Le grand absent cette année des sélections cannoises était l’Afrique noire, confirmant la crise déjà constatée au Fespaco. Mais l’Afrique du Nord était là, en masse, fière de ses révolutions. Outre une sélection alliant tous les aspects de la nouveauté cinématographique mondiale, Cannes a plus que jamais su être en phase avec ce qui agite notre planète.
Un contraste s’imposait dans le monde du cinéma entre la joie partagée des Tunisiens et Egyptiens et la dure réalité iranienne en écho aux autres pays arabes où la démocratisation bloque sur la répression exercée par les pouvoirs en place. Comme il l’avait fait en 2010 en invitant Jafar Panahi comme membre du jury officiel, sachant parfaitement qu’il ne pourrait venir et lui ménageant quand même une chaise vide, le festival a mis l’accent sur la répression que subissent les artistes et intellectuels en Iran. De Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb, le festival a diffusé hors compétition Ceci n’est pas un film. Condamné en décembre 2010 à six ans de prison et à 20 ans d’interdiction d’exercer son métier, le réalisateur est cloîtré chez lui en attendant son procès en appel. Pathétique mais ne manquant jamais d’humour et de recul, il joue le scénario de son projet de film déjà censuré sur le tapis en délimitant l’espace avec du ruban adhésif : une jeune femme voudrait faire des études d’art, mais pour l’en empêcher, ses parents l’enferment dans une petite pièce. Le cinéma plus fort que la peur : il finit par reprendre la caméra pour interviewer un étudiant qui collecte les ordures à chaque étage, mais qui lui signifiera bien qu’il devrait finalement ne pas sortir dans des rues chamboulées par la fête du feu que les Iraniens célèbrent illégalement avec force pétards et feux d’artifice, images d’une révolution à venir. (1)
De Jafar Panahi, la Quinzaine des réalisateurs a montré le magnifique Hors Jeu (2006) et lui a attribué le Carosse d’or, prix de la SFR (Société des réalisateurs de films) qui récompense un cinéaste pour l’ensemble de son oeuvre. Elle diffusait en outre avant chaque projection un court métrage appelant à la solidarité avec les cinéastes censurés. Comme les films de Panahi, Noces éphémères de Reza Serkanian présenté par l’ACID rendait compte d’une société où les aspirations individuelles sont étouffées mais où la négociation humaine est possible, offrant la vision d’une société vivante et ouvrant une lueur d’espoir. A l’inverse, Au revoir (Bé omid é didar) de Mohammad Rasoulof, qui a obtenu le prix Un certain regard, très sombre et désespéré, met en scène une avocate interdite d’exercer et dont le mari journaliste est entré dans la clandestinité.
L’enfermement, la peur et l’aspiration de liberté, c’est finalement, sans qu’ils se soient concertés, le thème qui se dégage des dix courts métrages réalisés par des cinéastes égyptiens et rassemblés dans 18 jours (2) dont le titre correspond à la période 25 janvier-11 février des premiers gros heurts à la chute de Moubarak. Tous ces courts sont des fictions parties d’une initiative de Marwan Hamed qui a réuni tout le petit monde du cinéma le 29 janvier sur la place Tahrir. L’idée était de faire des films sans budget à poster sur youtube pour soutenir le mouvement de démocratisation, qui soient davantage que les prises d’images spontanées cherchant à témoigner des faits. Il s’agissait de montrer, sans encore savoir ce qu’il adviendrait, qu’une alternative est possible et que les gens rassemblés sur la place dépassaient les oppositions instrumentalisées par le régime entre hommes et femmes, voilées et non voilées, chrétiens et musulmans, riches et pauvres, etc.
Comme les autres, Yousri Nasrallah a tourné des images durant les événements avec sa petite Sony HD et en a utilisé pour son court métrage Interior / Exterior dont les scène d’intérieur ont été tournées sur une journée, le 10 février. Son film parle de cet élan irrépressible qui pousse à prendre des risques quand on en sent l’enjeu.
