De quelques points de vue décentrés

Penser le Coran de Mahmoud Hussein et Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l'orée des temps modernes de Serge Gruzinski

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Le sens commun se fonde aisément sur des représentations de soi et des autres bien infondées, s’égarant entre les divers modes qui les façonnent : présentation, manifestation, intuition, certitudes ancrées par la transmission, analyses paresseuses. La vérité se défait dans le vraisemblable et dans la réduction de l’idée à la croyance de ce qu’elle pourrait être. Il en reste dans les soirs d’anomie morale comme un goût de cendres dans la bouche. Parmi les représentations les plus informes celles qui touchent au sacré sont sans doute les plus atteintes, tant elles deviennent vite l’objet de ces savoirs irréfléchis et de ces réductions administrées comme des claques, de manière magistrale. Ainsi Le Coran, dont la lecture en traduction n’est pas, on le sait, particulièrement aisée. Sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein, Baghat Elnadi et Adel Rifaat, poursuivent le patient travail d’explicitation des modalités de lecture du Saint Texte qu’ils ont entamées il y a quelques années, explicitation qui s’appuie également sur le support du film documentaire, dont certains ont été programmés sur les chaines de télévision de nombreux pays. Ces travaux de présentation du Coran constituent aussi le soubassement d’un projet ambitieux, qui consiste à établir des passerelles entre les mondes. Au-delà de ce rapport à la foi décliné dans un spectre élargi tout autour de la planète, c’est aussi la représentation même du monde qui est en jeu. Or celle-ci a également été produite dans l’histoire. Comme l’écrit Serge Gruzinski, « nous en sommes venus à partager partout sur la planète une même représentation du monde qui nous semble à la fois naturelle et scientifique, alors qu’elle est le fruit d’une construction et d’un conditionnement parfaitement traçables ». Les cartes qui nous permettent de voyager virtuellement, de circuler sans effort d’un immeuble parisien aux déserts de l’Asie centrale, de survoler La Paz, de remarquer l’épave d’un sous-marin allemand échouée sur une plage haïtienne, ou bien encore d’identifier les temples de Delhi et la colonne de fer de Qutb Minar, comme de longer les coupoles du Bayezit d’Edirne, résultent de cette double construction intellectuelle : la représentation du temps et de sa computation, la réduction de la sphère terrestre à une projection. Elle est en tous les cas l’apanage, déjà, d’un clan, certes vaste par ses membres, mais non universel : le clan de ceux qui disposent de la richesse de commutation dans les réseaux électroniques et dans les postures de regard sur le monde. Dans tous les cas, il s’agit bien, pour parvenir à lire le texte comme à lire le monde, de faire acte d’une singulière faculté de décentrement. Celle-ci est aussi le point de départ de toute littérature.
Dans l’ouvrage de Mahmoud Hussein, ce sont les modalités de lecture du Coran qui sont traitées. Il se présente comme un travail de synthèse, explicatif, et qui décline une vision à la fois panoramique des attendus du texte, de son ancrage historique au temps de la Révélation, mais aussi donne à entendre, par cette raison même, son épaisseur historique, dans un va-et-vient constructif entre ces temps anciens et le nôtre. L’enjeu est évidemment crucial : la perspective littéraliste, qui, au demeurant est donnée comme majoritaire et qui se profile par ses tenants comme la seule acceptable, transformée comme un postulat nécessaire, décide que la Parole de Dieu n’est pas tributaire du temps, ce qui enclenche le syllogisme singulier, qui verrouille et contraint. Si cette parole est d’essence incréée, alors les versets sont imprescriptibles, tous les versets, et celui qui hésite face à cette imprescriptibilité, n’est plus musulman.
Or la pression des faits, l’expérience vécue des changements et de la relativité, vient en même temps défaire cette imprescriptibilité, et le Croyant se retrouve pris dans le conflit entre la soumission à l’argument d’autorité et l’exercice de la réflexion personnelle, qui est pourtant à la source même de cette Parole. C’est pour échapper à ce conflit – que le croyant musulman, on s’en doute, n’est pas le seul à éprouver – que nombreux abdiquent leur liberté de conscience, « en échange de certitudes simples, arbitrairement découpées dans le texte coranique ». Le réel se confine alors dans cet espace intellectuel, moral et psychologique peu exigeant : « ce qui semble conforter le dogme ».
