entretien d’Olivier Barlet avec Sarah Maldoror (Guadeloupe)

Paris, 1997
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Filmer la poésie
Le contexte historique de mes débuts exigeait un cinéma militant qui aujourd’hui me reste collé à la peau : j’ai, comme tout le monde, beaucoup de difficultés à travailler. Révolutionnaire et féministe : une image aujourd’hui négative que je suis obligée de gommer parfois pour arriver à faire des films. Le fait d’avoir fait Sambizanga (1972) et d’avoir été dans les maquis fait croire encore aujourd’hui que j’ai trois bombes dans les poches…
Je travaille en ce moment à un sujet pour RFO sur les Frères Lumière. On m’a dit :  » Ne venez pas nous dire qu’ils ont collaboré pendant la guerre etc.  » J’ai répondu que ce qui m’intéressait était qu’ils avaient inventé le cinéma parce qu’ils avaient assisté à une cérémonie vaudou ! C’est comme ça que ça a marché : c’est un clin d’oeil aux Frères Lumière, quelque chose d’humoristique. Tout le monde a fait des films sur les Frères Lumière, pourquoi pas nous ? Si on fait du cinéma, c’est pour faire de la fiction ! Ce qui m’amuse le plus, c’est quand on me dit :  » Mais est-ce que c’est vrai ?  » J’hésite un peu et plutôt que de répondre que c’est faux, je dis :  » A vous de trouver ! Quand vous aurez vu le film, vous verrez.  »
Je suis bien sûr pour des films réalistes mais le cinéma n’est pas la vie quotidienne. Cela ne peut être le quotidien que s’il y a de la poésie, ce quelque chose qu’on ne perçoit pas…
Une France désintéressée
Je vais également tourner un film au Sénégal sur un sculpteur qui me fascine et parce que j’aime bien les gens qui créent ainsi à partir de rien. Et j’ai un projet de long métrage sur un héros guadeloupéen qui s’est révolté contre la colonisation. Or, en France, vous pouvez parler de l’avenir ou d’aujourd’hui, mais surtout ne parlez pas de la colonisation, c’est sacré ! Vous voyez les Américains faire des films sur leur passé, positifs ou négatifs : ils n’en ont pas peur. La France, elle, est très frileuse là-dessus. Le scénario est écrit et je le ferai avec les Américains…
Les Noirs américains peuvent apprendre leur métier car ils sont partout et peuvent maintenant avoir les principaux rôles. En France, on est encore condamnés à une certaine marginalité. Ni les Français, ni les réalisateurs, ni la télévision ne sont prêts à s’ouvrir à l’Autre alors que c’est la seule chose qui compte aujourd’hui parce qu’on ne s’en sortira pas autrement. Ma petite fille se dit Européenne d’origine africaine mais dans vingt ans, elle dira :  » Je suis Européenne « , tout simplement. Comme aux Etats-Unis ! Et en Afrique, ce devrait être la même chose, sinon on va se taper dessus ! Les Français n’y sont pas encore prêts. L’Amérique est raciste, certes, mais différemment. Le Français n’aime pas qu’on lui dise qu’il est raciste car il est persuadé qu’il ne l’est pas. L’Américain sait qu’il l’est mais les Noirs ont accès à des postes importants un peu partout. Vous voyez un maire noir dans une grande ville française ? L’absence d’intérêt est totale alors même que l’audimat détermine tout. Quant au financement des films africains, il permet éventuellement de faire des films mais pas de les voir !
Il arrive que ça marche : j’ai proposé un nouvelle de Victor Serge, un auteur que j’aime beaucoup, et la 2 l’a accepté. Je l’ai tourné aux Invalides. On avait dressé des portraits géants de Lénine et Staline dans la grande cour. Quand le commandant est arrivé, il voulait tout faire arrêter ! Quand il a voulu voir le réalisateur, il ne croyait pas que c’était moi. Je lui ai dit que la couleur ne fait pas la fonction… Il était furieux. J’ai tenu bon puisque nous avions une autorisation donnée sur présentation du scénario. Il arrive qu’on rigole bien !
Une autre vision