Comme aujourd’hui en Syrie, ne nous sont parvenues au départ de Tunisie et d’Egypte que des images prises par des manifestants avec leur téléphone portable. Les comptes Facebook étaient piratés pour la plupart et publier des images était très risqué, surtout en Tunisie où l’internet est plus répandu (18 % des Tunisiens ont un compte Facebook contre 5 % des Egyptiens). Ces images sont des témoignages où le souci majeur est de rendre compte de la révolution par ceux qui la font, sans délégation aux artisans habituels de l’image dans un contexte de désinformation. Elles forment une masse d’archives difficile à trier et ordonner. Le cinéaste Ahmad Abdalla s’est ainsi lancé dans une banque d’images pour les rendre disponibles. Ce sont ces images que les journaux télévisés diffuseront au départ, consacrant l’idée qu’elles parlent d’elles-mêmes à partir du moment où le spectateur les interprète à sa façon. Durant le débat sur le printemps arabe au pavillon des Cinémas du monde, la productrice Marianne Khoury soulignait combien le cinéma égyptien, jusque là régi par les lois du marché, se recompose aujourd’hui : « le public est devenu acteur, et son rapport à l’image a changé, si bien que le genre va évoluer : des grandes comédies nationales, on va passer au documentaire et au docu-fiction ».
Ce n’était pas encore le cas de Le Cri d’une fourmi d’Abdel Aziz Sameh, même si le choix du festival de projeter le film au cinéma de la plage était lié au fait qu’il met en scène, sur les traces d’un rebelle invétéré qui finit par se ranger au service d’un député corrompu, l’histoire récente égyptienne jusqu’à la place Tahrir, final rajouté in-extremis. Confirmant son style lyrique et foisonnant du Mariage (El Farah), présenté au Fespaco 2011, sa caméra mouvante capte à travers le personnage de Gouda les turpitudes et les rêves refoulés d’une Egypte pré-révolutionnaire dominée par la corruption. Même en travaillant dur, Gouda ne peut s’offrir l’eau ou l’électricité. En devenant le bras droit du député, il découvre les ficelles d’un pouvoir qui promet sans jamais réaliser. Abdel Gelil Tarek en a écrit le scénario en 2009 et le film fut tourné fin 2010.
Le rapport insidieux au pouvoir traverse le cinéma égyptien, même à travers le magnifique Le Facteur (Al Bostagui) d’Hussein Kamal (1968), présenté cette année par Cannes Classics, où pour tromper l’ennui, un facteur ouvre le courrier des gens de son village, jusqu’à ce qu’il tombe sur une histoire d’amour dans laquelle il tente d’intervenir. Yousri Nasrallah notait que le débat actuel doit porter sur le rapport des intellectuels au pouvoir dans les pays arabes, celui-ci ayant toujours su récupérer les grands noms en les employant et les finançant. « Le problème est que la culture n’existe pas en dehors du pouvoir, disait-il. Je ne veux pas qu’on me dise maintenant, après m’avoir reproché de donner une mauvaise image de l’Egypte, que je donne une mauvaise image de la révolution ! »
C’est en ce sens qu’il refuse de cautionner la chasse aux sorcières et les règlements de comptes à l’uvre aujourd’hui contre les réalisateurs et les stars qui avaient soutenu le régime en place (certains ayant quand même violemment condamné les jeunes de la place Tahrir), et notamment la pétition qui a circulé contre la venue à Cannes de réalisateurs membres du collectif de 18 jours mais qui auraient participé à la campagne électorale de Moubarak en 2005. (cf. murmure [7333]). L’acteur Amr Waked a quant à lui refusé de monter les marches pour ne pas cautionner le film.