Mahmoud Hussein propose alors de penser le Coran, et de revenir sur les circonstances de son avènement, et particulièrement le cadre historique de sa transmission initiale. L’ouvrage propose ainsi de réinterpréter de nombreux versets à la lueur de ces circonstances. Les auteurs mettent en évidence alors certaines contradictions inhérentes cette fois au texte, stabilisé progressivement après la mort du Prophète, et qui sont explicitées justement par la volonté d’adaptation : certains versets sont abrogés, d’autres sont abrogeants, mais parfois le départ entre les deux est délicat, tant la mise en ordre de la structure générale du Livre prête à interprétation. Cependant, le caractère relatif et inscrit dans le temps de nombre d’entre eux est manifeste : « lorsque les circonstances changent, les vérités relatives changent avec elles », ce que le verset exprime de manière claire. Ainsi : « Dès que nous abrogeons un verset ou que nous l’effaçons des mémoires, nous apportons un autre, meilleur ou analogue ». Le Coran se déclare de l’intérieur comme un réservoir relatif, et les auteurs alors passent au crible de cette modalité de lecture de nombreux sujets que la doxa tient pour sensibles : statut des femmes, place des esclaves, consommation de boissons alcoolisées, mais aussi, et c’est tout aussi important dans la mesure où ces moments du texte permettent de rendre compte de la cohérence de la lecture, les versets qui touchent à la personne du Prophète, à celle de ses proches, ou à des événements avérés et historiques.
Les auteurs montrent enfin combien cette souplesse était articulée à la culture des nomades des déserts de la Péninsule : elle a rendu possible une solidarité religieuse qui n’avait pas besoin d’abolir les allégeances claniques, sans doute nécessaires à la survie des groupes, dans les milieux aussi arides. Et si des versets ont été abrogés, dans le temps de la Révélation, c’est bien parce que ces êtres croyants ont été d’abord les acteurs de leur propre histoire, comme de l’Histoire « dont Dieu leur donnait la voie », et que ces versets étaient par trop éloignés de leurs repères existentiels. L’essentiel est toujours, pour le croyant de se rendre disponible à une aventure spirituelle, pas nécessairement de s’en tenir à un vague vouloir-suivre à la lettre la prescription exposée dans un certain nombre de versets, toujours les mêmes, dont l’inscription dans d’autres temps paraît assurée. Et les auteurs de conclure ainsi « … il n’est pas possible de voir dans le Coran un Livre intégralement intemporel, de bout en bout détaché du contexte historique dans lequel il a été révélé. Dans son contenu comme dans sa forme, il se présente au contraire comme un dialogue entre ciel et terre, où Dieu s’adresse par le truchement de Son prophète, à des hommes et des femmes appartenant à l’Arabie du VIIe siècle. Et ces derniers attendent, au jour le jour, que Sa Parole vienne répondre aux multiples questions qu’ils se posent ». L’ouvrage vient ainsi compléter la lecture des livres de Malek Chebel qui poursuit lui aussi cette recherche qui vise à la relecture de l’islam et de ses traditions. Mais ce qui est redevable pour les textes religieux l’est aussi, bien sûr pour la lecture du monde.
Dans une étude vive et passionnante, Serge Gruzinski, historien, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, prolonge l’argumentaire exposé dans ses ouvrages antérieurs, notamment La Pensée métisse (1999), où il s’était attaché à montrer combien, certes, les Amérindiens avaient intériorisés la présence coloniale ibérique, mais que celle-ci avait aussi été le ferment de créations longtemps passées sous silence. Dans ce nouvel ouvrage, Serge Gruzinski décrit le montage des représentations croisées, et concurrentes, au XVIe siècle, de ce triangle qui a longtemps fasciné les représentations du monde : Nouveau Monde, Europe, territoires de l’Islam. Il s’appuie sur deux textes aux statuts bien particuliers : une chronique turque parue vers 1580, œuvre d’un Anonyme, et qui fait un appel pressant à la présence ottomane dans le Nouveau Monde et le Répertoire des Temps, de l’imprimeur Heinrich Martin, publié en 1606 à Mexico. Les analyses érudites de ces deux textes, posés presque en miroir l’un de l’autre, n’empêchent pas cependant le bonheur de l’écriture. Serge Gruzinski sait guider son lecteur dans les détails de ces histoires complexes qui ont amené à l’écriture de ces deux textes, et imprime un souffle qui met en perspective leurs conséquences intellectuelles, cette « jointure » des mondes, qu’une vision réduite a enseigné, aux Européens notamment, à ne plus percevoir. Au XVIe siècle, Mexico et Istanbul « jouent les intermédiaires et les passeurs entre des sociétés aussi diverses qu’éloignées l’une de l’autre, dessinant une géographie avec laquelle les historiens ne nous ont guère familiarisés, trop occupés qu’ils étaient à séparer histoires, empires et aires culturelles ». Cette jointure est aussi celle qui lie les différentes parties du monde. Gruzinski rappelle opportunément qu’en 1566 l’établissement de la liaison maritime entre Manille et Acapulco scelle les liens hispaniques entre tous les continents.
