Animée par Tahar Chikaoui et Olivier Barlet, une table-ronde réunissait les cinéastes égyptiens et tunisiens présents au festival : les Egyptiens Ahmad Abadalla, Ibrahim El Batout, Farid Ismaïl, et les Tunisiens Farah Khadhar, Amine Chiboub, Ala Edinne Slim, Walid Mattar et Nadia El Fani.
Olivier Barlet : Les soulèvements du monde arabe sont un réel choc qui viennent bouleverser le paradigme de stéréotypes en vigueur dans le monde occidental et auxquels on avait fini par s’habituer et donc à intégrer. Ce paradigme tourne autour d’une trilogie commençant par le choc des civilisations, passant par un monde arabe privé de politique pour finalement constater la stabilité des régimes autoritaires. On voit ensuite l’Europe s’émouvoir de l’afflux d’immigrés et fort mal les recevoir sans pour autant relancer les processus de coopération entre les deux rives de la Méditerranée.
Ce qui vole aussi en l’air, c’est la sociologie des révolutions établie depuis 1917 : ces révoltes n’ont pas de leaders, de parti, d’organisation structurée, d’idéologie, de doctrine. Elles sont décentralisées, sans hiérarchie, et puisent leur mobilisation dans la communication sur Facebook ou Al-Jazeera.
Tout élan de liberté est un pari qui passe par l’inventivité et la créativité mais aussi par l’incertitude, avec à la clef cet apprentissage essentiel pour tous dans un monde anxiogène de vivre l’imprévisible et de bien le vivre.
Autour de cette table, des cinéastes égyptiens et tunisiens. Se sont-ils saisis de leur caméra durant les événements ? Pour quoi faire ? Et comment voient-ils la suite ? Cela nous posera la question du statut des images et des archives, entre les images immédiates des téléphones portables, essentielles pour la mobilisation, et les images plus pensées du cinéma comme art critique.
Tahar Chikhaoui : Ces événements m’ont donné le sentiment qu’on doit faire preuve non de démission mais d’humilité. Ils sont arrivés de façon imprévue. Jamais nous ne pensions pouvoir parler de cinéma et révolution ! J’essaye de réfléchir et de me calmer, de revoir les films à la lumière de ce qui s’est passé. Rien n’est terminé, tout est encore en cours, il est difficile de prendre ses distances. Ce qui m’importe est d’écouter.
Ibrahim El Batout : Je crois qu’un réalisateur doit toujours être en révolution. Lorsque la révolution a démarré en Egypte, j’étais en état de choc et je le suis encore ! Bien que j’aie commencé à tourner un film à partir du 10 février sur la place Tahrir, c’est davantage un film personnel qu’un film sur la révolution. C’est comme si une grande bombe venait d’exploser à proximité : cela dure cinq minutes avant qu’on commence à bouger. Je suis dans ces cinq minutes depuis le 25 janvier.
Ahmad Abdalla : Le choc que j’ai subi était peu en rapport avec le fait d’être cinéaste. Sur la place Tahrir, je n’ai jamais pensé à amener ma caméra : elle se serait placée entre moi et les gens que j’aime et aurait été un obstacle à ce qu’on avait à vivre ensemble. Mais plus tard, après le départ de Moubarak, j’ai pris ma caméra pour filmer ce que les gens avaient à dire. On nous demande ce qui arrivait avant et ce qui arrive après mais je ne pense pas que la situation soit très différente aujourd’hui qu’avant la révolution : l’histoire continue et les choses sont en train de se faire.
Farid Ismaïl : Je suis né en France et d’origine égyptienne. J’ai réalisé 18 jours au cur de la révolution égyptienne avec Mirit Mikhaïl pour capter la réalité du moment et de ce choc qui est presque comme dans un film. La révolution rend un film très esthétique. Le cinéma devenant un il pouvant se révéler comme une arme politique, la question de l’engagement se pose. On en revient à la question de savoir s’il faut continuer à tourner ou bien aider la personne qui est dans le besoin ? Le cinéma a également sa place face à la désinformation dans les médias en proposant un point de vue assumé.
