cas par sa liberté poétique ; on connaît la réponse de Koltès lorsqu’on lui demande de justifier la présence des Noirs dans son théâtre : ils sont là, dit-il, par « une loi de la mécanique ou de l’astrophysique. Il n’y a pas de pourquoi. » (15)
Bien que Cette vieille magie noire reste à maints égards conventionnelle – le dialogue, le personnage, et la fable ne sont pas encore remis en question -, elle marque donc un tournant important dans l’histoire de l’image du noir sur la scène française. Lors de sa création à Paris l’automne 2007 à l’Atelier du Plateau, dans une mise en scène de Claude Bokhobza, c’est Kwahulé, après avoir délaissé les planches depuis longtemps, qui interprète Shadow, rôle qu’il avait d’ailleurs d’abord écrit pour lui. Lorsque l’on sait l’importance fondatrice de cet « impersonnage » dans son œuvre théâtrale et romanesque, son retour à la comédie dans le rôle du « diable » n’est pas insignifiant. L’on peut se demander s’il ne s’agissait pas pour Kwahulé de réactiver la question posée dans Cette vieille magie noire – cette question du regard qu’on porte sur l’Autre – et de montrer qu’elle garde aujourd’hui toute sa pertinence.
Les pièces qui précèdent Jaz, par la variété des personnages noirs qu’elles mettent en scène, permettent à l’auteur d’élaborer d’autres traits de l’improviste. Mais c’est d’abord à partir de ce constat d’une identité noire inventée par les autres, et de l’expérience de la dépossession qu’il invente son personnage. Après avoir exploré tous les aspects de la négativité du Noir, incarnée de façon exemplaire par Shadow, Kwahulé est sur le point d’en faire un atout, une force, l’élément majeur d’une écriture et d’une poétique nouvelles. L' »impersonnage » noir, dans les pièces de Kwahulé, est en passe de devenir l’improviste. C’est que l’invisibilité de l’immigré noir – invisibilité soit par surdétermination, soit par indifférence – est devenue une expérience commune, universelle, bien au-delà de la condition noire.
L’improviste
À partir de Jaz (1998), Kwahulé change radicalement sa manière d’écrire. Désormais, il improvise. Avec cette impossible posture, son écriture est une remise en cause radicale de la fable, du personnage et du dialogue, en un mot, de toute la dramatisation traditionnelle. De Jaz à Misterioso-119 (2005), il élabore une poétique de l’improvisation. L’on peut décomposer son geste dramaturgique en deux temps : Kwahulé rend d’abord le drame à une forme chorale plus fondamentale. Les formes dramatiques qu’il crée deviennent alors des chœurs absolus – pour inverser la formule de Peter Szondi parlant de drame absolu (16) -. Ce sont des formes orchestres, qui rappellent à quel point l’orchestre de jazz, mis en scène dans Cette vieille magie noire, reste une forme idéale pour l’auteur afro-européen. Chaque texte est alors d’abord un chant polyphonique dans lequel les voix disent la violence, le deuil, le corps absent : un blues. Mais Kwahulé ne se contente pas de cette couleur. À la dimension frontale du chant, il oppose, en faisant intervenir l’improviste, une autre dimension : une dimension de profil – théorisée par Denis Guénoun dans Actions et acteurs. Raisons du drame sur scène (17). Il faudrait alors parler du jeu – de la joie – qu’introduit l’improviste : agent rythmique, c’est lui qui mène le drame jusqu’à la catastrophe finale. Cette catastrophe finale est vidée de son sens conventionnel pour être au contraire une ouverture, une catastrophe « révélationnaire » pour le dire avec le mot de Kwahulé.
Mais qui est l’improviste ? Nous nous contenterons de dire ici pourquoi ce personnage ouvre à une nouvelle pensée de l’altérité.
