Débats-forums Fespaco 2023 / 5 : Katy Lena Ndiaye parle de « L’argent, la liberté, une histoire du franc CFA »

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La réalisatrice sénégalaise présentait en compétition officielle au Fespaco 2023 son documentaire L’argent, la liberté, une histoire du franc CFA. Elle fut invitée à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums. Transcription résumée, relue et corrigée par Katy Léna Ndiaye.

Annick Kandolo : Katy Léna Ndiaye est une ancienne journaliste et maintenant réalisatrice de documentaires. Son film « L’argent, la liberté, une histoire du franc CFA » est une exploration du fondement et du fonctionnement du franc CFA. Il est extrêmement fouillé, ce qui suppose un énorme travail de recherche. Est-ce qu’il a été difficile de produire le film ?

Katy Lena Ndiaye : Il faut du temps… Au départ, il y a cette idée, ce désir de développer un film autour du franc CFA. C’est le temps qui permet de trouver la voie, développer un point de vue. Il fallait ce travail de longue haleine sur une question aussi importante et sensible que le franc CFA.

Annick Kandolo : Pour ce film vous avez choisi de vous intéresser à quelque chose de très commun mais méconnu. Pourquoi l’argent, la monnaie ?

C’est à la suite d’un entretien avec un économiste, Thierry Amougou, qui enseigne à l’UCL en Belgique,  que j’ai constaté que ce sujet sérieux n’avait pas encore été travaillé de près au cinéma. Jusque-là, ce n’était qu’une simple pièce pour aller m’acheter des bonbons quand j’étais enfant. Puis, en regardant de plus près, je me suis rendue compte que c’était bien plus qu’une pièce. Je me suis mise dans la peau de la cinéaste mais aussi de la citoyenne. Nous en avons tous dans la poche, mais qu’est-ce qu’il y a derrière cette pièce ? Quelle est l’histoire ? À quoi ça sert ?

Olivier Barlet : J’imagine qu’il aurait fallu faire parler beaucoup de gens. Tu en as sélectionné en fait assez peu. Qu’est-ce qui a guidé ton choix ?

Mon choix a été guidé par ce désir de comprendre et d’être accompagnée par des hommes et des femmes qui s’étaient plongés dans cette matière, qui la maîtrisaient. Les spécialistes en avaient entendu parler mais pas le grand public. Je voulais de la clarté et que ces gens me racontent et m’expliquent. Ce sont effectivement des experts mais ce sont aussi des protagonistes qui ont vécu dans leur chair cette histoire du franc CFA et qui pour la plupart s’y sont intéressés à l’occasion de la dévaluation.

Ce qui me guide aussi en tant que cinéaste c’est toujours de quel lieu on parle : c’est une histoire qui est la nôtre, que l’on partage avec l’Europe, mais je voulais que ce l’on entend et que ce que ce film déploie le soit depuis mon territoire, Saint-Louis du Sénégal.

Olivier Barlet : Combien d’heures de rush as-tu ?

Au niveau des entretiens, on a retenu 10% de la matière, une matière absolument passionnante et intéressante, qui fera date et archive. Il était important de capturer ce long temps d’entretiens. C’était magnifique.

Annick Kandolo : Le film nous amène beaucoup d’éléments de compréhension de ce qu’est la monnaie, des enjeux qu’elle représente pour nous Africains qui l’utilisons mais aussi pour l’ancienne métropole, la France. Cela mène à une sorte de réquisitoire. Était-ce le but ?

Katy Lena N’Diaye

Ce n’est pas un réquisitoire, c’est un point de vue. Je mets à plat cette histoire telle que je la reçois et la comprend, et en même temps il y a la différence entre la journaliste que j’étais et la cinéaste que je suis.

La génération post-indépendance qui a hérité de cette monnaie, de cette histoire, qu’est-ce qu’elle peut et doit en faire ? C’est vrai que la trajectoire n’a pas été simple, et ça l’est toujours, mais la monnaie est dans tout ( je reprends ici Ze Belinga). Le film m’a conduit à retracer l’histoire politique, à me placer dans la trajectoire de nos pays. A l’entame de mon projet de film, il y avait ce désir de raconter la monnaie. A l’arrivée, ce qui raconte aussi les héritages.

Annick Kandolo : Vous parlez d’héritage et dans le film il y a quelque chose qui m’a beaucoup marquée, c’est la fable de La Fontaine que le petit récite. Comment cette séquence s’est-elle retrouvée dans le film ?

Le problème était de ne pas asséner des définitions, des explications qui restent difficiles à capter. Après une année de recherches, je suis tombée par hasard sur cette archive qui m’a touchée puisque c’est une fable que beaucoup de générations connaissent par cœur. J’ai mis un temps à me rendre compte que cette fable était la métaphore de ce que je voulais raconter.

« Le laboureur et ses enfants », c’est l’empire colonial français qui au moment de disparaître pense renaître de ses cendres” et confie à ses enfants un trésor, leur disant : “Vous comprendrez plus tard, dans 50, 60, 70 ans”. C’était parfait parce que je ne voulais pas expliquer, mais raconter.

