Débats-forums Fespaco 2023 / 4 : Ery Claver parle de « Our Lady of the Chinese Shop »

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Le réalisateur angolais présentait en compétition officielle au Fespaco 2023 son film Our Lady of the Chinese Shop. Il fut invité à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums du lendemain. Transcription légèrement résumée.

Annick Kandolo :  Nous avons le plaisir d’accueillir Ery Claver qui nous vient d’Angola. Ery Claver a été caméraman, d’abord sur plusieurs productions télévisuelles et des documentaires. Depuis 2013, il fait partie du collectif «Geração Oitenta » (Génération 80). C’est un collectif composé de jeunes passionnés de cinéma qui s’est donné pour ambition de partager et développer la culture et les arts avec et pour les Angolais mais aussi de le partager avec le reste du monde. Il a travaillé sur plusieurs films en tant que directeur photo mais aussi coscénariste et coréalisateur.

Il est au Fespaco 2023 avec son premier long métrage, Our Lady Of The Chinese Shop (Notre Dame de la boutique chinoise), dont le synopsis indique : « Alors qu’un marchand chinois apporte une figurine en plastique de la vierge Marie dans un quartier de Luanda (la capitale angolaise) une mère essaye de faire le deuil de sa fille, un barbier engagé lance un nouveau culte et un jeune homme cherche à se venger de son ami perdu. Un tendre conte urbain qui dévoilera un aspect familial et citadin, plein de ressentiment, de cupidité et de tourment. » Voici donc un film allégorique. Pourquoi le choix d’un tel genre pour décrire l’état d’âme des Angolais, ou du moins des Luandais ?

Ery Claver : Bonjour.. C’est un immense plaisir pour moi d’être ici : c’est un rêve qui se réalise, un rêve que nous avions déjà adolescents, mon frère jumeau et moi. Il s’agit de mon premier long-métrage personnel mais notre deuxième en tant que collectif. Nous étions déjà présent à la précédente édition du Fespaco avec Air Conditioner qui partage la même approche, pas seulement visuelle, mais aussi comment nous percevons cette nouvelle cité qu’est Luanda. Nous, je veux dire le collectif : nous réfléchissons toujours à la meilleure manière de raconter nos histoires, différemment de celles que nous pouvons voir et qui sont toujours racontées d’un point de vue extérieur. Nos recherches m’ont fait entrevoir la complexité de notre contexte social. Souvent, cette réalité est frustrante, onirique, presqu’irréelle et dure à déchiffrer. Notre film se confronte à cette réalité car, en tant que producteurs d’images, nous devons nous confronter à la réalité au même titre que la réalité nous confronte. Parfois le film peut sembler irréel, en quelque sorte magique, mais nous pourrions presque le comparer à quelque chose que j’aime tant : le docu-fiction. J’aime cette magie sans artifices. Une magie pure, d’une pureté brute.

Olivier Barlet : Air Conditioner était également étonnant, avec ces climatiseurs qui se détachaient sans raison. Il y était question d’air, de respiration, alors qu’ici, c’est l’eau et le feu. Air Conditioner était sans commentaire alors qu’ici la voix-off est omniprésente, distanciée, mais en chinois ! De qui est-elle la voix ? Du réalisateur ?

Les Angolais ont trouvé Air Conditioner complexe, bien sûr. Une des critiques était qu’il n’y avait pas de voix. Les gens ont besoin de s’identifier à celui qui parle dans le film, à savoir le réalisateur puisque c’est lui qui a l’idée. Avec ce film, j’ai commencé à travailler sur une narration par Domingas, la mère. Seulement, je sentais que par moment je n’entrais pas dans les véritables sentiments de ce personnage féminin car j’y injectais les miens. Un jour, faisant des recherches pour le film, nous sommes allés au China Town de Luanda. Nous y avons trouvé des statues de la Vierge, mais aussi des écrits sur les murs, en chinois bien entendu. C’était comme des phrases de travail, comme des signes. J’ai demandé ce que ça signifiait et on m’a répondu qu’il s’agissait de vieux proverbes, précisant qu’ils avaient une culture millénaire du proverbe. J’ai demandé la signification de ces proverbes et, honnêtement, je les ai trouvés très similaires à ce que j’écrivais pour préparer le film, et sur certains points très similaires à nos propres anciens proverbes angolais. Cela m’a donné l’idée que les Chinois nous marquent plus profondément que je ne le pensais. Bien sûr, il y a l’aspect économique mais nous n’avons même pas créé de liens avec eux, pas le moindre. Ils èrent dans la ville comme des fantômes, et même avec leurs boutiques, ils restent extérieurs. Donc, à un moment donné je me suis demandé : «  Que pensent-ils de nous ? », « Et si ils racontaient des histoires sur nous ? ». Pour préserver cette ignorance que j’ai de leur culture, je voulais garder la complexité qu’ils représentent pour nous : leurs sentiments, la façon dont ils observent les choses. Ils sont très formels dans leur façon de travailler mais leurs proverbes sont si émouvants, si beaux, si émotionnels ! C’était comme jouer à un jeu ou construire un puzzle. C’est très beau d’avoir quelque chose et de le définir, de supposer qu’ils sont « comme ceci » et que nous sommes « comme cela ». Je préfère être dans ce nuage qui parfois pleut, parfois non, et garder cette magie comme je l’ai dit auparavant. C’est comme ressentir Luanda, comme vivre dans un endroit comme Luanda.