Nadia El Fani : Il est important de faire la différence entre reportage et cinéma. Je fais partie des gens qui pensent que tout est politique. Même si j’ai choisi de faire des films engagés et d’être de plus en plus dans la militance avec mon cinéma, je crois qu’une uvre est de toute façon politique : on raconte quelque chose à un moment donné. Le travail des critiques sera d’analyser les prémices de ces révolutions. On sentait ce qui était en train de venir. Même dans des pays dictatoriaux, la Tunisie pire que l’Egypte, des choses arrivaient à passer dans la création. La contestation arrivait. Le travail des cinéastes sera de plus en plus d’accompagner les choses, le rôle étant de « transpirer » ce qui se passe.
Walid Mattar : Je me suis intéressé aux événements en tant que citoyen mais étais dans la rue quand j’ai vu qu’il y avait des morts. Je me suis révolté. En 2003, j’avais fait Le Cuirassé Abdelkrim. Je pense que je continuerai à poser un point de vue et faire des choses qui ne changeront pas forcément grand-chose mais qui auront le mérite d’exister.
Ala Edinne Slim : J’ai vécu les événements comme la plupart des Tunisiens, dans la rue et la bagarre, mais je n’ai pas senti le besoin de filmer. J’ai fait des vidéos très décalées par rapport à la réalité du pays et pense qu’on peut faire une histoire d’amour dans ce contexte. Le nouveau Coran est devenu la révolution et cela risque d’asphyxier le cinéma en Tunisie. Je ne pense pas que la révolution change fondamentalement ma démarche.
Amine Chiboub : le 17 décembre, je me trouvais en France et ai vu les images des premières émeutes. J’y ai cru tout de suite et les ai envoyées à mes amis sur Facebook, convaincu qu’il fallait adhérer à ce mouvement. Rentré à Tunis, je m’attendais à retrouver des blindés partout mais les rues étaient calmes tandis que Facebook continuait à nous montrer des images terribles. Nous avons vécu cette révolution comme de simples citoyens plutôt que des cinéastes en train de filmer. Je crois qu’elle va nous permettre une liberté de ton qui nous permettra de quitter l’implicite obligatoire. Je suis maintenant vice-président de l’association des cinéastes tunisiens qui avait été phagocytée par un cinéaste inféodé au régime : nous nous efforçons de redonner vie à un cinéma qui se portait très mal.
Farah Khadhar : J’étais à Paris et ai décidé de sortir ma caméra comme un besoin vital : j’ai filmé les manifestations de soutien à Paris. Il me fallait filmer. Je suis chercheuse anthropologue, j’essayais de comprendre. M’étant rendue en Tunisie à l’occasion des vacances, j’ai filmé les événements de la Kasbah. Au début, c’était pour transmettre ces images à la diaspora tunisienne, pour comprendre l’Histoire. Et c’est devenu un petit sept minutes, sachant que je prépare un long aussi.
Olivier Barlet : Ce qui me frappe est que beaucoup d’entre vous se situent en recul en tant que cinéastes. Il y a cependant des interventions précises, comme la série de dix courts métrages regroupés dans 18 jours qui sont des fictions et non des documentaires ou des reportages !
Ahmad Abdalla : ces films ont été finalisés deux mois après les événements. Sur la place Tahrir, il n’y avait pas d’internet mais de nombreux journalistes nous demandaient si nous avions des images de ce qui s’était passé les jours précédents. Nous avons donc mis en place une tente « médias » qui a été reconnue internationalement. Nous avions quatre ordinateurs branchés électriquement à une maison proche. On nous coupait régulièrement le courant. Nous avons demandé aux gens d’apporter tout ce qu’ils avaient comme témoignages en images pour les télécharger dans les ordinateurs, photos et films. Les gens étaient extrêmement réactifs. Nous avons ainsi eu des images très fortes, comme celles d’un officier de police tirant à bout portant sur un manifestant. Nous avions les noms des victimes et les noms des criminels. Nous avons ainsi collecté en quatre jours 400 Gigas provenant de toute l’Egypte. J’ai beaucoup appris de cette période car nous sommes très éloignés de ce film amateur qui transmet de façon très authentique la réalité. Certains films longs de 45 secondes ont toutes les qualités d’un grand film : de la musique et une histoire ! Je ne saurai jamais qui les a réalisés. On a rendu tout cela disponible pour les médias internationaux et sur des sites internet. J’espère un jour pouvoir être aussi simple et efficace que ces films !