L’enjeu est désormais en Egypte comme en Tunisie de doter le cinéma de structures indépendantes. Comme le disait encore Nasrallah, « une dictature est basée sur l’arbitraire, transformant la population en mendiants : on nous attribue une aide comme une aumône ». De toute façon, la dotation du CNC égyptien ne servait aucunement à financer le cinéma et son exploitation incombait au ministère de l’Investissement sans que cela finance le CNC. Le nouveau ministre de la Culture a chargé Nasrallah et cinq autres cinéastes de former un conseil d’administration pour la restructuration du CNC et un congrès doit bientôt réunir les acteurs de la culture pour définir la politique à suivre.
En Tunisie, Ali Labidi, proche du pouvoir, a été démis, lors des états généraux qui réunissaient 350 professionnels le 25 janvier, de ses fonctions de président de l’Association des cinéastes tunisiens (ACT) et un nouveau bureau directeur comprenant des jeunes comme Amine Chiboub ou Bahri Ben Yahmed a été élu, avec Mounir Baâziz comme président. (3) Par ailleurs, l’Association tunisienne des réalisateurs de films (ARF), à laquelle le ministère de l’Intérieur avait refusé le visa en 2006, a décidé de reposer un dossier. (4) L’enjeu reste la fondation d’un CNC tunisien et de faire face à la fermeture des salles et au piratage généralisé.
Pour représenter la révolution, des diaporamas sans commentaires mais aux musiques très lyriques ont fait florès sur youtube, dont se démarque celui de Chris Marker. En multipliant sur plus de six minutes les visions, il manifeste que la révolution est faite par un peuple plutôt que par ces héros que le cinéma révolutionnaire prend si volontiers comme icônes. (5)
Tempo risoluto de Chris Marker
Il y a pléthore d’images car il faut réaffirmer sans cesse que c’est possible, et qu’il est possible de maîtriser sa peur. Si l’Egypte était pays invité du festival, la Tunisie n’était pas en reste avec un accès privilégié des courts métrages au marché du film et au Short Film Corner, et la projection hors compétition de Plus jamais peur (La khaoufa baada al’yaoum) de Mourad Ben Cheikh qui a introduit le film en citant les dernières paroles d’un jeune atteint par balle : « Je ne vais pas mourir, et si je meurs, je ne vais pas partir avant qu’il ne parte ». Réalisé avant, pendant et après la révolution, le film ne se fait pas chronique mais bien réflexion documentaire, c’est-à-dire qu’il resitue les événements dans le temps. Cette révolution n’est pas sortie de nulle part. S’il y avait répression, c’est bien qu’il y avait contestation sous Ben Ali : en consacrant une bonne partie de son film aux souvenirs de l’avocate Radhia Nasraoui, qui est allée jusqu’à des grèves de la faim contre la torture, et de son mari Hamma Hammami souvent emprisonné, en les filmant dans l’intimité de leur domicile, Mourad Ben Cheikh ancre la lutte risquée des défenseurs des droits de l’homme dans un combat quotidien sur la durée. Du côté de l’engagement des jeunes, il suit les pas de Lina Ben Mhenni, qui a pris de gros risques en couvrant dès le début sur son blog le mouvement de révolte parti de Sidi Bouzid. Et pour montrer les dangers. Et pour compléter les images de mobilisation populaire, il s’intéresse au journaliste indépendant Karem Cherif, qui a dû participer à la défense de son quartier après la chute de Ben Ali. Tous ont dû dépasser la peur et c’est à ce courage collectif que la Tunisie doit son avancée. Mais un autre personnage hante le film, un patient d’un hôpital psychiatrique que le système Ben Ali a rendu malade : il recompose en découpant les journaux les images de cette révolution qui, comme tout un peuple, pourrait le guérir si la peur de la liberté pouvait faire place à la peur de perdre la liberté.