J’ai eu une belle discussion avec l’autre narratrice (Melly, qui est chinoise), à propos de nos cultures respectives. Cela m’a beaucoup appris à propos de mon film, à propos d’un certain type de sentiments. Je ne voulais pas être trop émotionnel, imposer des émotions au spectateur. Je voulais avoir cette sorte d’approche extérieure, comme le marché chinois dans le film, comme si j’étais au-dessus de la situation, prétendant que j’ai compris ce que je vois alors que parfois je n’en ai pas compris une miette ! J’apprends toujours et, pour moi, mon film est très délicat dans ce sens, parce qu’à chaque fois que je le revois j’apprends quelque chose de nouveau, je le vois d’une nouvelle manière.

Question de la salle : Votre film est philosophique mais vous laissez au public la possibilité de penser par lui-même. Comment écrivez-vous vos scénarios ?

Merci. Je donne ce ressenti car je ne suis pas un réalisateur professionnel, je n’ai jamais étudié le cinéma. Même dans mes courts-métrages, je n’avais pas de scénario du tout. J’écris des poèmes, quelques phrases et je les capture à la caméra. Je ne regarde jamais un film pendant que j’écris parce que je ne veux pas être influencé ou intimidé par des visions extérieures. En revanche je lis beaucoup et il y a beaucoup d’auteurs que j’adore, notamment des latino-américains et des mexicains, avec cette sorte de touche magique, leur approche entre le réel et l’irréel qui, à certains moments, se rejoignent bien. Vous en oubliez que vous êtes en train de lire quelque chose de surnaturel, ça semble parfaitement naturel. Certaines choses que j’aime lire sont plus visuelles que certains films que je regarde. Ça me donne de la liberté car nous travaillons avec un budget très limité, avec très peu de ressources. Parfois, il n’est pas bon de définir les choses de manière grossière, le décor par exemple. Si j’imagine une scène autour de deux personnages assis à une table et que nous n’avons pas trouvé de table, alors on retire la table et on le fait à même le sol. Pour moi l’important c’est le ressenti, l’ambiance de la scène, pas le décor. Un bon exemple est celui de la scène du stade : quand je l’ai écrite, j’imaginais une foule mais le covid est arrivé et on ne pouvait même y pas mettre cinq personnes. Je n’ai jamais eu peur, car je sais que la réalité et ce mix de magie m’obligeront à trouver d’autres façons de représenter le même sentiment. Je sais que ça peut sembler théorique mais je pense c’est très réel et rationnel. Car nous sommes habitués à vivre ainsi en Angola. On doit faire avec ce qu’on a, y compris pour le cinéma. Nous n’avons pas de cinémas mais ce n’est pas pour autant que nous ne regardons pas de films. On recrée nos cinémas, notre cinéma à proprement parler car nous n’attendons rien des autres, on se soutient.

Question de la salle : Qu’est-ce qui vous a attiré dans le cinéma ?

J’ai toujours été un bon cinéphile. Avec mon frère jumeau, quand nous étions adolescents, nous avions la bibliothèque portugaise où il y avait un tas de bouquins sur le cinéma, mais notre seule possibilité de voir nos films préférés comme Batman ou les films de Fritz Lang, c’était une ou deux photos de leurs films. À l’époque, il n’y avait pas Google ou YouTube. Vous ne pouviez que rêver des films et imaginer comment ils seraient. Quand je les ai regardés plus tard, j’ai eu le sentiment de les avoir déjà vus, dans les livres ! Donc mon frère et moi, nous nous sommes dit : « faisons pareil, écrivons et utilisons deux ou trois photos car nous n’avons pas les ressources pour filmer, même pas une vidéo ». Nous avons commencé à faire ce genre de photos, comme une bande-dessinée. C’est ainsi qu’on a commencé. Un jour, une chaîne de télévision s’est installée en ville et j’ai rencontré un des directeurs qui nous a demandé à mon frère et moi  : « savez-vous filmer ? », ce à quoi nous avons répondu : « oui ». Mais nous n’en savions rien du tout ! Et le jour suivant nous avions une caméra entre les mains et, heureusement, ce n’était qu’un casting, ce n’était pas important, pas grand-chose. L’image est devenue toute floue et certaines prises n’avaient même pas de son. Évidement le directeur était furieux mais il était également heureux car il a vu qu’on avait adoré ça. C’était magique, même si on a fait des erreurs. C’est à ce moment que j’ai eu ce sentiment de : « Oh ! L’image n’est pas bonne ? Pas grave, c’est une question de sentiments. Amuses-toi, prends du plaisir ! ».