Farid Ismaïl : C’est effectivement une nouvelle génération de cinéma qui émerge avec les films amateurs, spontanés et à main portée.
Tahar Chikhaoui : depuis 1962 en Tunisie, les cinéastes de la Fédération des cinéastes amateurs ont travaillé en dehors du système, sans subvention et avec de petites caméras, en phase avec ce qui se passait dans la société et avec un espace de présentation de leurs films chaque année à Kelibia. On leur a toujours reproché de ne pas faire du bon cinéma, pas assez techniquement abouti. Le festival présente Sans plomb de Sami Tlitli qui montre ainsi en 2006 un gars qui menace de s’immoler pour obtenir un travail ! Walid Mattar a démarré dans ce circuit.
Walid Mattar : La force de ce cinéma est sa délocalisation par rapport à la capitale : il y a des clubs partout dans le pays, directement en lien avec la société. Comme il n’y a pas besoin de déposer un dossier et de peaufiner un scénario, c’est du cinéma direct : on tourne entre nous, localement. Ces films de la proximité et de l’urgence rendent compte de l’ambiance réelle du pays.
Nadia El Fani : La fédération des cinéastes amateurs, la fédération des ciné-clubs et l’association des critiques de cinéma étaient des foyers de contestation historiques, de rares espaces de liberté. Le pouvoir ne s’y était pas trompé, qui avait essayé de les infiltrer. Il n’y a pas de génération spontanée : c’est à partir de tels foyers de contestation que ce sont préparées les révoltes. La chape de plomb sur la communication faisait que c’était peu su. Pour ce qui est du rapport entre la réalité et la fiction, je dirais plutôt metteur en scène pour réalisateur plutôt que distance : cela dit bien le point de vue et la façon qu’il le fait passer.
Olivier Barlet : Y avait-il aussi ce type d’auto-organisation comme la Fédération des cinéastes amateurs et ces poches de résistance au sein du cinéma égyptien ?
Ibrahim El Batout : Oui. Dès 1995, de nouvelles méthodes ont émergé en différentes étapes qui nous ont permis de faire des films de façon différente et de les présenter dans les salles. Le cinéma commercial est très puissant en Egypte mais si on est assez rusé pour l’utiliser, nous pouvons y agir de l’intérieur et accéder ainsi au marché.
Olivier Barlet : Ton film Ein Shams devait ouvrir le festival alternatif du Caire et a été interdit
Ibrahim El Batout : Oui, par la police : ils ont coupé le courant !
Question : la situation des deux cinématographies a l’air très différente en Egypte et en Tunisie. Quelle est la situation en Tunisie ?
Amine Chiboub : le cinéma tunisien se porte effectivement mal, avec une douzaine de salles concentrées dans la capitale. Peu de films arrivent à se faire. Les aides étaient de l’ordre de 35 % du montant nécessaire. Différentes associations se sont créées ces derniers mois : nous nous sommes tous réunis pour travailler ensemble. Nous nous sommes réunis durant deux mois pleins au ministère de la Culture pour définir les bases d’un Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) dont nous espérons qu’il régira le cinéma dans les prochaines années à la place du ministère de la Culture et donc de l’Etat. Loin d’être une industrie, le cinéma est en Tunisie de l’artisanat. Au-delà de la censure, nous pratiquions l’autocensure : nous espérons que l’actuelle liberté de ton pourra perdurer.
Tahar Chikhaoui : Nouri Bouzid a reçu très tôt un coup de barre sur la tête en pleine rue. Il y a des risques. Nadia El Fani a été insultée et menacée de mort. On a tenté d’empêcher la projection de son film.