Question de la salle : Dans le film vous dites que la fable a trahi sa promesse : à quel niveau ? Si on parle d’héritages, est-ce qu’ils sont comparables ?

Je dirai que quels que soient les héritages, il faut les interroger, les regarder avant de les accepter ou non. Si je replonge dans la leçon et la morale de cette fable, c’est “Travaillez et vous serez récompensé”. C’est ce qui est exposé aux Etats qui accèdent aux indépendances : « Reprenez nos outils, la clé de notre succès et vous serez récompensés ». J’ouvre les choses et je questionne une trajectoire collective et un continent inégalitaire. Où en sommes-nous ? J’ouvre ces pistes et ces constats.

Olivier Barlet : En termes d’héritage, le film pose la question de la légitimité des élites à prendre les décisions. Tout est guidé par l’extérieur, la souveraineté est évoquée mais reste absente. Et en en presque deux heures, le film en fait la démonstration. Est-ce-que dans son élaboration, cette question était claire au départ ou est ce qu’elle s’est peu à peu imposée ?

Je dirais qu’elle s’est peu à peu imposée et ça a vraiment été pour moi, à l’époque où j’étais journaliste, une quête, une exploration. L’indépendance était un moment fort. Je me suis toujours demandée : “Qu’est ce qui n’a pas fonctionné ?”, ou “Qu’est ce qui aurait pu mieux fonctionner ?”, et finalement, cette histoire du franc CFA est une porte d’entrée pour remonter le temps qui raconte la trajectoire de nos pays et répond à mes interrogations d’alors.

Annick Kandolo : On se rend compte que ce film est parti d’un désir vraiment personnel de comprendre et on le ressent à travers la narration qui est faite à la première personne. Vous avez décidé de faire porter cette narration par une autre voix, pourquoi pas la vôtre ?

C’était trop sensible. Après tout ce temps passé avec cette histoire collective, dans laquelle j’ai intégré une part d’un récit plus intime, après tous ces mois en montage, je ne parvenais pas à dire le texte, mon texte, avec la bonne distance, un semblant de distance. Le film est un conte, et c’est une conteuse, qui nous raconte, déploie pour nous cette histoire du franc CFA.

C’est un récit à la première personne mais ce “Je” n’est pas seulement mon “Je” à moi. C’est un “Je” inclusif, qui invite le spectateur à se mettre à ma place. Ce « je » devient d’ailleurs parfois un « nous ».  Quand je dis “la génération de mes parents”, c’est aussi pour que le spectateur se questionne et s’interroge et, pour ces moments-là, se mette dans la peau de la narratrice. La voix interroge aussi et les questions valent pour elle aussi bien que pour le spectateur.

Question de la salle : Ouattara et Macron ont annoncé l’“Eco”. Est-ce-que vous n’avez pas essayé de vous rapprocher de Ouattara pour actualiser l’information ? J’aimerais également savoir à quoi renvoient les claps des annonces dans le film ?

Mon intention était de comprendre sur le long terme. Je ne souhaitais pas aller vers des dirigeants ou décideurs en activité car ces personnages qui sont en fonction ont une parole cadenassée. Quant aux claps, ils font partie de la narration. Le premier moment arrive lorsque la France coloniale revisite son projet assimilationniste. Au second clap, Felwine Sarr nous éclaire sur ce qu’ont été les indépendances, les attentes déçues, les victoires aussi. Ces claps finalement signalent les moments de déraillements.

Annick Kandolo : À la fin du film, un de vos protagonistes affirme que le temps est venu pour l’Afrique d’être un espace de savoirs et de propositions. Quelles solutions voyez-vous ?

Il n’y a pas de solution prête à l’emploi, si ce n’est appliquer, intégrer cette phrase qui vient clore le film et reprend les mots de Martial Ze Belinga. L’Afrique en tant qu’espace de savoirs et de propositions… Quant à moi, je ne peux offrir que mon cinéma. Mes films sont là : à chacun de prendre ce qu’il veut, ce qu’il peut.

Olivier Barlet : Le film évoque cependant le panafricanisme. La question idéologique se pose. Nous sommes dans un festival panafricain de nom, mais quand est-ce qu’il sera vraiment panafricain de fait ? N’est-ce pas un peu la question que pose le film aussi ?

Oui, et c’est de manière très poétique que je pose la question :  dans quelle fable voulons-nous nous réveiller ? Il y a vraiment quelque chose à construire. Cela doit partir de nos imaginaires et se matérialiser dans nos vies. Donc oui, il y a quelque chose à penser et à repenser. C’est pour cela que je dis que ce n’est pas seulement un film que j’ai imaginé en ne pensant qu’à nos pays qui fonctionnent encore avec le franc CFA : il s’adresse aussi à tout le continent.

Annick Kandolo : Je pense qu’on devrait faire voir ce film dans les écoles.

C’est prévu, parce que c’est effectivement un film qui doit circuler le plus possible partout.

Merci à Sara Adriana ALBINO pour sa transcription

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