Notre première « fenêtre lusophone » porte sur les concepts de lusotropicalisme et de lusophonie. Fondement de la supposée « spécificité » du colonialisme portugais, la théorie du lusotropicalisme, et son utilisation par le régime colonial portugais, permet de comprendre comment le Portugal a vécu son rapport à la colonisation. Cette théorie a des répercussions jusqu’aujourd’hui, aussi bien dans l’incapacité du Portugal à penser le racisme et à réfléchir l’interculturalité de sa société actuelle (fenêtre n°2) que dans le silence qui entoure la mémoire coloniale (fenêtre n°5).
Parce que les relations développées dans le cadre de la lusophonie (comme concept et comme politique) sont héritières du lusotropicalisme, nous avons choisi de traiter ces deux thèmes ensemble.
« Une chose est comment la société se décrit, une autre est comment elle fonctionne » Francisco Bethencourt
Travail forcé, Statut de l’Indigène, obligation de montrer son « pass » pour entrer dans la ville blanche, discriminations et violences en tous genres Comment la doctrine du lusotropicalisme, qui postule une tolérance et une adaptabilité du peuple portugais aux « tropiques » et une colonisation portugaise plus douce et métissée que les autres, a-t-elle pu s’implanter et résister – jusqu’aujourd’hui – aux confrontations avec la réalité coloniale portugaise ?
Le lusotropicalisme, concept inventé par le sociologue brésilien Gilberto Freyre (lire ici notre article à ce sujet), décrit l’extraordinaire capacité des Portugais à se mélanger, racialement et culturellement, aux peuples des tropiques (d’abord au Brésil, puis en Afrique et en Asie). Leur ouverture d’esprit ferait du colonialisme portugais non pas une exploitation des terres et des peuples, comme ce fut le cas chez les autres conquérants européens, mais une coexistence pacifique et harmonieuse entre différentes cultures mises sur un pied d’égalité.
Le principal postulat sur lequel s’appuie cette théorie est celui du métissage : les Portugais, arrivant sur une nouvelle terre, se mélangeraient naturellement avec les peuples locaux. Selon les mots du sociologue français Roger Bastide « Les opérations coloniales portugaises n’ont pas opéré par la croix, ni par l’épée, mais avant tout par le sexe« . Cette capacité au métissage leur viendrait de leur propre histoire métissée, le Portugal s’étant construit à la croisée des peuples européens, arabes, juifs et noirs (du XVe au XVIIIe siècle, Lisbonne aurait compté jusqu’à 10 % de Noirs, esclaves qui se sont peu à peu mélangés aux populations locales (1).
Or, une étude statistique faite dans les colonies portugaises en 1959 montre qu’elles ne comptaient à cette époque qu’1 % de métis ! Seul le Cap Vert déroge à la règle, avec une proportion qui atteint les 70 %. Comment donc expliquer à la fois l’origine et la persistance du mythe du métissage, largement contredit par la réalité ?
Il faut d’abord replacer le lusotropicalisme dans son contexte : la théorie est développée par un sociologue brésilien, autour de l’exemple bien particulier du Brésil. De l’exception historique que constitue ce pays, est extrapolée une tendance naturelle de l' »âme » portugaise à se mélanger aux autres peuples.
Les Portugais arrivent au Brésil au début du XVIe siècle. Petit pays à faible démographie, occupé à s’implanter au même moment en terres africaines et asiatiques, il ne peut consacrer beaucoup d’hommes à chacun des territoires qu’il occupe. À partir du milieu du XVIe siècles, la population indienne et portugaise étant trop peu nombreuse pour développer l’exploitation des ressources brésiliennes, le Portugal commence à « importer » des esclaves africains au Brésil.
Durant les trois siècles que dure la traite négrière au Brésil, le pays reçoit environ 5,5 millions d’Africains (2), et en fait le pays latino-américain le plus « noir ». Par ailleurs, les conditions de vie dans les plantations de canne à sucre sous un climat tropical sont difficiles. Le Portugal se refuse à envoyer ses femmes sur ces terres hostiles, contrairement par exemple à l’Angleterre dont les femmes partent relativement nombreuses dans les colonies nord-américaines, permettant ainsi la reproduction d’une élite blanche autosuffisante.