C’est tout d’abord l’étrangeté du Noir que Kwahulé transforme en qualité de l’improviste. L’improviste est toujours un étranger, mais cette fois, de façon absolue. Il n’a plus de couleur, il est impossible de savoir d’où il vient ; il surgit pourtant toujours d’un ailleurs : il relève d’une logique du dehors. Dans son immeuble sordide, Jaz « émerge comme un lotus » (18); Ikédia est d’abord désigné comme « l’intrus », son apparition est une « effraction » (19) ; « je ne suis pas d’ici, de dedans, je suis de dehors » (20), précise la comédienne de Misterioso-119 en une sorte d’aphorisme qui rappelle à quel point la pièce semble ramasser en une équation toute la poétique de Kwahulé à la fin de sa période jazz.
Le manque, le néant auquel est réduit le Noir dans le discours occidental devient une autre qualité de l’improviste. Il ne se définit en effet sur un mode négatif : « D’elle./ Très peu de choses au fond./ Jaz ne parle pratiquement jamais d’elle./ Très peu » (21) ; Stan n’a pas d’enfant, pas de femme, « Stan ne connaît aucun poème./ Stan chante comme une casserole./ Stan danse comme un pied » (22) ; « Je n’ai pas de chien, je n’ai pas de chat, je n’ai pas de poisson rouge, je n’ai pas d’ami, je n’ai pas de mari, je n’ai pas d’enfant. » (23), dit la comédienne de Misterioso-119. L’improviste, par conséquent, ne possède rien, n’a rien qui lui soit en propre, pas même un nom, qui est toujours un surnom. Pas même de passé. Personnage sans biographie, il mène une vie « sans histoire et sans destin » (24). Dire de l’improviste qu’on ne sait pas d’où il vient, ce n’est pas seulement faire l’aveu d’une lacune géographique, c’est aussi suggérer qu’il n’est porteur d’aucun passé, d’aucune généalogie, si ce n’est d’une généalogie improbable : Ikédia, dans P’tite-Souillure, prétend être « descendu de la foudre » (25).
Tous les autres personnages de Kwahulé sont enfermés dans un passé dont ils ne parviennent pas à s’extraire, immobilisés dans un présent sans fin. L’improviste apparaît en revanche – et c’est là toute son originalité – délesté de tout passé, comme si sa force résidait précisément dans un trou de mémoire absolu : « Tu marchais comme ça ?/ J’ai toujours marché ainsi./ Non, je veux dire : à ce rythme-là ?/ Je ne m’en souviens plus. » (26) Cette dernière réponse de Stan dans Big Shoot suggère une amnésie totale, mais qui fait encore ici le pouvoir de l’improviste : il inscrit d’emblée une fraîcheur inouïe dans le monde pétrifié et stérile dans lequel il fait irruption. Il faut, pour mesurer la singularité de ce personnage, avoir à l’esprit l’hérédité, lourde et terrifiante, souvent, avec laquelle le héros de la tragédie antique ou classique entre en scène, mais aussi le personnage de Shadow, digne successeur de ces héros des tragédies anciennes : il est, nous l’avons précisé plus haut, le chantre du passé traumatique du peuple noir et ne cesse de rappeler que les Noirs sont « les fils aînés du monde ». L’on voit ici la distance que Kwahulé a prise avec ce personnage, enfermé dans un discours des origines. L’impersonnage a une généalogie ; l’improviste, lui, est un personnage neuf, porteur d’une jeunesse sans âge : il fait dos au passé.
« J’ai toujours imaginé que tu viendrais à cheval. Un cheval blanc tacheté de noir on dirait un dalmatien. Toi sur un cheval-dalmatien. Tu arrives. De dos. Je t’ai toujours vu de dos, Ikédia. » (27) L’improviste, de dos. L’on pense, à la lecture de ces lignes extraites de P’tite-Souillure, à Miles Davis ou Sonny Rollins tournant le dos au public pour improviser. Position qui n’est peut-être que la figure même – le dessin – de l’improvisation, comme ouverture pure à l’avenir. Au monde glacial et figé dans lequel il fait intrusion, l’improviste offre un espace vide, disponible au rêve : un dos. Il est sans visage. Comme l’impersonnage noir, il est un masque. Mais là où le masque de l’impersonnage le vouait à l’inexistence – on pense à Oridé, dans Jaz, « morte sur le coup de minuit/ asphyxiée par le masque blanc » (28) -, le masque de l’improviste lui permet d’échapper à toutes les tentatives d’identification : il a une identité mouvante, insaisissable, et oblige sans cesse le regard de l’Autre à se déplacer. Dans cette esquive permanente, dans cette présence faite d’absence qui est la sienne, il éveille, ou plutôt réveille les désirs des autres. « C’est vrai ce qu’on raconte ? Que la foudre c’est un coït de nuages ? (elle imite le tonnerre) et un orgasme, et un ! (elle imite le tonnerre) et une éjaculation, et une ! » (29) Ces paroles de P’tite-Souillure à Ikédia, l’improviste, ouvrent en effet à une nouvelle dimension de ce personnage : son lien avec l’intime, avec le fantasme, avec l’Éros, avec le désir, avec le corps. L’improviste est un étranger, mais un étranger intime : il offre un perpétuel dépaysement, une expérience permanente du dessaisissement de soi et du ravissement.
