Quels furent les premiers contacts des habitants du Congo avec la bande dessinée, forme d’expression nouvelle, importée tardivement d’Europe dans le contexte colonial peu propice à la libre créativité de ceux qu’on appelait alors « indigènes » et, plus rarement, « évolués » ?
Si aujourd’hui des historiens de la culture, tant nationaux qu’étrangers, ont pu décrire avec une précision très relative les conditions d’émergence d’une modernité urbaine métissée (musiques urbaines, peinture sur toile, littérature en français, théâtre, cinéma, photographie, mode, etc.), il n’en va pas vraiment de même pour la BD, ce « 9e art » qui fut d’ailleurs longtemps méprisé en Europe ou aux USA, ses principaux foyers d’origine.
Qui, au Congo ou en Belgique, a su ou pu garder trace de ces échanges informels, souvent accidentels, qui font naître une vocation, provoquent un déclic culturel fécond ? Quel missionnaire a donné à lire, à côté des images pieuses, un exemplaire de « Pat » ou de « Curs vaillants » ? Quel colon a abandonné, avant son retour en métropole, aux enfants de son domestique, de vieux albums de « Spirou », de « Tintin » ou même des « Pieds Nickelés » ? Quel scout belge a offert à son camarade congolais les aventures de « Corentin l’intrépide », de « Buck Danny », de « Blondin et Cirage » ou même de « Tintin au Congo » ? On ne le saura sans doute jamais, par manque d’enquêtes rigoureuses effectuées en temps utile
La mémoire est amputée, déchiquetée par les convulsions et les urgences de l’histoire, et la recherche, dans ce domaine, est absente ou confidentielle. On ne peut que spéculer et faire de « l’archéologie-fiction ».
Les documents reproduits ici sont des raretés sauvées de l’oubli. Ils témoignent sans équivoque des premiers pas de la BD dans l’imaginaire congolais.
Le premier, retrouvé par hasard dans un grenier ardennais, provient du « Petit Vingtième » (le supplément hebdomadaire du quotidien catholique bruxellois, le « XX° siècle ») où Hergé fit ses premières armes sous la férule de l’Abbé Wallez. Ces deux planches, pastichant Quick et Flupke, furent envoyées au journal par un lecteur (auteur ?) dont la trace s’est évanouie. Le « Petit Vingtième » les publia en 1931, à titre d’hommage, avec un très bref commentaire et sans chercher à les contextualiser ni à traduire les bulles écrites en lingala (l’oubli est réparé par nos soins !). Sans pouvoir le prouver clairement, on peut toutefois penser, parmi d’autres hypothèses, que leur auteur était un enfant ou un adolescent congolais fasciné par l’art d’Hergé et dont l’admiration s’exprimait de façon naïve et maladroite (trait hésitant, perspective fantaisiste, lettrage mal contrôlé). Mais c’est sans doute aussi, à sa première manière, une ébauche de contestation de l’ordre colonial strict, fixé alors par les Belges au Congo et symbolisé ici par le « bloc », la prison. Il n’est pas neutre que, dans cette colonie de papier, les protagonistes soient, plutôt que Tintin et Milou, Quick et Flupke, les deux garnements, les sales « kets » bruxellois, frondeurs, volontiers libertaires, associés pour la circonstance à un jeune « évolué » élégant mais un peu rebelle. Et si, à la fin de l’histoire, Quick et le jeune homme sont punis (force doit revenir à la loi), Flupke, l’instigateur de la transgression, s’enfuit
L’autre source, « Mbumbulu abîme son costume » est une planche de BD beaucoup plus conformiste datant de 1948 et extraite de : « Les aventures de Mbumbulu », publiées par le « Fonds du Bien-être Indigène » (quelle horrible dénomination !) dans « Nos Images », un bulletin bilingue. Ces courtes histoires vertueuses à vocation pédagogique, destinées aux « évolués », sont signées par Masta (le pseudonyme d’un dessinateur belge) et seront réunies en 1956 dans un seul volume intitulé « Les 100 aventures de la famille Mbumbulu » qui sera commercialisé au Congo.
Dans le prolongement des péripéties vécues par deux personnages typiquement congolais, « Mata-Mata et Pili-Pili », mis en scène et filmés avec paternalisme par un missionnaire lors d’une série de petits courts métrages qui auront auprès du public une audience exceptionnelle au cours des années précédant l’indépendance du Congo, un jeune dessinateur inspiré par Hergé, Mongo Sissé, va alors prolonger les aventures plus ou moins loufoques de Mata-Mata et Pili-Pili dans une bande dessinée qui deviendra, au fil de ses publications à travers la presse locale, une référence incontournable dans l’histoire naissante de la BD congolaise.
Dès le début des années 60, paraissaient également des publications plus ou moins marginales décrivant avec humour la vie quotidienne des « Bills », ces jeunes des quartiers populaires qui communiquaient entre eux en pratiquant « l’hindubill », sorte d’argot branché mélangeant le lingala et le français, truffés d’américanismes et de clichés hérités des premiers « westerns spaghetti » qui faisaient fureur à l’époque.
