Cela commence par un générique à la James Bond des années 60. L’énigmatique tueur à gage incarné par le réalisateur lui-même fait davantage penser à Goldfinger qu’à un quelconque personnage de film marocain. Le film oscille entre une multitude de références cinéphiliques puisées dans le cinéma mondial et une imagerie moderniste. Mais à l’inverse du clip ou de la publicité, celle-ci ne dévoile jamais d’intention mercantile. Elle s’inscrit dans une volonté référentielle dont les codes sont reconnaissables par ceux qui aujourd’hui peuplent les villes du Maroc ou d’ailleurs. En cela, WWW – What a Wonderful World est un manifeste actuel qui dérangera utilement tous ceux qui formulent une attente précise face aux films du Sud. Utilement car c’est bien une rupture qu’il propose avec une pensée identitaire du cinéma qui enferme les cinémas d’Afrique dans ce dont on a besoin qu’ils soient.
Cette rupture est nécessaire pour pouvoir penser le monde et le titre du film n’en est que plus programmatique : à l’heure de l’internet et de la consommation à outrance, le paradis artificiel qui nous est proposé répond-il à nos attentes humaines ? Autrement dit, comment se dire son amour au pays des portables et des ordinateurs ? Ce tueur à gages est amoureux et dévoile des trésors de poésie pour le manifester malgré son personnage distancié. Sorte de Buster Keaton des grands immeubles, clown triste qui n’hésitera pas à plonger dans le burlesque en se déguisant en femme pour échapper à la police, Faouzi Bensaïdi alias Kamel le tueur se déjante en tous sens pour signifier son amour fou à Kenza (magnifique Nzeha Rahil, également sa femme dans la vraie vie), elle qui n’est d’abord que la fascination d’une voix dans le portable, et qui se révèle être flic au rond-point du centre-ville. Elle mène la chorégraphie des voitures autant que la carte du tendre et Kamel n’aura pas la tâche facile, sans compter que le hacker Hicham sème le désordre dans ses engagements de tueur.
Comme dans le rap, le sexe et la mort s’entremêlent en lumières froides. La nuit s’éclaire d’enseignes lumineuses détournées, au diapason de ce pays qui s’approprie le monde avec ses propres moyens. Bensaïdi détourne le cinéma, recycle Almodovar, Jarmush (les travellings de Down by Law), Murnau (Nosferatu), Tati (Playtime), Fellini (Amarcord) ou Arthur Penn (Bonnie and Clyde), et bien sûr Orson Welles, son modèle, mais aussi le music’hall et la comédie musicale, le dessin animé, le polar, le cinéma indien, le cinéma muet, le burlesque et j’en oublie sûrement. Bref, il s’amuse. Les écrans d’ordinateur et de portables s’interchangent avec l’écran de cinéma et la présentation de Hicham invitera à visiter son site ! Pure fantaisie ? Pas si sûr ! S’il provoque les perspectives et intègre les nouveaux espaces de représentation, c’est pour développer un nouveau bréviaire esthétique où le bizarre et l’étrangeté surplombent les rassurantes normes anciennes. Car c’est bien de détournement qu’il s’agit : il est urgent de repenser la modernité africaine si l’on veut échapper au pur mimétisme, mais sans s’isoler du monde, en s’appropriant ses références pour servir l’essentielle représentation du tragique, la réalité devant être sans arrêt rappelée. L’émerveillement devant le bateau d’Amarcord n’est plus de mise lorsque ce sont des brûleurs qu’il manque de renverser ! Car Hicham rêvait de faire le pas, de quitter le handicap du Sud pour tenter sa chance là où naissent les chimères.
C’est cet ancrage qui évite de faire bricolage : le film se fait métaphore de la réalité moderne, c’est ainsi que son imagerie trouve son sens, à la croisée de l’inconscient et du désir tout autant que du regard sans illusion sur le monde urbain. Comme pouvait l’être The World du Chinois Jia Zhang Ke, le Casablanca de Bensaïdi est un parc miniature de notre monde en devenir, où se jouent sous l’il des caméras de surveillance des complots inédits. Les tours du Twin Center de Casa sont attaquées par des avions en papier : l’humour et la parodie ne sont pas loin, car il ne s’agit pas de se prendre au sérieux mais d’explorer les ambivalences de notre siècle débutant.
C’est sur écran large que Bensaïdi cuisine les répétitions, les signes et les effets, chorégraphiant à plaisir les flux de la ville comme ceux du coeur. Ce feu d’artifice formaliste ne manque pas de beauté, mais il est plus encore : par sa science du détournement et la provocation de ses choix esthétiques, il s’affirme comme une magnifique proposition de cinéma du Sud dans le grand débat de la mondialisation.
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