Je voudrais ici convoquer une dernière fois Koltès que l’on rapproche si souvent, et avec pertinence, de Kwahulé. Il y a pourtant une différence majeure entre les deux auteurs. L’altérité, pour l’auteur de Dans la solitude des champs de coton, repose sur le primat du visage : « Un dialogue, ce sont des visages. […] Le visage et le langage sont les marques de reconnaissance d’une personne ; on reconnaît quelqu’un à sa voix ou à sa gueule », explique-t-il dans un entretien (30). La relation à l’autre, pour Koltès, dans les années quatre-vingt-dix, repose sur la confrontation de deux visages. C’est tout le contraire chez Kwahulé : sa dramaturgie et sa poétique invitent à penser une modalité du voir qui ne se satisfait pas de la face : le regard, pour l’auteur afro-européen, est un regard qui traverse le visage, qui traverse la peau. L’Autre, alors, ne peut plus m’être radicalement étranger : il m’apparaît à cette « bonne distance » qui n’est ni fusion ni assimilation, mais à la fois proximité et étrangeté, dans laquelle il garde toute sa singularité et fait naître le désir de vivre ensemble (31). Et c’est peut-être aussi cela que donne à penser le jazz : il a réussi à imposer la présence noire dans cette Amérique qui avait pourtant longtemps confiné les Noirs à l’invisibilité, mais par un moyen qui évite le face à face catastrophique, c’est-à-dire par la musique qui traverse les corps et les emporte. L’improviste, alors, c’est peut-être moins celui qui arrive à l’improviste que celui qui est là, depuis longtemps, mais dont la présence devient tout d’un coup, soudainement, évidente.
« L’Europe est arrêtée. Figée. Satisfaite d’être vieille. De temps en temps on répare une route, un pont, une loi. On répare mais on ne change pas ; on bricole. Elle est bien contente, l’Europe, dans son rocking-chair de Vieux continent… Ce n’est plus une promesse, l’Europe, c’est un capharnaüm de souvenirs » (32) À ce constat d’une Europe figée que l’on peut lire dans Big Shoot, l’improviste offre au contraire la promesse d’une jeunesse inespérée, une promesse d’ « inédit » pour reprendre un mot qu’affectionne Kwahulé : il est une invitation à déposer la question des origines, à faire une critique de la raison spectaculaire en Occident qui, en exhibant l’Autre (33), l’a maintenu dans une altérité radicale ; il réveille le désir d’un espace commun, là où ce désir du politique s’est aujourd’hui absenté.
Pourquoi, alors même que Kwahulé se définit comme un « animiste athée » (34), parler de quête de fraternité mystique ? Pour deux raisons. D’abord parce que cette idée de l’altérité est peut-être en partie utopique, toujours à rechercher, à conquérir. Ensuite parce qu’après Misterioso-119, commence un nouveau moment de l’œuvre de Kwahulé. Les trois pièces qui l’ont ouvert (Train Bleu, Ave Maria (35) et La Dame aux edeweiss (36)) invitent à poser l’hypothèse suivante : si toute la période jazz de Kwahulé a consisté à redonner au corps une place centrale, c’est-à-dire à penser les conditions de possibilité d’un avenir commun, ses tout derniers textes invitent à penser un rapport à l’Autre qui mêle harmonieusement le corps et l’esprit : s’il y a une spiritualité, elle ne serait alors pas à chercher dans un ailleurs abstrait, dans un au-delà improbable, mais au sein même de cet espace commun, dans la relation à autrui. Dieu, c’est l’autre : mon frère.