En filmant, je cherche à quitter la vie quotidienne et à introduire le rêve. Je pars de la lumière d’un tableau, de Rembrandt par exemple parce que si on a peur, on ne peut pas avoir une lumière éclatante. Je veux qu’il y ait du vrai mais avec un petit espoir. La réalité est trop triste…
Quand j’ai présenté Sambizanga en Suède, Ingrid Bergman m’avait dit :  » Pourquoi cette beauté ?  » J’ai répondu qu’elle n’avait pas à être laide. Pourquoi une paysanne n’aurait-elle pas cette dignité ? L’Afrique doit être pauvre et sale, et quand un Africain touche un bout de bois ou aujourd’hui un bout de ficelle, ce doit être une oeuvre d’art ! On me reprochait de faire un film trop personnel dans un contexte militant et pourtant, c’est ce film qui reste ! Sortons du  » cinéma calebasse  » : nous sommes proches de l’an 2000 ! Plongeons-nous dans le futur plutôt que de nous poser tout le temps le problème de savoir pourquoi il n’y a pas d’eau etc. Cela ne veut pas dire ne pas réfléchir sur son passé ! Il faut connaître son passé pour comprendre l’avenir. Mais ayons une autre vision.
Montrer une autre culture
Filmer en Afrique demande de s’adapter au soleil, à l’ombre, à la verdure, à la poussière et au rythme des gens. Je suis très sensible au bruit africain qu’on ne trouve nulle part ailleurs : respectons le son africain, ainsi que l’espace du continent qui le caractérise si fort. Un baobab ne sera jamais un cerisier. On ne peut avoir en Afrique une vision européenne du temps, de la lumière, du son.
Tous les sujets traditionnels sont possibles, mais c’est le comment qui se pose, pour aller à l’encontre des images bornées qu’ont les gens de l’Afrique. Mes tournages sont assez rapides mais je les prépare énormément. Je me demandais par exemple de quelle façon faire rentrer le sculpteur de La Pirogue éclatée dans la maison des esclaves. Je lui pose la question en lui envoyant le scénario et il me répond :  » Je rentre comme tout le monde par la porte !  »
Il faut prendre le temps d’écouter ! J’ai eu le coup de foudre en le rencontrant, mais j’aurais dû rédiger le scénario et retourner le voir pour en discuter avec lui. On veut toujours aller trop vite. Il me faudra le laisser parler pour lui laisser exprimer cette simplicité qui cache une grande sagesse. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut montrer qu’il existe une autre culture, une autre sagesse.
Primauté du cinéma
Il nous faut montrer l’Afrique telle qu’elle est. Dans ses beaux décors comme dans sa misère, même si la désillusion est grande de voir qu’on s’est tant battu pour en arriver là. L’Afrique est paradisiaque mais elles est aussi terrible. Je ne supporte plus qu’on me dise que cela ne vient que de la colonisation. Que faire aujourd’hui ? L’absence de projets est patente. Après avoir réalisé un film sur la Guadeloupe, j’aimerais en faire un sur ces enfants qui ont participé à la guerre, que j’ai filmé et qui sont maintenant des hommes cassés de leur passé et d’avoir été confrontés à tant de mensonges.
Je me souviens durant un tournage en Guinée Bissau avoir rencontré des femmes qui apportaient de l’huile pour les échanger contre des tissus. Elles tâtaient le tissu et faisaient le tri en disant :  » Celui-ci vient de Russie, il n’est pas bon. On cherche les tissus suédois.  » J’ai été surprise car elles savaient déjà : je comprenais ce qu’Amilcar Cabral voulait dire quand l’indépendance n’était plus qu’une question de jours et qu’il s’écriait que c’était maintenant que les difficultés allaient commencer ! Tous ces gens formés à l’Est et qui allaient revenir, ces intellectuels pour demain, étaient nécessaires mais les combattants qui avaient tant lutté n’auraient rien. Voilà ce que j’aimerais montrer en filmant l’Afrique d’aujourd’hui dans ses espoirs et sa misère.
Le cinéma est indispensable : les livres sont encore absents, la pénurie omniprésente dans l’éducation. L’école et la culture sont primordiales. Ainsi que le respect de la culture de l’autre pour éviter la barbarie !

///Article N° : 2493

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