Question de la salle : Domingas est à la fois présente et comme éteinte, sans doute avec la douleur de la perte de sa fille. Qu’avez-vous voulu traduire à travers ce personnage ?

Domingas apparaît dans un de mes précédents courts-métrages. Vous savez, nous avons cette idée de la femme souffrante, de cette pression domestique entre hommes et femmes. Je voulais un personnage qui doit gérer son mari qui a du pouvoir et, à un certain moment, va inverser les forces car celui-ci devient malade. Elle prend le contrôle sur lui. Mais en même temps, il reste la voix dominante.

Elle me rappelle une tante. C’est auprès de cette tante que j’ai commencé à comprendre la complexité du pouvoir. C’était une bonne métaphore du pouvoir politique : elle avait un mari oppressant, violent et même à la fin de sa vie, elle continuait de s’occuper de lui avec beaucoup d’attention. Un jour je lui ai demandé : « pourquoi est-ce que tu continues de t’occuper de lui après tout ce qu’il t’a fait ? », et elle m’a répondu : «  je veux le voir mourir doucement, c’est ça mon plaisir. ». C’est ce que je voulais représenter à travers Domingas. Cette sorte de femme masochiste qui aurait pu le chasser bien plus tôt mais qui voulait expérimenter le pouvoir à son tour. Pour moi, c’est ce qu’elle a trouvé pour sentir un peu de pouvoir.

Olivier Barlet : Le film démarre avec l’infiltration de l’eau, cette eau qui va s’infiltrer pendant tout le film et qui à la fin ne coule plus mais est en revanche remplacée par le feu, lequel représente apparemment la Vierge Marie qui flambe, donc la croyance. Le mari qui meurt étant un homme politique, on se dit que ce conte est en fait profondément politique. Cela correspond-il à ce que vous avez voulu transmettre ?

Ery Claver entouré par des participants du débat-forum

Bien sûr ! Nous discutons beaucoup avec nos amis sur les politiciens : « Ah ! Ce type est nul, il ne fait rien pour nous ! ». Ils sont comme nous, mais avec du pouvoir. Donc je voulais créer cette histoire domestique pour faire une métaphore sur nos pouvoirs. Quand les gens me demandent « si tu étais un homme politique, que ferais-tu… ? », je rétorque que je ne sais pas car je n’ai pas ce pouvoir. Peut-être que je ferais pareil, peut-être pas, je ne sais pas. Je voulais représenter le pouvoir politique dans ce foyer familial. Je pense que ça fonctionne pareil.

Bien sûr, pour moi, c’est un film très politique. Mais ce n’est pas pour dire que les Chinois sont coupables de ceci ou cela. Il y a dans le film des personnes différentes, avec chacune une intention: on en a une qui veut sauver son chien, une mère qui vainc la dépression mais veut du pouvoir, un mari qui se sent humilié mais qui utilise cela pour couvrir le coupable de la mort de sa fille, et un homme d’affaires qui fait juste son travail, sûrement pour économiser de l’argent destiné à sa famille en Chine… Donc personne n’est coupable. Chacun essaye de vivre sa vie. Mais ce qui diffère c’est la définition du pouvoir. Quelle quantité de pouvoir ? Certains en ont plus que d’autres.

Question de la salle : Quelle est au fond la place de la religion ? Que doit-on comprendre de la façon dont vous la représentez ?

Je sais que c’est la partie la plus délicate quand on parle de pouvoir. Vous pouvez parler d’un dirigeant mais vous ne pouvez pas parler d’une figure sacrée qui nous représente depuis si longtemps comme la figure catholique.

J’ai commencé avec une blague : une statue blanche vendue par un chinois à un Noir. C’est fou. Vous sentez que ça peut devenir dangereux quand vous commencez à faire de l’argent avec car, dans le film, les vrais croyants sont ceux qui veulent du pouvoir. C’est pour ça que rien ne leur arrive dans le film : j’imagine que la Vierge Marie les aide car ce sont de vrais croyants ! La religion dit ceci: « Tu peux dire que tu es un vrai croyant car tu poursuis tes rêves mais tes rêves peuvent sembler fous pour d’autres. ». La religion a, pour moi, ce type de combat.

Bien sûr, je n’ai rien contre la religion, mais plutôt envers cette question de la ferveur catholique. Je pense que nous ne nous sentons jamais vraiment représentés par la ferveur la plus élevée pour nous. Ça ne fait pas partie de notre culture.

Qu’est-ce que ça signifie d’expliquer à nos enfants « ce grand leader, cet homme blanc, c’est la quintessence de l’être humain. ». On ne se sent jamais représenté. Je pense qu’il est réellement dangereux de s’y aventurer et ce n’est qu’à la fin du film que je me suis permis de blaguer : « Notre Dame est enfin noire ». Je ne pense pas que nous devions nous séparer de la religion mais nous pouvons créer une meilleure version de nous.

Merci à Daniel Olivier pour la transcription et la traduction en français.

La version anglaise est à lire [sur afrimages.net]

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