La dimension mystique de cette quête se trouvait déjà dans Cette vieille magie noire, dans la scène du combat qui oppose un boxeur noir et un boxeur blanc. « Le quartette jouera pendant tout le combat, précisent les didascalies : commencée sur l’air du Requiem de Fauré, la musique, au fur et à mesure du combat, deviendra de plus en plus violente pour atteindre les torrents volcaniques du « A Love Supreme » de Coltrane. » (37) Dans ce passage du Requiem au chant d’amour de Coltrane, l’image du combat cède bientôt la place à celle de deux corps, emmêlés dans un corps à corps amoureux.

1. Texte inédit. Commande de la comédie de Béthune.
2. Autobiographie du jazz, éditions Climats, 2002, p. 257.
3. L’improviste. Une lecture du jazz, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990, p. 14. Je souligne. Il faut aussi rappeler les chroniques mensuelles de Jacques Réda dans Jazz Magazine, sous le titre de « L’improviste ».
4. Cf. « Immigration et conscience diasporique », entretien de Koffi Kwahulé avec Sylvie Chalaye, in Africultures, janvier 2008.
5. Cette vieille magie noire, Lansman, 2006 (1ère éd. 1993), p. 77.
6. Ibid.
7. In « Afrique noire : écritures contemporaines », Théâtre/Public, n° 158, p. 52.
8. Cette vieille magie noire, op. cit.,
9. Ibid., p. 66.
10. Cf. Koffi Kwahulé, « Senghor ou Le Sacerdoce du pardon », in Mémoire Senghor, Ed. Unesco, 2006.
11. « L’impersonnage. En relisant « La crise du personnage », In Jouer le monde, Études théâtrales, Louvain-La-Neuve, 2001, 20, pp. 41-50.
12. Le théâtre permet à Kwahulé de faire un constat de la condition noire contemporaine qui rejoint les analyses de grands penseurs noirs, de Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952) à Achille Mbembe (De la Postcolonie, éd. Karthala, 2002).
13. L’Harmattan, 1998.
14. Ibid., p. 385.
15. In Une part de ma vie. Entretiens (1983-1989), Éditions de Minuit, 1999, p. 60.
16. Cf. Peter Szondi, Théorie du drame moderne, 1880-1950, trad. P. Pavis avec la collaboration de J. et M. Bollack, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. « Théâtre recherche », 1983.
17. Paris, Belin, 2005.
18. Jaz, Théâtrales, 1998, p. 65.
19. P’tite-Souillure, Théâtrales, 2000, p. 90.
20. Misterioso-119, Théâtrales, 2005, p. 17.
21. Jaz, op. cit., p. 59.
22. Big Shoot, Théâtrales, 2000, p.
23. Misterioso-119, op. cit., p. 17.
24. Jaz, op. cit., p. 62.
25. P’tite-Souillure, op. cit., p. 50.
26. Big Shoot, op. cit., p. 11.
27. Ibid., p. 57.
28. Jaz, op. cit., p. 67.
29. Ibid., p. 58.
30. « Entretien avec Odille Darbelley et Michel Jacquelin », in Une part de ma vie. Entretiens (1983-1989), op. cit., p. 81.
31. Je voudrais renvoyer ici à l’essai de Denis Guénoun, Hypothèses sur l’Europe dans lequel il pense la modernité comme « modernité de l’amour » : « une pensée qui veut penser l’effectivité de l’amour ne peut non plus se satisfaire d’un rapport à l’autre, de l’altérité de l’autre. »(éd. Circé, 2000, p. 351).
32. Big Shoot, op. cit., p. 28.
33. Cf. Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, sous la direction de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Paris, La Découverte/Poche, 2004.
34. Entretien privé.
35. Texte inédit, 2007 (commande du Théâtre Niveau Parking de Québec).
36. In Petites formes, L’Avant-Scène théâtre, 2007.
37. Cette vieille magie noire, op. cit., p. 73.
///Article N° : 8829

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