Nadia El Fani : Liberté de ton : je demande à voir. Au-delà de mon cas personnel, il est important de défendre la liberté sans la fractionner et lui donner des limites. Il nous faudrait exiger de la télévision nationale qu’elle diffuse tous les films de tous les cinéastes tunisiens, ces films qu’elle a coproduits et gardé sur ses étagères. Je n’ai jamais vu un de mes films diffusé à la télévision nationale tunisienne. Quand Souad Ben Slimane m’avait convoquée, elle m’avait demandé de couper des scènes en indiquant que ce serait mieux fait ainsi. Je n’ai jamais coupé quoi que ce soit dans mes films. J’ai attendu pour les financements pour mettre ce que je voulais dans mes films. Pour Bedwin Hacker, j’ai perdu la coproduction avec l’Afrique du Sud à force de devoir attendre. Nadia Attia, amie des cinéastes, militante de gauche dans sa jeunesse, m’a appelé pour me dire qu’il y avait une scène d’amour entre deux femmes et qu’il fallait la couper. Cette scène était dans le scénario mais c’est vrai qu’elle se voyait plus à l’écran. J’ai refusé de couper et elle m’a dit que je ne serais pas aux JCC. Je n’y ai jamais été. Il y avait des relais à la censure de la dictature : ce n’était pas seulement de l’autocensure des créateurs. On m’a demandé de changer un titre qui avait des consonnances berbères : Ma grand-mère s’appelle Tanit est ainsi devenu Tanitez-moi. J’aurais des tonnes d’anecdotes du même style. La liberté de ton n’est pas nouvelle mais ce qui me fait peur est que ceux qui me la reprochaient hier contre Ben Ali continuent de me la reprocher par rapport à la société, comme si je représentais en tant que personne je ne sais quel groupe qui apporterait le chaos dans le pays. Ceux qui apportent le chaos sont ceux qui pratiquent la violence. On peut toujours sortir d’une salle de cinéma mais il est difficile de s’en sortir quand on est menacé physiquement dans la rue. Notre responsabilité est de dire notre vérité et il faudra qu’on s’y habitue en Tunisie. La police peut arrêter les Salafistes et la justice les juger s’ils veulent nous empêcher.
Mohamed Challouf, cinéaste tunisien : Je suis curieux de savoir comment nos amis égyptiens s’organisent pour récupérer le grand festival du Caire et faire avancer les choses.
Ahmad Abdalla : Après la révolution, nous avons eu un nouveau ministre de la Culture qui est plus ou moins révolutionnaire. Maintenant, nous avons des comités pour gérer les activités du ministère, basés sur des cinéastes bénévoles, jusqu’aux prochaines élections. J’ai donc été membre du comité chargé de relancer les festivals, avec d’autres réalisateurs comme Yousri Nasrallah. Notre responsabilité est maintenant de faire en sorte que ce ne soit plus le ministère de la Culture qui gère les festivals mais que des individus puissent le faire de façon autonome. Auparavant, c’était impossible sans autorisation. Dorénavant, les ONG peuvent le faire. Le festival du Caire est maintenant géré par une association, avec une nouvelle équipe regroupant également des anciens membres sélectionnés pour leur compétence. Un nouveau festival de cinéma africain se déroule maintenant à Louxor et un festival du cinéma européen à Hurghada.
Ibrahim El Batout : Je crois qu’on fait tout un fromage du cinéma, alors que 40 % de la population égyptienne vit en dessous du seuil de pauvreté et est illettrée. Nous parlons de la place des femmes alors qu’on est encore à réinventer la roue. Il importe peu à ces gens de savoir si le festival de Caire est géré ou non par l’Etat. La seule raison pour moi de faire des films est de poursuivre la tradition de façon que les générations qui viendront après moi maintiendront cette tradition jusqu’au jour où on pourra vraiment discuter sur le fait de savoir si on doit couper une scène où les gens font l’amour, etc. Ce que je veux dire est que nous sommes encore à nous développer.