Les deux textes manifestent ainsi une très grande connaissance de l’autre de sa propre civilisation, appuyée sur des sources souvent proches, voire communes, ce qui montre à l’évidence la circulation des documents, notamment des cartes, dans ces époques. L’auteur aborde alors des points de vue macroscopiques pour mettre en perspective les éléments fondateurs. Ainsi, tout le chapitre, très mal connu, de la Reconquista de la péninsule ibérique, qui demeure encore comme une écharde douloureuse pour le monde de l’islam. La présence morisque en Espagne, jusqu’en 1609, est ainsi largement rappelée, soulignant encore combien cette présence a aussi participé, au moins dans le cadre des représentations, mais aussi dans la construction des paysages, de la colonisation du Nouveau Monde. Pour les Espagnols, qui ont en conquis un empire dont les avant-postes sont dispersés sur la planète, la question du rapport au temps enfin est aussi essentielle. Calculer l’heure qu’il est à Cuzco ou à Manille quand on est à Madrid mobilise alors un appareillage technique et scientifique imposant : il faut parvenir à coordonner des opérations menées sur toute la planète. Cela entraîne nécessairement à « penser le monde », comme à s’inquiéter des autres, mais d’abord à mobiliser un outillage technique et scientifique imposant. Gruzinski déplie avec précision et bonheur pour son lecteur cet aspect de l’histoire des sciences et des techniques, abordant les champs les plus divers, notamment l’astrologie, au XVIe, pour un moment, encore, considérée comme une science, avant sa condamnation, du côté européen, par le Vatican. L’histoire des hommes se donne encore pour un temps à lire dans le ciel, et particulièrement dans ses projections apocalyptiques. La présence de l’Antiquité et des philosophes, joue également un rôle considérable dans cette histoire. Mais aussi, le chercheur emporte le lecteur dans une navigation géopolitique qui dénoue les enjeux bien souvent occultés qui ont guidé les diplomaties de ces temps, souvent contraintes par des jeux d’alliances et de contre alliances temporaires et opportunistes. Gilles Veinstein, professeur au Collège de France, a montré dans ses cours et ses ouvrages combien l’établissement d’ambassades permanentes entre la Sublime Porte et les royaumes européens, s’était heurté à la paroi de verre des représentations décalées. Entre un islam encore essentiellement tourné vers son aire, et qui ne dépasse pas la frontière symbolique de Gibraltar à l’ouest, et des Européens qui semblent circuler librement à la surface du globe, le fossé se creuse. Pour parvenir à dépasser ce constat, Gruzinski focalise l’attention sur la personnalité des deux auteurs. S’il ne parvient, et pour cause, qu’à établir des conjectures en ce qui touche à l’Anonyme ottoman, vraisemblablement un homme polyglotte et libre de ses mouvements, il revient à plusieurs reprises sur le destin particulier de Heinrich Martin, né réformé à Hambourg, ayant vécu en Espagne et à Anvers, et devenu à Mexico familier de l’Inquisition. Il revient ainsi en détail sur sa formation et sur la fin de son existence, comme ingénieur chargé de l’irrigation de Mexico, où il ne laisse pas de souvenirs heureux.
Mais c’est surtout la mise en œuvre de perspectives décentrées qui retiennent ici l’attention : alors que la fameuse perspective de Mercator de 1569 décrit un monde en deux dimensions, où le nord est en haut, le sud en bas et l’Europe au centre, les deux textes décalent résolument cette représentation européocentrée. Pour Heinrich Martin, quelque chose qui beaucoup plus tard prendra le nom de créolisation du monde, se met en place : « face aux chroniqueurs officiels de Madrid et à leur hispanocentrisme conquérant, il nous rappelle que la monarchie catholique ne saurait parler d’une seule voix ». Mais encore, ces focalisations disent aussi que les points de vue sont radicalement divergents dans leur constat : l’autre est toujours en peine de la conquête de soi. Pire même, les signes qui se manifestent avec intensité, disent l’Apocalypse redoutée, particulièrement depuis le Mexique. Pour Heinrich Martin, ce qui semble se dessiner paraît la fin des Habsbourg, et du Vieux Monde chrétien. Le Nouveau Monde serait alors le véritable refuge de la chrétienté, une terre plus proche du Paradis qu’aucune ne l’aura jamais été depuis la chute. Cette affirmation, à mots couverts, car on en risque le bûcher, participe aussi de la construction de l’ennemi absolu et d’un Islam imaginaire. « Le Nouveau Monde représente, à cet égard, l’envers des mondes de l’islam ». On sait que l’accomplissement de ce fantasme d’un Nouveau Monde face à un Vieux monde en déclin et à un islam satanique constitue encore de nos jours une des représentations du monde les plus pesantes…
On l’aura perçu, on l’espère : les livres de Mahmoud Hussein et de Serge Gruzinski apportent de très nombreux outils propres à dénouer les textes littéraires les plus actuels aussi. Explorant à la fois les mythologies et les critiques de celles-ci, ils décrivent des révolutions essentielles dans l’histoire et qui ont permis peu à peu de penser le monde, et surtout cet autre côté de la réalité qu’explorent inlassablement les littératures, ces histoires indénombrables qui (re)peuplent les esprits. Il est nécessaire alors de se donner les moyens d’en distinguer les composants. Sinon, alors, le risque est grand de confondre l’histoire avec la fictionnalisation du monde, et d’y perdre même la capacité de les raconter, ces histoires.

Penser le Coran, Mahmoud Hussein, Paris, Grasset, 2009
Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des temps modernes, Serge Gruzinski, Paris, Seuil, 2008///Article N° : 8371

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