Chalvet, la conquête de la dignité, de Camille Mauduech

Conquérir sa dignité sans la perdre

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Deux morts et une série de blessés graves : la grève de février 1974 des ouvriers agricoles des exploitations bananières s’est soldée par un bilan tragique à Chalvet, dans le nord de la Martinique. Au-delà du drame humain, cette grève correspond à l’écroulement de l’économie de plantation dans les années 70, qui prépare l’urbanisation intensive et le tournant tant social que politique de cette période.
En donnant la parole aux protagonistes de tous les bords, enrichie par des images d’archives, la réalisatrice martiniquaise Camille Mauduech poursuit son travail de documentation aussi humaine qu’approfondie de l’Histoire antillaise contemporaine, débuté avec Les 16 de Basse-Pointe (2008) qui revient sur le procès des 16 coupeurs de cannes syndiqués arrêtés en 1948 après l’assassinat d’un administrateur blanc créole lors d’une grève dans une plantation, et La Martinique aux Martiniquais – L’Affaire de l’Ojam (2010) sur l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique qui secoua l’île et la métropole dans les années 60.
Elle progresse ainsi ici dans le temps mais elle reste fidèle à sa méthode d’analyse des rouages du colonialisme français aux Antilles : laisser parler les témoins sans ajouter de commentaires mais en orchestrant les témoignages pour qu’ils révèlent les rapports de force et les enjeux tant politiques que sociaux.
Révéler ici, ce n’est pas faire apparaître ce qui serait caché (faire du sensationnel) mais au contraire manifester ce qui n’a jamais été caché (mais qui n’a pas été audible) : ce sont les souvenirs des uns et des autres, leur façon d’appréhender et de vivre ce qui est arrivé que leur parole révèle. Ecrire l’Histoire n’est pas la réécrire mais en manifester la complexité, les contradictions. C’est ainsi que les desseins politiques des groupes d’activistes gauchisants infiltrés se mêlent aux aspirations sociales des ouvriers sans que l’on puisse non plus dire qu’il s’agit de la grande manipulation décriée par les autorités et qui a légitimé l’intervention brutale de la force publique.
Car le fond du problème, c’est la perpétuation du rapport colonial qui dominait les conditions de travail des ouvriers. L’aspiration populaire était de sortir de l’esclavage. Si la grève de 1974 se termine aussi tragiquement, c’est sans doute qu’elle a éclaté trop vite, avant que la structuration syndicale ne soit aboutie. Ce qui frappe dans les témoignages, c’est leur sincérité, si bien qu’à travers leur émotion, c’est la nôtre qui est conviée : ce film qui aurait pu être politiquement froid en devient attachant et passionnant, même si l’on se sent loin du devenir caribéen.
Car les militants d’extrême gauche issus de mai 68 qui s’expriment n’ont pas agi en suivant les préceptes de leurs études et politisation en Métropole : ils ont réagi humainement à ce à quoi ils étaient confrontés, la dramatique stagnation de la population rurale. Ayant parfois la possibilité de se rendre sur les lieux mêmes des affrontements, les personnes interrogées – ouvriers agricoles, patrons et forces de l’ordre – dressent un récit plus qu’une description, où la part personnelle domine. Ils touchent ainsi à des questions très larges qui résonnent en chacun : le travail, la famille, la souffrance, la résistance, la fraternité, la responsabilité. Leur problème n’est pas de désigner un coupable mais d’analyser la situation de l’époque pour l’aborder avec la maturité du recul. C’est ainsi qu’elle nous parle des enjeux actuels.
Car dans les soubresauts d’aujourd’hui, le passé ressurgit, cette mémoire collective des non-dits et des entourloupes qui ne manquent pas de défaire la confiance et provoquer de nouveaux troubles. Revenir sur l’Histoire est ainsi essentiel pour apaiser les rapports, à condition de ne pas lancer d’huile sur la braise. C’est dans cet esprit de recul et d’apaisement que s’inscrit le travail de Camille Mauduech, et c’est sa grande qualité : ne rien taire mais ne rien attiser. C’est dès lors bien la question de la dignité qui est traitée : comment la conquérir sans la perdre.

///Article N° : 12122

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Les images de l'article
Camille Mauduech © Les Films du Marigot
© Les Films du Marigot
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