Le film est dédié « à tous ceux qui ont tant lutté et n’ont pu voir ce jour ». Il y a Chahine, bien sûr, dont le dernier film, Le Chaos, mettait en scène la révolte des habitants d’un quartier contre les coups bas d’un policier corrompu, et anticipait la révolution à venir. Il y avait aussi Tahar Cheriaa, auquel Mohamed Challouf consacre un documentaire, Tahar Cheriaa, à l’ombre du baobab, présenté dans le cadre d’un hommage rendu par l’OIF. Il s’agit d’un work in progress mais il est intéressant de voir à quel point, depuis la projection du Fespaco, le film se structure et se renforce. La révolution va lui permettre de s’enrichir des archives tunisiennes. Suivre le processus de création est un rare privilège qui devrait plus souvent être offert au public, et notamment aux jeunes, tant il y a là une éducation à l’image. Challouf a cependant promis que la prochaine projection serait la bonne !
Lors de l’hommage au pavillon des cinémas du monde, Charles Mensah, président de la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes) a souligné que tous les bureaux de la Fepaci ont suivi le concept de Tahar Cheriaa : que l’Afrique parle d’une même voix. En créant aux côtés de la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC) la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs (FTCA), Cheriaa avait soutenu une cinéphilie de masse sans laquelle le cinéma tunisien n’aurait jamais pu avoir la liberté de ton qui l’a caractérisé jusqu’au milieu des années 90, lorsque le régime s’est figé et a commencé à placarder les portraits de Ben Ali en tous lieux. Mais des films subversifs arrivaient quand même à être produits, et dès avant la révolution, les cinéastes se réunissaient pour refonder les structures tandis que les jeunes issus des écoles de cinéma, notamment réunis autour de la coopérative Exit, tournaient des courts métrages dont l’insolence et l’impertinence réveillaient les esprits endormis. (cf. article [9909]).
Bientôt, les Tunisiens vont voter pour une assemblée constituante : cette constitution sera-t-elle laïque ? C’est le combat de Nadia El Fani qui présentait au marché du film Ni Allah ni maître ! – un combat difficile. Menacée par des intégristes pour avoir osé déclaré qu’elle ne croyait pas en Dieu à la télévision, la réalisatrice traque et démonte les hypocrisies, notamment autour du jeûne du ramadan. Tourné lui aussi avant, durant et après la révolution, le film s’inscrit sans détours dans une bataille politique à gagner : arriver à convaincre que seul la laïcité permet à une société multiculturelle de ne pas se diviser en communautés séparées. Mais cela ne passe pas seulement par une affirmation juridique : il faut une pédagogie de la laïcité pour qu’elle devienne une vertu citoyenne et non seulement un principe politique. Comme Ouled Lenin, il se fait dès lors journal personnel, faisant entrer la caméra jusque dans le cercle de sa propre famille. Cette implication en fait la qualité : loin d’être une tirade idéologique, il est appel au débat et témoignage d’un engagement. A Cannes, Sihem Habchi, la présidente de Ni putes ni soumises, lui apporta son soutien : « Défendre Nadia, c’est défendre notre droit à la liberté de conscience ».
Elle est effectivement gravement attaquée, et n’est pas la seule : le rappeur Psycho M, proche du mouvement islamiste Ennahda, chante dans un de ses textes « attaquons Nouri Bouzid à la kalachnikov ». Il fut effectivement agressé et s’en tira avec des points de suture (cf. murmure[7207]). Une façon de le protéger était de le nommer chevalier dans l’ordre de la légion d’honneur ! C’est ainsi que Frédéric Mitterrand, qui rattrapait également ses propos malheureux sur Ben Ali en montant les marches avec des cinéastes tunisiens, le décora très officiellement à la plage des Palmes.