Tahar Chikhaoui : Notre problème en Tunisie est également un problème général : les contre-révolutions commencent toujours par liquider les libres-penseurs, les intellectuels. Les problèmes urgents de pauvreté, de corruption, de reconstruction politique sont-ils plus importants que ces questions mineures de savoir si un cinéaste a pu faire son film ou non ? Ma question serait de savoir si les cinéastes égyptiens n’ont rencontré aucun problème face aux franges salafistes et s’il n’est pas justement important de défendre des individus vu que ce faisant on défend la démocratie. Car en Tunisie, des intellectuels et cinéastes sont directement menacés : l’islamologue Mohamed Talbi, Nouri Bouzid, Nadia El Fani, etc. Doit-on mettre en veilleuse les revendications de liberté pour donner la priorité à autre chose ? N’est-il pas clair qu’une nouvelle censure va bientôt s’organiser ?
Ibrahim El Batout : C’est une question très difficile. Personnellement, je suis autocensuré jusqu’au bout. Je me demande toujours si je communique avec mon peuple ou bien avec des amis avec qui on se comprend très bien. Je suis sûr qu’on va passer par une étape où on sera gouvernés par des islamistes et on en payera le prix. On ne peut pas l’éviter. Je ne peux pas imaginer devoir discuter avec les islamistes pour savoir si j’ai le droit de parler ou non. Je n’ai pas l’énergie de débattre de la place de Dieu dans mon travail ou si la femme peut travailler ou non. Le Hizb El-Nour (le parti de la lumière) a mis comme chacun les images de ses candidats sur ses affiches, mais a remplacé les femmes par une fleur ! Qu’y a-t-il à discuter ? Nous allons payer le prix de la liberté et connaître ce que l’Occident a connu après ses révolutions. Cela ira plus vite mais on risque d’être dans ce trou durant 30 ou 40 ans.
Nadia El Fani : L’Iran : 30 ans qu’ils y sont !
Ibrahim El Batout : Il nous faut faire face à nos responsabilités.
Nadia El Fani : Pourquoi ne pas se battre maintenant ?
Ibrahim El Batout : Il faut qu’une certaine conscience se mette en place.
Nadia El Fani : Les résistants ont toujours été une minorité et c’est toujours eux qui ont changé le monde !
Ibrahim El Batout : On va se battre contre les islamistes pour pouvoir avoir une femme dans nos films, et ce sera une grande bataille. Puis on se battra pour que cette femme puisse jouer car ils nous disent qu’on ne peut pas amener une actrice qui ne soit pas la vraie femme de l’acteur. Jusqu’où ira-t-on ?
Ahmad Abdalla : Ce n’est pas une question de débat mais de communication. Il est normal d’avoir des combats, c’est ainsi que va le monde. Ce qui importe, c’est de traverser cette époque difficile et d’en tirer profit. Sur la place Tahrir durant la révolution, notre tente avoisinait avec une tente de salafistes extrémistes. La dizaine d’activistes de notre tente étaient considérés comme « indécents » à leurs yeux, ce qu’ils ne cessèrent d’affirmer. Mais jour après jour, nous avons débattu et sommes devenus amis. Nous avons pu communiquer. Récemment, j’en ai appelé deux pour les inviter à une projection de Microphone. Ils sont venus avec leurs longues barbes et leurs djellabas. Ils ont aimé le film et nous ont félicités.
Ibrahim El Batout : Mais cela ne veut rien dire car ce sont des millions de gens qui sont en cause. Mais j’espère avoir tort !
Farid Ismaïl : Quand j’ai vu le film Tahrir de Stefano Savona, j’avais envie de me lever et de crier avec les Egyptiens de l’écran : je crois que la force du cinéma est de pouvoir permettre au spectateur d’interagir ainsi.