En résultent deux grands faits sociologiques : d’abord, les hommes portugais, privés de femmes, se « reportent » sur les femmes disponibles sur place, à savoir, le plus souvent, les esclaves noires. Comme l’explique l’historien portugais Francisco Bethencourt, auteur de Racism : from the crusades to the 20th century (3), paru en 2014, le métissage qui en découle n’est pas tant le fait d’une ouverture à l’autre que d’un besoin d’accouplement réalisé le plus souvent dans la violence. Ensuite, puisque les Portugais sont très peu nombreux et doivent « gérer » une population noire massive, ils se trouvent dans l’obligation de s’appuyer sur la population qui naît de ce métissage et donc de lui donner un certain pouvoir. Les métis deviennent donc une entité sociale à part entière, supérieure aux Noirs dans la hiérarchie sociale de l’époque.
À ce niveau-là, ce qui se passe sur les territoires africains est très différent : si un métissage se fait, il est très vite réabsorbé par les sociétés locales. Les Blancs y sont peu nombreux (au XVIIe, 66 % des Blancs mourraient chaque année de maladie en Afrique de l’Ouest (4)) et les métis se mélangent dans la plupart des cas non pas aux Blancs ni aux autres métis, mais aux populations noires locales. On assiste donc à un « re-noircissement » des métis, qui explique leur faible proportion au moment de l’étude statistique de 1959.
La deuxième grande différence entre l’histoire portugaise au Brésil et en Afrique tient dans les dates où cette histoire se déroule : les Portugais quittent le Brésil en 1824 et l’Afrique en 1975. Or, la colonisation portugaise telle qu’elle a lieu sous l’empire portugais, du début du XVIe siècle au milieu du XIXe, est très différente de la colonisation portugaise » moderne » durant son dernier siècle : ce qui n’était en Afrique que des » possessions portugaises « , éparses et parfois relativement indépendantes de Lisbonne, devient à partir de la fin du XIXe siècle, de véritables colonies administrées par l’État central basé à Lisbonne.
À cette époque, les élites créoles sont écartées au profit d’une administration coloniale très structurée. Le lusotropicalisme, encensé par l’État portugais à partir des années 1950, est une théorie qui arrive en fait trop tard, plaquée sur une réalité qui a énormément changé.
Comme le note Cláudia Castelo dans son article « Le lusotropicalisme dans le colonialisme portugais tardif » (à lire ici), « L’uvre de Giberto Freyre est imprégnée de sa conception singulière du temps, où se confondent le passé, le présent et le futur« . Le sociologue tire en effet de l’exemple bien particulier du Brésil un modèle portugais d' »être au monde » : » La « tradition portugaise » tant vantée [par le régime portugais], n’a rien d’inhérent au peuple portugais, comme on a voulu le faire croire, mais est issue d’un modèle géographiquement et historiquement situé, tenant de la situation politique et sociale des élites locales, qui jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle ont servi de support au pouvoir colonial en certains points précis de l’Afrique, avant l’implantation de l’État colonial moderne et la mise en place de flux migratoires importants de la métropole en direction de l’empire « , explique ailleurs Cláudia Castelo. La « tradition » portugaise ne serait donc qu’un « aspect de l’histoire de l’humanité, avant l’expansion capitaliste européenne« , selon les mots de l’anthropologue Jorge Dias.
L’adhésion massive de la société portugaise, y compris de ses intellectuels de l’époque, à la pensée lusotropicaliste, s’explique en partie par le système efficace de propagande mis en place par le régime de Salazar à partir des années 1950 (5). Mais cela ne suffit pas à expliquer la prégnance de cette vision jusque dans la société portugaise d’aujourd’hui.
Une fois le colonialisme et le fascisme terminés, le Portugal aurait pu tourner le dos à une pensée inscrite dans une page historique entièrement tournée. Contrairement par exemple au cas français, où le régime actuel (la Ve République) est le même que celui qui a perpétré les tortures d’Algérie ou les massacres du Cameroun, rendant la critique du passé plus délicat, le régime colonial portugais est clairement assimilé à celui du fascisme, dont la Révolution des illets est venue à bout en 1974. La démocratie naissante aurait donc aisément pu se distancier des actions comme des pensées passées, dont le lusotropicalisme fait partie.
