Le festival de Brive en France ou celui de La Cabina à Valence en Espagne sont entièrement consacrés au moyen métrage (30 à 60 minutes), un format qui prend le temps d’installer un récit, un sujet, une atmosphère. Il permet à certains cinéastes une transition idéale vers le premier long métrage, mais certains y reviennent par goût ou simplement parce que cette durée convient à leur projet. Exploration de ce format à travers trois films novateurs.
Le moyen métrage a cette durée improbable où le film est dur à caser dans une programmation de courts métrages et n’est pas encore un long métrage qui pourrait passer en salles, malgré quelques exceptions. A la télévision il est quasi-impossible de le caser dans la grille et même en festival, cela pose un problème de programmation : laisser le film seul dans sa séance ou bien le coupler avec un autre et lequel ? Pourtant, des films se font que leurs réalisateurs ne verraient ni plus court ni plus long. On a effectivement du mal à imaginer en rajouter ou en enlever aux 47 minutes de Les Jours d’avant de Karim Moussaoui (xf. [article n°12051]) ou aux 45 minutes de Mille soleils de Mati Diop (cf. [critique n°11649]). Ces films s’imposent dans leur durée comme une posture de yoga. Et s’imposent parfois au point de trouver leur place dans une programmation de courts métrages comme Kindil el Bahr (La Méduse) de Damien Ounouri (40′) présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au festival de Cannes 2016 (cf. [article n°13633]).
Abordons ici des films récents qui, comme les précédents, n’ont a priori rien à voir entre eux mais qui trouvent leur cohérence dans l’originalité de leur approche de ce format de cinéma.
D’abord, leur confiance dans la capacité de leur sujet à représenter davantage que ce qui est montré, ce qui élargit singulièrement le temps du film. Vers la tendresse d’Alice Diop, rencontre avec quatre jeunes de Montreuil sur la façon dont ils vivent leurs relations affectives. Le film va crescendo, comme l’indique le titre, allant de la misère sexuelle à l’affirmation de soi. Ces quatre jeunes sont très différents les uns des autres mais ont en commun de confier cette part intime qui ne se dit pas. Ils sont avant tout eux-mêmes, uniques, incatégorisables et surtout pas dans les stéréotypes habituels des jeunes de banlieue. Vers la tendresse n’est pas un film sur la banlieue mais sur des hommes d’aujourd’hui. La pauvreté affective, la solitude, sont bien partagées par les hommes et les femmes, et cela n’est pas sans conséquence pour la société. Mais si Alice Diop choisit des jeunes de Montreuil, c’est que ce sont des voix inaudibles, marginalisées, ramenées à des clichés, et qu’il convient d’écouter pour sortir des réductions médiatiques et idéologiques afin de restaurer du vivre ensemble.
Contrairement à son remarquable La Permanence (cf. [critique n°11649]) qui se concentrait sur les visages des soignants et des patients parlants, les voix de Vers la tendresse et les corps à l’écran restent disjoints : les voix ont été enregistrées lors de repérages et les images par la suite. Cette radicalité est dynamique : on sort de l’interview, voire même du témoignage, pour ne pas se laisser enfermer dans la catégorie, pour détourner les projections autant que la demande zoologique de sociologie. Il s’agit pourtant bien de rendre une voix et un visage mais dans une ligne de fuite, sur la corde raide, en frisant la fiction pour déjouer le stéréotype. De cette liberté formelle naît la possibilité d’un imaginaire autonome, qui se suffit à lui-même sans qu’on vienne le définir de l’extérieur, et qu’il convient donc d’écouter sans a priori. Le geste est politique : cette affirmation de la diversité tranche avec l’imposition identitaire d’une République dont le roman national reste uniciste et centraliste.
Cela suppose une topographie car il s’agit de s’inventer dans un territoire à redéfinir. C’est ce que fait en Algérie Dania Reymond dans Le Jardin d’essai, prétextant un casting et le tournage d’un film, bien différenciés en deux parties. Fiction aux allures de documentaire, Le Jardin d’essai est situé dans un parc magnifique, celui du Jardin d’essai du Hamma à Alger, un jardin luxuriant qui s’étend en amphithéâtre au pied du Musée National des Beaux-Arts, et tire son nom de ces jardins botaniques où les colons essayaient d’acclimater des espèces venues d’ailleurs pour les produire en quantité et approvisionner la métropole en produits tropicaux (cacao, café, coton, etc.) – donc une logique de conquête, transformation et exploitation du territoire. Une légende locale veut que le premier Tarzan y a été tourné. En réalité, il fut tourné en Californie mais cet ancrage dans l’histoire du cinéma renforce l’aspect mythique d’un jardin exotique en lien avec le mythe de la nation soutenu par les débuts du cinéma algérien. L’essai, ici, sera dès lors de tourner une autre vision historique de l’Algérie que l’officielle, celle de jeunes d’une ville assiégée, la luxuriante oasis d’El Goléa (qui abrite la tombe de Charles de Foucauld
) évoquée par le conte servant de trame au film en tournage. Entre colère et résignation, faut-il partir ou rester, fuir ou organiser la fronde ? Et le cinéma répond-il par le rêve à l’impuissance ressentie dans la vie quotidienne et aux désillusions ?