Amine Chiboub : En Tunisie aussi, on ne se parlait pas entre groupes différents et durant la révolution, tous se battaient ensemble pour la même chose. Cela rapproche les gens de se battre contre un ennemi commun, mais quand il est tombé, tout a changé et chacun est revenu à son groupe et sa définition des choses. On oublie qu’on est tous Tunisiens. La réalité a changé. La liberté d’expression est fondamentale mais c’est une énorme responsabilité et il faut savoir comment l’utiliser. Aujourd’hui, on peut parler de politique sans problème mais quand cela touche à la religion, il y a un problème. Si cette salle se divisait à 50/50 entre conservateurs et progressistes et qu’on parlait de religion, elle passerait à 40/60, etc. Et les 60 seraient les extrémistes. Le film de Nadia El Fani n’a pas été vu mais a été attaqué, même par un avocat qui portait plainte sans l’avoir vu, une plainte reçue par le procureur. Les médias ne font pas leur travail. Nous avons une double responsabilité : nous exprimer et savoir comment le faire pour ne pas provoquer l’effet inverse de ce qu’on cherche, c’est-à-dire braquer les gens. Et c’est là pour moi toute la difficulté. Le film Perspépolis est passé sur la chaîne Nesma doublé en dialecte tunisien et a provoqué des manifestations à cause d’un passage où Dieu est représenté alors que dans le film c’est l’imaginaire d’une petite fille qui est représenté. On a pensé que c’était les Salafistes mais c’était des gens sans barbe, comme vous et moi, qui manifestaient et se disaient blessés en tant que musulmans. Nous ne connaissions pas notre société. Il y avait des flics dans chaque mosquée. Le Tunisien est profondément conservateur et attaché à ses valeurs arabo-musulmanes. C’est une réalité. Il ne faut pas s’exprimer jusqu’au point où on ne nous le laissera plus le faire du tout ! Si nous sommes les modérés, il faut trouver la voie pour passer le message sans provoquer.
Laza, directeur des Rencontres du cinéma court de Madagascar : Je trouve très intéressant qu’on ne prenne pas forcément la révolution comme sujet des films et c’est ce qui fait la richesse de votre cinéma.
Olivier Barlet : Il est vrai que Laza aurait pu être à cette table aussi, Madagascar ayant également connu récemment des émeutes violentes qui ont fait tomber le régime de Marc Ravalomanana en février-mars 2009.
Question de la salle : La révolution c’est l’urgence, le cinéma c’est la prise de distance : mettre en scène est bien mettre à distance pour pouvoir analyser, le problème étant de construire de la relation à l’Autre qui va lui permettre de changer de regard. Nous avons tous des problèmes de détournement ou de limitation de la Culture. Comment vous réappropriez-vous cette distance ? Et corrélativement comment laissez-vous le film vous échapper ?
Autre question de la salle : On parle du rôle que peut jouer le cinéma dans les mouvements populaires et je m’étonne d’entendre des intervenants dire qu’il faut être très mesuré. Si le cinéma ne sert pas à interpeller, à quoi sert-il ?
Nadia El Fani : Si on dit : « la liberté d’expression, mais », on n’est plus dans la liberté. Il y un problème essentiel pour les cinéastes arabes aujourd’hui. Si on me prend pour une provocatrice, c’est que je me sens provoquée par ma société. Je fais des films pour le public arabe mais mes films ne passaient pas dans les pays arabes. Et tout le monde était d’accord là-dessus : la subversion n’aurait pas lieu d’être. Je pense que si la création n’est pas subversive, où va-t-on ? C’est à nous de faire avancer nos sociétés et de faire avancer nos publics. Si mon film était largement diffusé à Tunis aujourd’hui, on dirait : « mais tout ça pour ça ? » Le film portait un titre très provocateur au départ, Ni Allah ni maître !, c’est vrai,c’est mon caractère, mais si l’on regarde le film, c’est un appel au dialogue, à la tolérance et au respect mutuel. Les censeurs ne veulent pas qu’on diffuse ce film car ils veulent voir la libre pensée progresser. La gauche dans les pays arabes tient aujourd’hui ce discours tendancieux et grave de dire qu’il y a des problèmes plus urgents. Mais vous savez, on a dit ça de la lutte des femmes. Elles ont fait la révolution en Algérie et on leur a dit la même chose. On voit où elles en sont. Dès qu’on remet les choses à plus tard, c’est comme quand on emménage dans un appartement et qu’on laisse des travaux de côté en se disant c’est du provisoire. Dix ans plus tard, le provisoire est toujours là. Si on laisse à plus tard la discussion sur la liberté de conscience et de penser, on est morts. Si on n’a pas cette liberté d’expression totale, où sera la limite ? On fera la différence entre ville et campagne, justifiant le port obligatoire du voile, etc. En Iran, les communistes étaient alliés à l’Ayatollah Khomeini !