Même inquiets des attaques intégristes, les cinéastes soulignent que ces révolutions n’ont jamais eu comme slogan ceux de la révolution islamiste iranienne, qui correspondent à un autre temps, et qu’elle sont le fait d’un peuple confronté au mal-vivre et de jeunes au chômage, ce que les documentaires ne montrent encore que bien peu. La Quinzaine des réalisateurs avait à cet égard choisi un intéressant documentaire canadien, La Nuit, elles dansent d’Isabelle Lavigne et Stéphane Thibaut, tourné au Caire, immersion dans le quotidien d’une famille où les femmes sont danseuses du ventre dans les mariages. Ce film-plongée, dont la réalisatrice parle arabe, s’intéresse davantage au quotidien et aspirations des femmes qu’à leurs prestations dansantes, si bien qu’on ne les oublie pas, à la fois puissantes et déchirées, gravitant autour d’une reine-mère avisée mais aussi pathétique manager d’un système qui broie tout le monde, bien loin des clichés orientalistes de la danse du ventre.
Distribué par Pacha Pictures, une société nouvellement créée pour diffuser les films qui portent les racines des révolutions arabes, Cairo Exit d’Hesham Issawi se déroule également en milieu populaire. Amal est chrétienne et enceinte de Tarek, qui lui est musulman, veut quitter le pays et lui demande d’avorter. A la fois drame sociologique et romance ne craignant pas les couchers de soleil, le film reste attachant par sa peinture empathique d’une jeunesse sans issue.
Mais s’il est un film qui capte avec une extraordinaire justesse ce qui anime de jeunes femmes ouvrières d’aujourd’hui, c’est bien Sur la planche, premier long métrage de fiction de la Marocaine Leïla Kilani, sélectionné par la Quinzaine des réalisateurs. Ici, la soif de vivre s’exprime autant par le langage que par les actes. Ouvrières le jour, elles cherchent la nuit les hommes et les 400 coups. La survie le jour, et la nuit la vie. Saisissant, filmé à l’arrache, au plus proche du rythme effréné de jeunes qui pour échapper à l’enfermement n’ont en tête que la débrouille, ce film dérangeant et sidérant est clairement notre coup de cur. (cf. critique à venir) Nous partageons la « consternation » du Centre cinématographique marocain face au refoulement des actrices principales du film, Soufia Issami et Sara Betioui, invitées du Festival, à leur arrivée à l’aéroport de Nice, le jour de la projection du film (cf. murmure [7377]).
Du Maroc venait aussi l’un des moyens métrages (39′) les plus intéressants visionnés à Cannes dans notre domaine d’étude (Afrique/Caraïbes, interculturel), sélectionné par la Cinéfondation (qui a pour but de « soutenir la création cinématographique dans le monde et aider à préparer la relève d’une nouvelle génération de cinéastes ») : Drari de Kamal Lazraq (qui en a obtenu le 2ème prix), film de fin d’études à la Fémis. Ghali et Mohammed sont de grands amis mais l’un, à la peau noire, est jardinier dans la famille de l’autre, à la peau blanche. Leur sortie avec une fille révèlera leurs différences sociales et mentales. D’une grande simplicité et d’une belle maîtrise du cadre et du rythme, ce film sensible sait ménager une tension lui permettant d’accentuer son propos.
Et puisqu’on est dans les coups de cur, saluons Skoonheid d’Oliver Hermanus, sélectionné à Un certain regard (cf. critique [n°10233] et entretien avec le réalisateur [n°10236]). La présence d’un film sud-africain tourné en afrikaaner est en soi un évenement : cette langue imposée contre laquelle les élèves auront si dramatiquement lutté ramène à toute la brutalité de l’apartheid. Et c’est vrai que le film est violent, mais de cette violence rentrée qui n’explose que dans une scène. Alors que le festival résonnait des échos de la tempête soulevée par l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn, Skoonheid est un film sur l’autodestruction d’un homme. Nombreux sont les films sud-africains qui traitent de la culpabilité de ceux qui ont exercé ce système inique, mais ils en ont bien souvent la lourdeur. Celui d’Hermanus est tout le contraire. Il ne juge pas son personnage, père de famille complexé et tourmenté, sexuellement déviant mais socialement sans problème apparent. Il met simplement en scène la conscience de la vacuité de sa vie et son implosion. On est scotché à l’écran, mais le film ne joue pas les thrillers : il table plutôt sur l’incertitude et c’est sa grande force. Déjà remarqué par son premier long, le remarquable Shirley Adams dont on attend encore la sortie sur les écrans français, Hermanus, jeune cinéaste prometteur, sait renouveler son style tout en conservant l’acuité de son regard.
