Visages de femmes, de Désiré Ecaré (1985)

Joyeuses indocilités

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En sortie sur les écrans français le 23 février 2022 en version restaurée 4K, tourné en 16 mm en 1973 puis 1983, Visages de femmes est le troisième et dernier film du réalisateur ivoirien Désiré Ecaré (décédé à 69 ans en 2009). Dans la continuité esthétique et ironique de Concerto pour un exil et A nous deux France !, qu’il résume lui-même par « castigat ridendo mores » (Corriger les mœurs en riant), l’adage latin repris par Molière et la commedia dell’arte, il est un appel désinvolte à l’indocilité de la part de femmes qui luttent pour exister.

Alors qu’il n’y a qu’un mot en anglais, le français différencie le visage et la face. C’est la différence entre l’expression de la personnalité et un élément physique. « Face » est d’ailleurs le mot qu’on utilise  en chirurgie. Il n’est ainsi pas neutre que ce film s’appelle Visages de femmes. Voilà en effet un fascinant geste masculin d’écoute et d’accompagnement de tentatives d’émancipations féminines.

Pour Désiré Ecaré, la femme n’est pas une muse isolée : elle n’a pas un seul visage, elle est plurielle. Et dérangeante, remettant en cause l’ordre établi pour exister. Visages de femmes cerne non seulement différentes femmes en situation mais tout un groupe, dont les chants et les danses reprennent et annoncent la trame et le sens du récit.

C’est aussi dans la danse que débute le film : des couples se forment joyeusement lors d’une fête de village, au rythme des percussions et d’un accordéon. La caméra capte magnifiquement les visages, épouse la grâce des corps, saisit la chorégraphie en cercle qui soude la communauté. Toutes et tous sont magnifiquement vêtus. Femmes et hommes portent fièrement des tissus imprimés ankara.

Puis des hommes torse nus et machette à la main se regroupent au milieu du village où s’activent les femmes, et dansent en harmonie, prêts à défendre la communauté. Un homme se détache de cette étonnante chorégraphie : Brou (Kouadio Brou), une hache à la main. Sur le même rythme, il mène ces hommes au travail, cette fois munis d’outils. Le contexte rural est posé, l’histoire peut commencer, non sans avoir insisté sur la vitalité à l’œuvre et l’ancrage du récit.

Alors que femmes et hommes s’activent au champ, le frère de Brou, Kouassi (Sidiki Bakaba), récemment venu de la capitale où il réside, vêtu d’un costume mode en cuir avec fermetures éclair apparentes et des bottes, les regarde en fumant et ne s’intéresse qu’aux femmes, à commencer par N’Guéssan (Albertine N’Guéssan), la femme de Brou mais aussi son amie Affoué (Véronique Mahile), qui sera battue par son mari lorsqu’il la verra répondre à ses avances.

C’est là que le commérage détermine l’action : lors d’une partie d’awalé, les villageois évoquent le rapprochement entre Kouassi et N’Guéssan devant Brou, furieux. De son côté, Kouassi suit Affoué au marigot. La longue scène d’amour dans les eaux calmes (« sacrées car sources de vie »)[1] a fait la réputation sulfureuse du film mais aussi provoqué son interdiction durant une année « pour obscénité et atteinte à la pudeur » après sa sortie en Côte d’Ivoire, ce qui lui fit une énorme publicité. En France, auréolé du prix de la critique internationale après sa présentation à la Semaine de la critique en 1985, le film aura d’élogieuses recensions et attirera 130 105 spectateurs en 16 semaines.[2]

Des auteurs comme feu Nwachukwu Frank Ukadike virent dans cette scène un manque d’authenticité à visée commerciale.[3] Pourtant, la caméra de Désiré Ecaré a beau filmer des corps nus en train de faire l’amour, son regard n’est pas pornographique : elle se tient à distance, bucolique, et cadre aussi bien l’homme que la femme, sans les hiérarchiser, la femme étant même la plus active. Comme le signale Alexie Tcheuyap, il ne s’agit pas d’un male gaze.[4] Effectivement, Affoué attend explicitement de Kouassi qu’il la « baise sans faire le brigand ». Là est la position des femmes dans le film : elles ne sont ni victorieuses ni morales ; elles n’ont pas forcément les bonnes méthodes mais elles veulent toutes échapper à la domination masculine.

