19 septembre 1956, la Sorbonne accueille le premier Congrès des écrivains et artistes noirs. Il s’agit du rassemblement des plus grands intellectuels noirs venus d’Afrique et des Amériques. Organisé par
la maison d’édition Présence Africaine, cet événement fait figure de photographie de la question raciale en période de décolonisation.
« Ce jour sera marqué d’une pierre blanche. Si depuis la fin de la guerre, la rencontre de Bandung constitue pour les consciences non européennes, l’événement le plus important, je crois pouvoir affirmer que ce premier Congrès mondial des hommes de Culture noirs, représentera le second événement de cette décade ». Dans l’amphithéâtre René Descartes de la Sorbonne, Alioune Diop affiche ses ambitions: faire de ce Congrès un « Bandung culturel » et favoriser l’expression sur la scène internationale des idées progressistes d’intellectuels issus de peuples que certains estiment encore sans culture. Un an auparavant, en avril 1955, le fondateur de la maison d’édition et librairie Présence Africaine assistait alors à la conférence de Bandung en Indonésie. 29 pays du tiers monde s’y étaient rassemblés pour marquer leur opposition au colonialisme et à l’impérialisme en pleine guerre froide. En 1956, la Tunisie et le Maroc sont les seuls pays africains sous domination française à avoir obtenu leur indépendance.
En ce mercredi 19 septembre, Jacques Rabemananjara, poète et ancien député de Madagascar, est le premier à s’exprimer. Autour de lui, une centaine d’écrivains et d’artistes noirs venus du Brésil à l’Inde en passant par les Caraïbes, les États-Unis et des quatre coins de l’Afrique. La symbolique est forte puisqu’il vient d’être libéré, après quasiment une décennie passée derrière les barreaux pour son implication dans le mouvement de libération de son île. 89 000 personnes auraient été massacrées par les autorités françaises afin de mater la rébellion à Madagascar en 1947.
Culturel et politique
Aimé Césaire, député maire de la Martinique et chantre de la Négritude, se fait également un combattant acharné contre le colonialisme. Il achève de poser le caractère anticolonial du colloque : « On ne peut pas poser actuellement le problème de la culture noire, sans poser le problème du colonialisme, car toutes les cultures noires se développent à l’heure actuelle dans ce conditionnement particulier qu’est la situation coloniale ou semi-coloniale ou para-coloniale ». En somme, les cultures noires se développent ou meurent toutes en réaction à la question coloniale. Cela fait du Congrès, centré sur la culture, un terrain propice à dégager une critique de la mécanique coloniale à l’image de l’intervention du Martiniquais Frantz Fanon, psychiatre exerçant alors en Algérie et auteur de Peau noire, masques blancs (1952). Mais aussi réhabiliter les cultures noires qui doivent, d’ici quelques années, devenir les cultures nationales des futurs états, ce que font l’anthropologue et écrivain malien Amadou Hampaté Ba, et l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop, auteur de Nations nègres et culture (1954)
Malgré ses oripeaux d’événement culturel, les autorités françaises redoutaient à juste titre le caractère politique de la manifestation. Plusieurs personnalités de renom ont apporté leur appui telles que les auteurs Jean-Paul Sartre, André Gide, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss ou le peintre Pablo Picasso, auteur de l’affiche du congrès. Les artistes noirs américains Joséphine Baker et louis Armstrong, très prisés dans le paris après-guerre, ont également soutenu le projet. Suite aux discussions entre les chancelleries françaises et états-uniennes, le comédien Paul Robeson et l’intellectuel W. E. B. Du Bois, pourtant très attendu, se verront privés de visa. leurs discours sur la ségrégation aux États-Unis et leurs accointances avec le mouvement communiste sont jugés trop dangereux.
L’issue du colloque donnera naissance à la Société Africaine de Culture (SAC) organisatrice de la seconde édition du congrès à Rome en 1959. Elle est aussi à l’origine du Festival mondial des Arts nègres à Dakar en 1966. Le Congrès de 1956 reste une photographie unique du bouillonnement intellectuel à une époque de recomposition du monde. Une époque où la phrase de Césaire « l’heure de nous-mêmes a sonné » adressée au Parti communiste français, le 24 octobre 1956, dans sa lettre de démission, prenait tout son sens.
Pour aller plus loin
À voir : lumières noires, de Bob Swaim et Sébastien Danchin.
À lire : Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs, Paris, Sorbonne, 19-22 septembre 1956 : Compte-rendu complet, Présence africaine, 1997.
Princes and power, de James Baldwin, 1957.
À écouter : « racisme et culture », intervention de Frantz Fanon sur www.ina.fr
Le Congrès de 1956: « une grande utopie »
Romuald Fonkoua dirige actuellement la revue éditée par la maison d’édition Présence africaine. Il revient pour Afriscope sur les enjeux du Congrès des artistes et écrivains noirs de 1956.
Afriscope. Quelle est la place du Congrès de 1956 dans l’histoire de Présence africaine et quels en sont les échos aujourd’hui ?
Romuald Fonkoua. C’est la première fois que des intellectuels du monde noir, dans toutes les langues, se retrouvent pour évoquer la nature, le statut, l’avenir de la question noire dans le monde. C’est inédit. la revue s’ouvre véritablement aux questions mondiales, hors de l’espace français et francophone. C’est la reconnaissance de l’idée selon laquelle il existe une unité de pensée, une unité artistique du monde noir. Que ce monde noir possède ses porte-paroles, en l’occurrence, les écrivains et les artistes, qu’il a ses intellectuels. Dire qu’il y avait quelque chose qui était uni avant mais qui a été diffracté par des évènements comme la colonisation et l’esclavage et qui gagnerait à retrouver l’unité ancienne.
Qu’en est-il aujourd’hui de ce qui a été affirmé en 1956 ?
60 ans après il faudrait se demander si ce qui a été affirmé en 1956 a été pris en compte et a été poursuivi ou non. S’il y avait un débat à soulever aujourd’hui ce serait sur la fortune de 56, sur la question de cette unité, de la relation entre l’Afrique et ses diasporas. Cette question est prégnante parce que cela n’existe plus. il y a plutôt des divisions. l’Afrique a rompu ses relations avec ses diasporas ou plutôt les diasporas ne regardent plus du côté de l’Afrique. Il n’y a pas aujourd’hui de mouvements semblables à celui de 1956, où un certain nombre d’intellectuels venus d’Afrique regardent vers l’Afrique en se demandant s’il faut penser l’Afrique aujourd’hui. Cela ne veut pas dire qu’individuellement les intellectuels africains ne pensent pas l’Afrique. Ils sont légions. mais collectivement, ce n’est plus le cas. Même face à des événements qui surviennent sur le continent (guerres, génocides, dictatures). La revue Présence africaine souffre d’une certaine manière de cette absence d’unité ou de réaction collective ; peut-être parce qu’on est dans un monde de l’éclatement. Et je ne suis pas sûr que si on tentait aujourd’hui d’organiser un évènement comme celui de 1956 on aurait du succès. Un évènement récent comme l’entrée de Mabanckou au Collège de France l’a montré ; identifier des intellectuels africains contemporains qui essaient de parler au nom du continent est assez difficile ; et, en plus, ils n’ont pas la légitimité de le faire au nom du continent, contrairement à ceux des années 1950 qui avaient une légitimité intellectuelle et politique. À l’époque les intellectuels et les politiques se parlaient – c’étaient parfois les mêmes. Aujourd’hui ils ne se parlent plus.
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