Tahar Chikhaoui : Les cinéastes réunis autour de la maison de production Exit ont vu leur siège saccagé et sont accusés de faire du formalisme. J’aimerais savoir ce qu’Ala Edinne Slim pense de cette question de la liberté d’expression.
Ala Edinne Slim : Moi, je me fous du contexte : je fais ce que je veux, j’ai une idée à passer et n’ai pas besoin de m’étaler là-dessus. Durant la pseudo-révolution, j’ai fait des vidéos complètement nu, avec Ben Ali dans les images, que j’ai posté sur internet. Et vers la fin du Ramadan, j’ai fait une autre vidéo, Journal d’une femme importante, où une femme était entièrement nue.
Farid Ismaïl : Je crois que la liberté d’expression doit être subversive, on doit pouvoir tout dire mais le problème est d’être entendu. Si on y va trash, on sera censuré. La modération est le souci d’une continuité.
Amine Chiboub : Il s’agit de l’avenir de notre pays. On ne peut pas dire : « Je suis un artiste et je vais m’exprimer comme je le veux ». Nous avons une responsabilité. Quand on voit que Persépolis a mis le feu au pays quelques jours avant les élections, cela fait réfléchir.
Walid Mattar : On cherche à être honnête et non à provoquer ou mettre le feu.
Amine Chiboub : C’est la différence entre provoquer le système et provoquer une société.
Tahar Chikhaoui : Il faudrait différencier les niveaux. La liberté d’expression ne se négocie pas. Un artiste est par définition un électron libre. Mais il y a de la manipulation : des conservateurs veulent gagner du terrain et utilisent les films comme des machines de guerre. Un grand nombre de gens ne savaient pas que Persépolis était un film iranien et que la représentation y était celle d’une jeune fille. Les artistes font leurs uvres et leurs représentants ou les politiques doivent in fine arriver à la liberté d’expression qui ne doit être indiscutable.
Nadia El Fani : Juste un bémol sur ce que le public comprend ou pas. On est abreuvés de films et séries américains et le public comprend tout, les paraboles comme la nudité, et quand c’est nos films ce ne serait pas le cas ? Ce n’est pas vrai que le public tunisien, en dehors de populations très reculées, ne sait pas regarder un film, qu’il ne comprend pas si c’est un moment onirique ou un flash-back. Le téléspectateur est libre de zapper sur une autre chaîne si ça ne lui plaît pas. On n’a pas à le prévenir de ceci ou de cela, mais plutôt lui expliquer ça. Ne prenons pas les gens pour des imbéciles en leur disant qu’ils ne sont pas prêts à voir ça. Les critiques sont là pour les aider à voir les films.
Olivier Barlet : En conclusion, il me semble fondamental de différencier la liberté d’expression qui est un contexte et la distance qui est un procédé de cinéma consistant en un recul permettant la conscientisation du spectateur. Le cinéma engagé a son histoire et on en connaît les limites. S’il dit au spectateur ce qu’il doit penser, on le refuse aujourd’hui. Le cinéma n’a pas non plus pour mission de montrer au spectateur ce qu’il vit : il le sait déjà. Mais de le rendre conscient de sa capacité de changer le monde et de l’aider pour cela à faire de sa peur un courage. Un film doit donner la parole à une salle, c’est-à-dire à un collectif, et cela se joue par la distance.
///Article N° : 10480