« Pourquoi s’extasier devant ce film bizarre ? », me disaient des amis africains à propos de Le Havre du Finlandais Aki Kaurismäki. Pourtant, je lui aurais bien décerné la Palme ! L’argument du film est proche de Welcome de Philippe Lioret (2009) et il montre même des images de la jungle de Calais, un campement de fortune où s’étaient regroupés les demandeurs d’asile cherchant à passer en Angleterre. Un gamin africain est protégé de la police par un ex-écrivain bohème, lui-même exilé de la vie en société. C’est drôle et émouvant de bout en bout, pas réaliste pour un poil, une sorte de conte de fées décalé, nostalgique d’une autre relation entre les hommes que la dureté et le pessimisme ambiants.
La force de Kaurismäki est de rester à distance de l’imaginaire de l’Autre. C’est tout le contraire que fait Blue Bird de Gust van den Berghe (Belgique). Il adapte une vieille pièce de Maurice Maeterlinck, un classique de la littérature flamande, mais il le fait au Togo. « En Afrique, il y a une sorte de simplicité naturelle impossible à trouver en Europe », indique-t-il. Tout est dit : on s’approprie le cliché qu’on a de l’Autre pour servir sa propre fiction. Certes, le texte de départ se déroule en Russie et l’histoire est universelle. Seulement voilà, choisir l’Afrique n’est pas neutre dans le contexte historique et mental de la relation euro-africaine. Présenté comme un conte africain sur la vie et la mort et entièrement bleuté, le film ne fait que voler aux Africains leur image sans qu’ils aient même droit à leurs couleurs naturelles. C’est affligeant.
Egalement sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs, Play du Suédois Ruben Östlund joue énormément sur cette question du rapport imaginaire avec l’étranger. C’est passionnant parce que foncièrement ambigu. De jeunes adolescents suédois sont suivis puis séquestrés par des ados d’origine africaine qui les méprisent et les exploitent avant de les relâcher. Le film est une série de plans séquences en caméra fixe : ce dispositif radical renforce la provocation du propos, et contrecarre le propos antiraciste habituel qui cherche à dédouaner la délinquance en en expliquant les causes. Le misérabilisme sera même un argument des garçons africains quand ils sont confrontés à des adultes. Ces scènes alternent avec des plans dans un train où les contrôleurs frisent le ridicule en ne supportant pas la présence d’un landau supposé gêner le passage. Dans cette société huilée mais étanche à l’altérité, les enfants sont sans défense et sans résistance face aux perversions. Dans le rapport de force adolescent, ils sont parfaitement démunis et lorsque dans la scène finale, un père tente maladroitement de restaurer une responsabilité, il est confronté au discours victimaire de témoins de la scène. Un film éminemment dérangeant et salutaire.
Play ne s’engage pas dans l’imaginaire de l’Autre : il en reste à distance, se cantonnant tant esthétiquement que narrativement d’en saisir les manifestations. Il ne serait pas à sa place de le faire et c’est cette frontière qui est si souvent franchie quand on se l’approprie par paternalisme, arrogance, condescendance ou fascination.