Cette première partie est tournée en 1973 au village familial de Désiré Ecaré, au sud de la Côte d’Ivoire, tandis que la deuxième à Abidjan ne pourra être ajoutée que dix ans après, faute de financement. Entretemps, Désiré Ecaré aura tout fait pour lever des fonds.[5] L’ensemble résonne avec le mouvement féministe des années 70, renforcé par le rôle des femmes dans les mouvements de libération, et la libération sexuelle de l’après-68. Il montre clairement la brutalité et le mépris du patriarcat, et combien la lutte doit être collective. A ce titre, l’importance donnée au chœur des femmes qui dansent en claquant des mains, alliant le geste corporel et rythmique à la parole, est déterminante : il incarne la solidarité autant que la détermination. Il n’entretient pas d’illusion mais définit une stratégie, la ruse, seul recours possible face à la violence, sans oublier une bonne dose d’humour : « Les hommes n’ont jamais confiance en nous. (…) Que mérite un homme qui n’a pas confiance ? Il ne mérite qu’une chose. Quoi donc ? D’être trompé. Oui, d’être trompé ! »

Il en va de même dans la deuxième partie à Abidjan avec Tchelley (Hanni Tchelley, qui jouera Binta, la jeune coépouse dans Bal Poussière), qui s’habille à l’occidentale. Elle n’hésite pas à jouer la provocation dans la dérision pour dénoncer l’incompétence et la corruption : « Laisse les hommes faire leurs affaires. Soyons femmes. Notre banque à nous, ce sont nos cuisses, nos seins, nos fesses. (…) Ce que femme veut, Dieu veut ! » Car sa mère Bernadette (Eugénie Cissé-Roland, prix d’interprétation au Fespaco en 1987), directrice d’une fumerie de poissons et férocement indépendante, réalise un bénéfice confortable mais le voit fondre sous les demandes multiples de sa famille et se voit donc refuser un prêt pour investir. Elle aussi conseille à ses filles de ne pas se laisser enfermer dans le sexe faible, tandis que la comédie développe la satire des logiques insidieuses de la constellation familiale.

Le va-et-vient avec le groupe de femmes, au village avec les chants et danses, en ville avec les marches militaires et le cours de karaté, participe d’une écriture orale entrecoupant le récit. Plutôt que d’en menacer l’énergie, ces transitions le dynamisent par la vitalité des expressions corporelles. Le recours aux langues locales (baoulé, jula, bété) ancre culturellement un film dont la structure peut paraître touffue mais n’a rien de confuse, tant les différents éléments puisent tous dans la quotidienneté. Cette proximité converge vers une affirmation culturelle à cent lieues de l’exotisme, où les chants et les danses n’ont rien de superflu, réunissant à nouveau cette « comédie humaine » en fin de film.

Truculent témoignage et célébration d’une époque mais aussi d’une démarche de cinéma en rupture qui n’eut malheureusement pas de suite, Visages de femmes n’a pas pris une ride.

[1] Désiré Ecaré, Quelques réflexions sur cinéma et liberté à propos de Visages de femmes, cahier spécial Présence africaine, contribution au thème du Fespaco 93, « cinéma et libertés », p. 22.

[2] Source CNC/Le Film français.

[3] Black African Cinema, University of California Press, Berkeley, 1994, p. 222.

[4] Postnationalist African Cinemas, Manchester University Press, Manchester, 2011, p. 198.

[5] Lire sur Wikipédia l’incroyable épopée du réalisateur pour arriver à boucler son film.

 

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