Dans leur grand besoin, ils étaient riches !

Entretien d'Heike Hurst et Olivier Barlet avec Abbas Kiarostami à propos de son film ABC Africa

Festival de Cannes 2001
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Quel but avez-vous poursuivi avec ce film ?
Faire en sorte que les gens participent à l’aide à ce pays et aux enfants. Lorsqu’une spectatrice de Caroline du Nord m’a demandé après une projection comme elle pouvait aider, j’ai senti que je remplissais mon rôle : attirer l’attention sur la question des orphelins du sida en Ouganda. J’espère aussi que le Pape aura l’occasion de le voir et de réfléchir à ce qui se passe dans ce pays avec l’opposition de l’Eglise à la contraception !
L’affiche du film et son titre reprennent l’enfant qui est adopté par un couple d’Autrichiens. Est-ce pour vous une solution pour ces enfants ?
J’ai fini le film sur la séquence de l’enfant adopté mais cela n’avait rien d’évident : le risque était que le spectateur pense que je préconise l’adoption d’enfants africains alors que je ne crois pas du tout à cette solution. Non seulement je ne crois pas que ce soit une solution mais je suis même inquiet pour le sort de cet enfant. C’est pour cette raison que je l’ai mis dans l’affiche sur un fil, avec l’interrogation de ce qu’il sera dans vingt ans. Dans le film, il est fait allusion à la situation locale de garder les enfants dans leur propre famille (la grand-mère) ou au moins leur milieu culturel. Cette affiche cherche donc à exprimer mon inquiétude pour l’avenir de l’enfant. On voit cela aussi dans le film quand le père adoptif propose à l’enfant de dire quelque chose dans le micro et que l’enfant ne peut rien dire et ne fait que jouer avec le micro. J’aurais voulu pouvoir dire dans le langage des bébés : « revenez dans vingt ans, vous verrez ce que je vous dirai ! » C’est pour moi la solution la plus immature qu’on puisse envisager, comme d’aller bombarder un endroit et de sauver les enfants qui ne sont pas morts sous les bombes ! Mais si l’adoption n’est pas une solution, quelle est la solution ? En tant que cinéaste, je ne suis pas l’expert des problèmes sociaux. Je me contente de poser la question.
La caméra digitale rend-elle justice à la difficulté de filmer la peau noire ?
Nous n’étions en fait pas partis pour faire un film mais invités pour faire des repérages pour un film : nous avons utilisé ces caméras que comme caméras-stylo. Mais lorsque nous sommes revenus, nous avons constaté que les images étaient assez correctes, sachant que nous ne pouvions retourner là-bas avec une équipe pour reconstituer ce que nous avions vécu. Nous nous sommes dit que nous avions en fait le mieux de ce que nous pouvions faire. Sans le souci des couleurs et de la beauté, la vidéo numérique apparaissait ainsi comme le meilleur outil.
Tous ces enfants en jaune ou bien la caméra qui s’arrête sur un enfant noir aux yeux profondément bleus donnent l’impression que votre caméra cherche à jouer sur les contrastes.
Il n’y avait aucune mise en scène : si nous n’avons pas retourné le film, c’était justement pour éviter la mise en scène. Les enfants sont habillés en jaune : on voit à quel point la gaieté est recherchée, et tout est fait pour éviter la couleur noire de la mort. J’ai souvent pensé à des tableaux de Gauguin : pour moi, la couleur signifie vraiment le désir de vivre.
Vous aviez dit après avoir tourné « Les Devoirs du soir » que vous n’apparaîtriez plus jamais dans un film avec votre caméra. Et là, vous y êtes beaucoup !
Si j’avais su que ces prises d’images allaient devenir un film, je serais resté derrière l’assistant et n’aurais pas bougé. Au montage, nous avons rejeté beaucoup de beaux plans où je figurais ! Je me suis vu comme une tache sur le film mais il y a des plans que je ne voulais pas laisser tomber ! Ce n’était pas une mise en scène et j’aurais pu dire les choses sans apparaître dans le film. En plus, quand j’ai tourné « Les Devoirs du soir », j’étais plus jeune et plus beau !! J’ai encore moins de raisons aujourd’hui d’être à l’écran !
Comment avez-vous géré personnellement la question du rapport à l’Afrique et son enfermement dans la problématique humanitaire ?
La vision que j’avais de l’Afrique était complètement différente de ce que j’ai pu vivre là-bas. J’en avais la visions CNN ou autres reportages télévisés où l’on voit tant de misère qu’on en vient à se dire que le sida est une bénédiction pour ce peuple, pour qu’ils en finissent enfin ! L’Afrique que j’ai rencontrée ne ressemble ni aux mouches ni à la saleté qui nous sont montrés. J’ai vu des gens qui essayent d’être élégants et beaux malgré la pauvreté, à l’image de leur nature si verte en Ouganda. C’est là que je sens la profondeur de la catastrophe, tant ce peuple a le sens de la vie. J’ai trouvé des gens d’accès aisé, gentils et qui, malgré leur grand besoin, ne demandaient jamais rien. Donc, profondément, ils étaient riches ! On a par exemple jamais pu offrir un pot à quelqu’un tant la fierté domine. Je n’ai donc pas insisté sur le tragique : on peut voir le reste à la télévision !
Vous semblez résoudre ce problème par la musique et la danse, comme une alternative au misérabilisme.
C’est une réalité : quand j’ai vu les cassettes de musique dans la voiture que l’on voit au début du film, j’ai pensé que le chauffeur ne les mettait pas pour nous respecter, c’est pourquoi je l’ai invité à mettre de la musique. C’est vrai que les musiques nous accompagnaient partout : quand l’une finissait, l’autre commençait ! C’est une Afrique très agréable et de très beaux souvenirs que je pourrais résumer ainsi : un peuple en apparence pauvre mais si riche en profondeur.
Auriez-vous eu envie d’en faire une fiction ?
Non, mais j’aimerais bien y retourner en photographe.

///Article N° : 35

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