Car l’Autre peut se saisir de l’outil cinéma et il le fait. A cet égard, Rue des cités de Carine May et Hakim Zouhani est un bel exemple de récit généré par ceux-là même qui en portent l’imaginaire, en l’occurrence celui des banlieues. (cf. notre critique [10173] et notre entretien avec les réalisateurs[10174]) Présent dans la salle lors de sa projection dans le cadre de la sélection ACID, le cinéaste Michel Gondry a déclaré qu’il avait pris une claque, qu’il n’y avait rien à changer et qu’il se faisait tout petit. Il est d’autant plus motivé par le film qu’il a annoncé le 16 mai à l’hotel Carlton qu’il allait déplacer et pérenniser à Aubervilliers, lieu de tournage de Rue des cités, les ateliers cinématographiques imaginés en février-mars au Centre Beaubourg à Paris où le public pouvait tourner des courts métrages. Jamel Debouzze sera le parrain de cette « usine à films » qui sera installée dans l’ancienne manufacture d’allumettes Seita dont les locaux ont été rachetés par la ville, une partie servant à des bureaux pour financer l’opération. L’inauguration est prévue pour mars 2012.
A l’inverse, La Source des femmes de Radu Mihaileanu, en compétition officielle, s’approprie avec une extrême outrecuidance un imaginaire qu’il qualifie d’arabe pour faire large, tant il est indifférencié. Tourné au Maroc avec un budget de 8 millions d’euros, le film rassemble un casting de choc pour ce qu’il présente comme un conte puisque démarrant par un insert « il était une fois ». Cette histoire peace and love ne souffre aucune contradiction tant elle est donneuse de leçon : les femmes d’un village font la grève de l’amour tant que les hommes n’ont pas pris en charge la question de l’eau qu’elles doivent aller puiser à la source dans la montagne. Musique ampoulée, beaux sentiments, confrontations bigarrées, le film ressemble à une scène d’opéra où chacun aurait mis ses plus beaux atours. On s’étonne que personne ne se mette à chanter. Tous les plans sont carte-postale, directement issus de l’office du tourisme. Mais le plus grave est que ces actrices magnifiques ne sont plus que des poupées et que ce film qui s’affiche féministe les réduit à d’insipides figurantes. L’auteur des Pygmées de Carlo et de Va, vis et deviens nous avait pourtant habitué à davantage de subtilité.
Lors du traditionnel bilan du CNC, le ministre français de la Culture François Mitterrand a annoncé la mise en place dès 2012 d’un nouveau grand programme d’aide aux cinémas du monde, unique et mieux doté financièrement : « Le Fonds Sud et l’aide aux films en langue étrangère (AFLE) ont fait leurs preuves mais ils ont besoin d’un second souffle », a-t-il déclaré. Les projets resteront sélectionnés par une commission de professionnels et de créateurs, avec une priorité aux pays aux cinématographies les plus fragiles : l’Afrique subsaharienne et les pays de la Zone de solidarité prioritaire. Un budget de 6 millions d’euros est prévu, soit deux fois plus que l’actuel dispositif. Par ailleurs, une session d’échanges et de propositions sur la promotion des cinématographies africaines sera organisé à Paris dans la deuxième quinzaine du mois de septembre 2011.
1. cf. [http://videos.arte.tv/fr/videos/_ceci_n_est_pas_un_film_de_panahi_et_mirtahmasb-3922876.html]/
2. [http://www.18days-movie.com]
3. Président : Mounir Baâziz, vice-président : Amine Chiboub, secrétaire général : Mohamed Ali Okbi, trésorière : Chiraz Bouzidi, secrétaire général-adjoint (chargé de la communication) : Bahri Ben Yahmed, secrétaire général-adjoint (chargé des relations avec les associations) : Marouène Meddeb, membres : Maroua Rekik, Ghanem Ghaouar, Anis Lassoued.
4. Son bureau directeur est composé de Mohamed Zran, Elyes Baccar, Mounir Msallem, Fares Naanaa, Mourad Ben Cheikh, Brahim Letaïef, Nawfal Saheb Ettabab et Khaled w. Barsaoui.
5. [http://www.chrismarker.org/2011/02/tempo-risoluto/]///Article N° : 10203