Si elle ne l’a pas fait, c’est probablement pour deux raisons : la première, c’est qu’elle avait un pays entier à reconstruire, et qu’il était plus facile pour ce faire d’adopter la vision glorieuse que le peuple avait de lui-même, plutôt que de saper la cohésion nationale en questionnant le passé et en remettant en cause les mythes fondateurs.
La seconde, c’est que le lusotropicalisme s’inscrit, justement, dans la lignée des mythes fondateurs du Portugal. Ce n’est pas tant la vision allogène d’un étranger (brésilien) adoptée par un régime colonial aux abois cherchant des justifications intellectuelles et humanistes à ses agissements, qu’une vision qui correspond à l’image que les Portugais avaient déjà (et ont toujours) d’eux-mêmes : un peuple de navigateurs naturellement porté à l’exploration du monde, dont le destin dépasse celui de la terre trop petite qui l’a vu naître.
Comme l’écrivait le poète Miguel Torga au début du XXe siècle : « Depuis le départ, nous sommes des émigrés. Le Portugais préhistorique était déjà un aventurier navigateur, missionnaire, semeur de culture. (
) Nous sommes nés pour naviguer, que ce soit dans l’immédiat, dans le souvenir ou dans l’imagination « . Des Lusiades de Luís de Camões au XVIe siècle, long poème amenant le lecteur dans un voyage rappelant celui des Portugais autour du monde, devenu l’un des symboles de la culture portugaise (les instituts culturels portugais dans le monde se nomment « Instituts Camões ») à la distribution encore en 2013 de 44 000 cartes nommées « Portugal é Mar » (« Le Portugal c’est la Mer ») dans les écoles du pays, en passant par l’exposition universelle de Lisbonne en 1998, dont le thème était « Les Océans, un Patrimoine pour le futur« , tout abonde dans le sentiment de Miguel Torga. Cette place très ancienne de la mer, des voyages et des « grandes découvertes » dans l’imaginaire portugais, s’est trouvée contrariée par la fin de l’empire colonial : « Nomades du monde, nous devrons à présent devenir des sédentaires confinés dans une Europe où nous avons toujours eu du mal à tenir et où jamais nous n’avons su nous réaliser« , écrit Miguel Torga en 1974.
Le Portugal d’après 1974 se vit comme amputé par la perte d’un empire colonial vieux de 500 ans, partie intégrante d’un pays « uni du Minho au Timor » (6). De cette affliction se nourrit l’idéalisation d’un passé dont on ne retient que les bons côtés. Le retour en masse des 500 mille Portugais des colonies (appelés « retornados« ), qui ont – un peu comme les pieds noirs français – les plus grandes difficultés à s’adapter à un pays qui n’est qu’à moitié le leur, contribue à développer la « saudade » nationale pour une période qui, dans la vie de ces retornados, fût bien un âge d’or. Faudra-t-il que cette génération s’éteigne pour que le Portugal accepte de relire son histoire sans nostalgie ni passion, et de ramener le lusotropicalisme au rang de mythe dépassé ?
(1) « Lisbonne a compté jusqu’à dix pour cent de Noirs au sein de sa population, et cette proportion s’est vérifiée à plusieurs reprises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les premiers esclaves noirs arrivèrent au Portugal cinquante ans avant que Colomb ne révèle des terres inconnues« , Lisbonne, dans la ville noire, de Jean-Yves Loude, 2003.
(2) Luiz Felipe de Alencastro, » La fusion brésilienne « , dans l’Histoire no 322, juillet-août 2007, p.45
(3) Racism: from the crusades to the 20th century, de Francisco Bethencourt, Priceton University. Paru en anglais, non traduit à ce jour.
(4) Francisco Bethencourt, dans un entretien avec le magazine portugais Ipsilon, au sujet de son livre Racism: from the crusades to the 20th century
(5) Cláudia Castelo, » Le lusotropicalisme dans le colonialisme portugais tardif » : //africultures.com/php/index.php?nav=article&no=12722
(6) « Uno do Minho a Timor » : le Minho est une province du Nord du Portugal, le Timor fait référence au Timor Oriental, ancienne colonie portugaise. C’est à partir des années 1950 que le régime de Salazar développe cette rhétorique pour argumenter que les territoires ultramarins du Portugal étaient, non pas des colonies, mais partie intégrante d’un seul et même pays.///Article N° : 12727