De même, faudra-t-il continuer le tournage malgré l’incertitude ? Aller au bout de ses rêves pour éviter l’ennui et le « dégoûtage » ? Dans le conte, le siège s’éternise
Malgré le drame sous-jacent, Le Jardin d’essai ouvre un possible, une autre histoire du futur sur le mode collectif. Convoquer les mythes pour matérialiser leur échec et appeler à un nouvel imaginaire passe ainsi, via le rapport au réel, par l’humour et la mise en abyme.
Comme nous l’avions souligné dans notre compte-rendu du dernier festival de Cannes, ce rapport au réel passe par une sortie du naturalisme et le choix de chemins de traverse convoquant des esthétiques originales (cf. [article n°13633]). Il s’agit de dépasser la physiologie du réel pour non plus le refléter mais l’appréhender avec une distance qui rompe avec le didactisme. Cette prise de distance est aujourd’hui d’autant plus revendiquée que les films s’intéressent de près aux réalités sociales. Elle passe souvent par un rapport intime où l’histoire personnelle du cinéaste est déterminante. Dans Le Visage de Dieu, Bahram Aloui raconte en arabe l’histoire moderne de la Tunisie à travers son propre récit. On pense aux films de Jean-Marie Teno, tant sa voix accompagne les images d’archives ou les prises de vues documentaires à la manière d’une méditation, le contrepoint à l’image évitant tout relent illustratif. Mais son lyrisme sans emphase et sa mélancolie rappelle aussi les monologues intérieurs en voix-off de Terence Malick. « Souvenirs perdus entre encre et papier, envahis par des déceptions et des défaites éternelles » : ainsi définit-il sa mémoire « où je me réfugie pour entrevoir les victoires illusoires et redonner vie aux rêves enfouis ». Cette mémoire éclatée est celle de son enfance meurtrie, dans la pauvreté rurale de « ce pays épuisé ». A la télévision, ces visages de Dieu que sont Bourguiba puis Ben Ali ne font guère illusion : pour l’enfant Bahram affamé, c’est le couscous qui évoquait le visage de Dieu.
Les pauvres se sont encore davantage appauvris : il faut partir, faire son chemin en ville, un chemin de galères mais aussi de découverte du nouveau théâtre où il deviendra comédien. Il rend hommage à Abdelwaheb El Jemli mais aussi à Nouri Bouzid, à ces saltimbanques de la culture qui surent résister. La révolution et ses suites, qu’il vivra intensément, font l’objet d’une rupture esthétique : une série de documents sans commentaires et en parallèle sa mère qui déplore la violence. Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi sont portés en terre
Film aux tripes ouvertes, Le Visage de Dieu est le récit des rêves brisés mais porte aussi la nécessité d’aller de l’avant. Il est prise de parole autobiographique, mais cette parole n’est pas seulement personnelle : elle s’affirme comme celle d’un peuple qui subit puis s’émancipe, et est ainsi éminemment collective. Ce passage du « je » au « nous » se fait naturellement, sans qu’il soit besoin de l’énoncer, tant son devenir est partagé avec tant d’autres jeunes Tunisiens. C’est alors que s’inscrit ce courage qui a permis la révolution, tel que le définit Cynthia Fleury : « Le courage est d’abord un processus de construction d’un sujet non aliéné. C’est un lien avec le sens et avec les autres ». (1)
Sans doute ces trois cinéastes, choisis parmi d’autres, ont-ils privilégié le moyen-métrage car ils ne s’appuient pas sur un récit fictionnel ou documentaire : ces films foisonnants se résument en peu de mots. Ils sont ouverts à l’improvisation même s’ils sont très écrits. Leur propos n’est pas d’établir la palette d’un questionnement mais plutôt de composer un bouquet ouvert sur ses failles et ses manques, un premier geste en somme qui appelle le spectateur à compléter par sa propre vision. Le moyen métrage n’est ni trop long ni tronqué : il prend le temps de poser un imaginaire. Car c’est en restaurant corps et parole à de jeunes marginalisés, en déficit d’une représentation qui ne soit ni cliché ni dédain, mais aussi en travaillant une nouvelle esthétique, que ces trois films font de ces ruptures le socle d’une appréhension du réel comme monde, ce qui implique comme le notait Sartre un dépassement caché vers l’imaginaire.
1. « Du courage en démocratie », entretien entre Cynthia Fleury et Bernard Cazeneuve, in : Philosophie Magazine n°98, avril 2016.///Article N° : 13668