Cette présentation de dix uvres dramatiques met en lumière des textes et des spectacles qui ont tous été écrits ou présentés dans le cadre du Festival des Francophonies à Limoges, une palette qui témoigne d’une production dramaturgique africaine non seulement en plein essor, mais aussi remarquablement diverse.
Si Alain Ricard se trouvait, en 1974, obligé de reprocher aux dramaturgies d’Afrique de l’Ouest leur manque d’originalité et de critiquer ce qu’il voyait comme le poids d’un fond qui « plombait » la forme et desservait toute recherche dramaturgique originale, nous voyons aujourd’hui surgir des réponses foisonnantes à cette critique, et dans une langue française insolite et bondissante. Ces nouvelles dramaturgies répondent à son appel : « Au théâtre d’emprunter les media qui lui rendent sa grandeur de langage total. » Seulement, ce n’est pas uniquement « vers les formes indigènes » qu’elles se tournent (1) : Dramaturgies africaines d’aujourd’hui met en relief une multiplicité de formes et d’écritures qui cassent souvent les horizons d’attente et qui puisent dans les traditions africaines, mais aussi dans les cultures outre-Afrique qui, elles aussi, font aujourd’hui partie de la tradition.
De ces dix pièces, certaines remontent, certes, aux sources de l’oralité et trouvent des sujets et des formes dans le « genre narratif spécifique qui est le conte africain » (p.30). Dans ce genre se trouvent A vous la nuit de Habib Dembélé, une dramatisation du conte de veillée cadencée et rythmée grâce aux formules-refrains du conte, et L’enfant Mbéné de Werewere Liking où « l’enjeu du conte c’est l’avenir même de la tradition des contes et de leur mission éducatrice, c’est la pérennité des conteurs et la transmission de leur parole » (p.34).
Pourtant, la pièce de Werewere Liking, qui avance par une alternance entre narration et représentation, montre que « la frontière entre ces espaces théâtraux est loin d’être imperméable » (p.31) et c’est ce qu’on voit aussi dans des pièces qui sembleraient être des fables modernes, ancrées dans le monde des désillusions d’aujourd’hui mais qui sont aussi au bord du conte et du légendaire. Tout bas… si bas de Koulsy Lamko met en scène la naissance mythique d’un bébé représentant de l’espoir du Continent, bébé né de l’invention d’une fillette de treize ans. Cette pièce vante ironiquement une parole qui va « du médiatique au messianique » (p.80). Egalement au bord du trépas entre réalité et irréalité, également ironique, Caya Makhélé réinvente le mythe d’Orphée et de la descente aux enfers dans La Fable du cloître des cimetières, pièce où c’est l’illusion qui donne le sens à la vie quand Makiadi va à la recherche de sa bien-aimée Motéma, femme morte qui l’appelle à son secours seulement pour s’apercevoir à la fin qu’elle n’existait pas et que ce n’est que lui-même qu’il trouve.
La forme du mythe classique se trouve de façon plus structurée dans les deux pièces de Koffi Kwahulé. C’est le mythe épique de la colonisation et la postcolonie dans Fama, histoire des « rendez-vous manqués » entre l’Afrique et l’histoire, inspiré de deux romans d’Ahmadou Kourouma. Mais c’est aussi le mythe moderne de la ville dans Bintou qui met en scène une fille de l’immigration, tête d’un gang, qui sait qu’elle « ne verra jamais éclore ses dix-huit ans » (p.20).
Ces pièces ne se contentent pas de reprendre tout simplement la forme du mythe classique, bien qu’elles y fassent référence. Bintou, surtout, incorpore des procédés qui semblent appartenir plus au cinéma qu’au théâtre et Chalaye note une tendance semblable dans Un appel de nuit de Moussa Konaté, où un dialogue téléphonique entre Alima et Doulaye, frère et soeur, est interrompu par la reconstitution subjective des souvenirs, « trouées dans l’énonciation [qui]procèdent comme des flash-back qui nous transportent trente ans en arrière » (p.94).
Les mots échangés dans la nuit de cette pièce, une parole qui va aider les deux personnages à se reconstruire se retrouve paradoxalement chez certaines pièces désenchantées. Cette parole semble aller nulle part ou se montre égarée, mais finit par s’envoler quand-même. La Malaventure de Kossi Efoui présente le retour d’un poète voyageur qui « égaré ici, étranger là bas » est un éternel exilé. La dramaturgie de la pièce repose sur une mise en abyme aussi nécessaire que le voyage d’exil, une écriture qui a comme but de briser les clichés.
Les Indépendan-tristes de Williams Sassine nous offre « six personnages en transit, six voyageurs en partance pour nulle part qui attendent un train fantôme dans une salle des pas perdus où règnent morosité et désillusion » (p.57). Néanmoins, dit Chalaye, dans ce huis-clos « le langage devient la seule échappatoire » (p.59). Elle le devient également dans Les Travaux d’Ariane, monologue de Caya Makhélé qui présente une jeune femme qui vient de tuer son mari. Comme dans tous ces textes c’est la langue qui délivre : « ce jaillissement devient celui même du texte, celui de cette parole libératoire et dionysiaque par excellence ».
Chalaye propose un modèle commun à travers lequel elle aborde toutes les pièces. Cela permet de discerner facilement des convergences entre les uvres aussi bien que leurs divergences. Chaque analyse nous présente six parties qui permettent de voir l’oeuvre de plusieurs perspectives. On va de « A la découverte du paysage » à la « Promenade dramaturgique » avant d’aborder les « Pistes de lecture ». Après avoir établi les bases, on continue avec « Quelques chemins de traverse » et « D’autres contrées à découvrir » en finissant, bien sûr, avec une ouverture « Pour aller plus loin ».
En parlant en des termes théâtraux, ce qui montre bien son attention à la spécificité dramaturgique de ces uvres, Chalaye donne une base rigoureuse à l’analyse et affirme la théâtralité de la dramaturgie tout en laissant une place à l’expérience individuelle du texte. Ces dix parcours critiques ne trahissent pas l’ouverture et la diversité des formes: Chalaye ne propose pas des lectures toute faites ni des analyses trop bouclées mais plutôt des remarques aiguës et des pistes perspicaces. Ce sont bien « dix petits cailloux refléchissants » que Chalaye nous offre sur un théâtre que ne devrait pas manquer « d’égrainer d’autres cailloux qui ouvrent de nouvelles routes et appellent à d’autres voyages ».
1. Alain Ricard, Francophonie et théâtre en Afrique de l’ouest, situation et perspectives, Etudes littéraires VII, 3, 1974.
Dramaturgies africaines d’aujourd’hui en 10 parcours
par Sylvie Chalaye
Editions Lansman, 103 p., 12,20 ///Article N° : 2405