C’est ainsi qu’un peu plus tard, en 1965, le jeune journaliste Achille-Flor Ngoie (l’auteur inoubliable de « Kin-la-joie, Kin-la-folie » qui sera par la suite le premier Africain publié dans la célèbre Série Noire de Gallimard) crée « Gento Oyé », une petite publication illustrée par le champion de boxe César Sinda. Celui-ci aura l’idée géniale de présenter à Achille Ngoie le très jeune Denis Boyau, un mordu de la BD, qui va faire là ses premières armes en tant que dessinateur et intégrera la célèbre revue « Jeunes pour Jeunes » que lancera dans la foulée, en 1968, Achille Noie associé à un autre fan de la BD : Freddy Mulongo, alors jeune conseiller à la Présidence.
Cette revue devenue mythique aura un succès populaire énorme jusqu’au milieu des années 70, lorsque les autorités l’obligeront à changer de nom (« Kaké », c’est-à-dire l’Eclair) avant qu’elle ne s’étiole peu à peu, victime de la conjoncture économique, des problèmes de distribution et de la censure.
Ainsi, durant ses premières années d’existence, « Jeunes pour Jeunes », alias « Kaké », aura servi de tremplin et d’exemple à suivre à une kyrielle de jeunes talents en donnant au lingala des rues ses lettres de noblesse pour se moquer avec humour des aléas de la vie quotidienne kinoise à travers les aventures loufoques de Apolosa, Kikwata, Coco, Didi, Wabuza, Molok, Durango, Sinatra, le Brigadier Mongala, Errol, autant de héros populaires créés par les deux principales chevilles ouvrières de la revue : les dessinateurs Denis Boyau et son comparse Sima Lukombo.
Par la brèche que créa « Jeunes pour Jeunes », un grand nombre de publications populaires plus ou moins éphémères ont pu voir le jour malgré le marasme économique qui sévissait au cours de cette période troublée. Ainsi, dans les années 80, Asimba Bathy, un autre grand de la BD congolaise, parviendra à lancer « Yaya » et « Rasta Magazine ». A Lubumbashi paraîtra « Alama ». Les histoires savoureuses de Mfumu’Eto dessinant « Nguma ameli muasi
», l’homme qui se change en serpent pour mieux dévorer ses victimes et recracher de l’argent (métaphore du pillage dont souffre le pays), seront publiées par l’Union Chrétienne. Parmi la floraison d’artistes qui se lanceront dans cette profession hasardeuse, on retiendra encore, entre autres, Djemba Djeis, Tchibemba, Singa Mwenze Kibwanga, Luba Ntolila, Hissa Nsoli
Sans oublier, dans la revue « Bilenge », les dessins de Samba qui n’était pas encore devenu le célèbre peintre Chéri Samba, dont les toiles sont à présent exposées et vendues dans le monde entier.
Un hommage particulier doit également être rendu à Barly Barutti, une des pierres angulaires de la BD congolaise, ainsi qu’à ses comparses Thembo Kash et Pat Masioni qui, parvenus tous les trois à toucher un nouveau public en France, en Belgique et en Italie, sont devenus des chefs de file pour toute une nouvelle génération d’auteurs dont les planches ont été remarquées lors d’expositions internationales avant d’être publiées en Europe dans plusieurs albums collectifs où chacun d’entre eux a pu faire la preuve de la vitalité exceptionnelle du 9ème art en République Démocratique du Congo.
Le nombre considérable de dessinateurs de talent, rien que sur la place de Kinshasa pour ne pas parler d’autres villes comme Bukavu, Lubumbashi ou Kisangani, est un phénomène unique dans toute l’Afrique francophone, anglophone ou lusophone.
La volonté pugnace que chaque artiste manifeste pour se faire reconnaître à sa juste valeur dans son propre pays se heurte encore à une absence globale d’intérêt porteur de la part de la plupart des institutions locales et des diverses instances gouvernementales, alors que l’impact de la BD sur un public populaire est sans commune mesure avec les méthodes de communication habituellement employées pour transmettre des messages à la population.
Et puis, malheureusement, il n’existe pas encore un vrai suivi éditorial de la part des petites maisons d’éditions locales susceptibles de révéler les multiples talents de tous ces dessinateurs. Bien qu’isolés ou exclus des circuits économiques qui seraient certainement à même de faire appel à leurs capacités graphiques, les bédéistes kinois continuent d’exercer une profession insuffisamment rémunératrice pour leur permettre de gagner décemment leur vie.
Cet isolement relatif leur offre peu l’occasion d’entrer en contact avec leurs homologues européens, les scénaristes et les maisons d’édition qui ont pignon sur rue en Occident et qui, à de très rares exceptions, négligent de ce fait ce que la BD africaine pourrait apporter de nouveau à leurs lecteurs gavés d’images plus ou moins conventionnelles, submergés par une production pléthorique dont l’originalité n’est pas toujours la qualité première. (Il n’est qu’à voir avec quelle surprise, « Missy », le magnifique album du Congolais exilé en Belgique, Hallain Paluku, a été, dès sa sortie en 2007, accueilli par la presse spécialisée qui n’en finit pas de s’extasier sur la modernité et la sensibilité graphique de l’artiste).
Bien sûr, certains dessinateurs congolais (Barly Barutti, Pat Masioni, Tchibemba, Mongo Cissé, Pat Mombili, Hallain Paluku, Al’ Mata, Fifi Mukuna, Thembo Kash
) ont tout de même réussi à publier des albums en Europe (dont le prix de vente à l’exportation est d’ailleurs pratiquement inaccessible pour un jeune kinois). Mais ils n’ont pu y parvenir qu’en s’expatriant ou en nouant des relations privilégiées avec des maisons d’édition, soit en Belgique, soit en France, voire en Italie ou en Grèce, souvent par l’intermédiaire de scénaristes professionnels qui ont décidé de s’associer pour un temps avec eux. Il n’en est pas moins vrai que ces artistes ne représentent qu’une infime partie de tous leurs talentueux confrères restés au pays.
Les quelques rares travaux de commandes locales auxquels certains bédéistes congolais ont répondu jusqu’à présent ne furent pas réellement suivis « d’effets multiplicateurs », selon les termes employés par les organismes demandeurs qui n’avaient pas suffisamment préparé l’indispensable travail de communication en amont et en aval, se contentant de financer et de distribuer des ouvrages mal imprimés sur du mauvais papier ou réalisés trop rapidement dans des conditions très éloignées des normes professionnelles exigées par ce type de médiatisation.
Si la bande dessinée kinoise est un art éminemment populaire, au même titre que la musique congolaise dont la renommée est désormais universelle, elle n’a cependant pas encore réussi à emprunter les canaux par lesquels elle mériterait d’élargir son public, tant en Afrique qu’en Europe. Elle doit donc, peut-être par le biais des artistes qui sont parvenus à force de travail et de volonté à acquérir une audience méritée à l’étranger, chercher les relais éditoriaux et médiatiques nécessaires pour justifier les espoirs qu’elle suscite auprès de tous ceux qui souhaitent faire carrière dans ce métier encore relativement neuf en Afrique. À cet égard, il faut signaler la création d’une nouvelle association, « BD-Kin-Label », sous la présidence d’Asimba Bathy, qui regroupe un pool de dessinateurs ayant participé à l’album collectif « Là-bas
Na poto
» soutenu par l’Union Européenne, à l’initiative de la Croix-Rouge de Belgique associée à la Croix-Rouge de la RDC.
Ce projet, auquel se sont également ajoutés d’autres bédéistes kinois, a pour but de concevoir, réaliser, publier et distribuer des histoires en bandes dessinées décrivant, de façon réaliste ou humoristique selon le style narratif et graphique choisi par chaque auteur, une chronique à multiple voix de la vie quotidienne des populations habitant les différents quartiers de Kinshasa. Selon les sujets et les diverses thématiques abordées, les histoires, traitées en 5 ou 6 planches au maximum, concerneront la jeunesse, mais aussi les préoccupations des adultes, hommes et femmes, parents, tant du point de vue économique et social que culturel. Cette vitrine de l’expression populaire kinoise est envisagée sous la forme d’une revue trimestrielle de 32 pages en noir et blanc avec couverture en couleur.
L’association « BD-Kin-Label » a déjà obtenu (mais recherche encore) des soutiens financiers auprès des institutions internationales afin de pérenniser ce projet éditorial au cours des trois prochaines années en se donnant tous les moyens nécessaires à la mise en place d’une véritable publication professionnelle destinée à un large public trop longtemps privé d’histoires en images à travers lesquelles chacun serait susceptible de se reconnaître dans l’une ou l’autre des situations mises en scène
Au plan des techniques professionnelles de scénarisation ou des options de visualisation, ces jeunes (et moins jeunes) auteurs d’avenir ne demandent en effet qu’à progresser dans la finalisation de leurs scénarios ainsi que dans le découpage et la composition des cadrages de leurs planches. Tout en tenant compte d’une originalité spécifiquement congolaise, cette approche interactive au sein du groupe constitué en comité de rédaction, devrait à moyen terme permettre de proposer aux éditeurs des BD accessibles à un plus grand nombre de lecteurs, d’un continent à l’autre, dans la mesure où les histoires proposées auront été mises en images selon des codes correspondant, comme dans l’expression filmique, à des normes internationales.
Texte rédigé par Alain Brezault et Jean-Pierre Jacquemin, reproduit avec leur aimable autorisation, dans le cadre de l’exposition « Talatala » sur la BD congolaise à Bruxelles.///Article N° : 6907