L’intrigue éthio-jazz de Mulatu Astatké, les mélopées lancinantes et cuivrées de Mahmoud Ahmed, ce groove hypnotique et cette gamme éthiopienne si singulière ont sonné aux oreilles de nombre de musiciens français comme une incroyable source d’inspiration. Ces groupes comme le Badume’s band, Akalé Wubé, Arat Kilo, le Tigre des Platanes ont tous eu entre leurs mains cette fameuse collection des Ethiopiques, réédition des enregistrements de grands orchestres qui ont connu un âge d’or du temps de l’Empereur. Lâchant prise sur cette mémoire d’un « swinging Addis » teintée de regrets, nous sommes partis à la rencontre des artisans du renouveau de la scène musicale d’Addis-Adeba. Car il semble bien que la nouvelle fleur bourgeonne de talents portés vers l’expérimentation.
Un samedi soir au Ghion Hotel d’Addis Adeba. L’enseigne de l’African Jazz Village scintille dans la cour, façon jazz club. Le mystère plane sur cet endroit niché dans le quartier Stadium, tenu par un certain Mulatu Astatké. Ce musicien qui a grandi dans les années 1950 dans la diaspora éthiopienne en Angleterre puis aux Etats-Unis a arrangé un son singulier baptisé « ethio-jazz », dont les charmes lancinants ont séduit le grand public à travers la bande originale du film Broken Flowers (2005). On nous avait dit qu’il jouerait ce soir, son nom est annoncé sur toutes les affiches à l’entrée et pourtant, il ne sera pas sur scène. Tournée au Brésil oblige. Au sous-sol, un seul couple éthiopien et six étrangers parmi nous forment le public du concert. Les clients de l’hôtel écoutent plutôt les azmarisau premier étage. Partout sur les murs du club le label « ethio-jazz » nous saute aux yeux. Le groupe, Belema band, joue deux morceaux de Mulatu et arrangent des grands classiques de jazz, pas forcément « ethio ». Musse Mekonen, le jeune batteur, n’est pas étonné du peu de foule. « Mulatu ne cherche pas la notoriété ici, il préfère vivre tranquillement, boire du tedj. Il passe son temps à l’étranger. L’idée de faire de l’éthio-jazz est très nouvelle pour notre société, ça ne l’est pas pour la votre, mais les jeunes ici ont oublié ». Une anecdote lui vient même à l’esprit, un soir où Mulatu était invité à jouer après une réunion de l’Union Africaine. Après sa prestation, tous les Blancs l’ont acclamé, mais les Africains, Ethiopiens inclus, ne l’avaient pas reconnu.
Le Belema band arrange « Yekermo Sew » de Mulatu Astatké. African Jazz Village club, Hotel Ghion, Addis Adeba
Oui, la musique éthiopienne fascine l’occident. On ne compte plus les groupes européens et surtout français qui essayent leurs cuivres et leurs percussions à la gamme pentatonique abyssine : Le Tigre des Platanes, L’Imperial Tiger orchestra, le Badume’s band, Akalé Wubé, Arat Kilo… Ces passionnés ont tous eu entre les mains la série des Ethiopiques, collection d’albums réédités qui a fait connaitre en Europe principalement les sons cuivrés des grandes formations musicales du temps de l’Empire entre 1969 et 1974. Ces années sont ainsi célébrées comme « l’Age d’Or de la musique éthiopienne », ce temps où les mélopées de chanteurs aujourd’hui icones comme Mahmoud Ahmed, Alemaleyu Eshete, Estenesh Wassié s’accompagnaient d’un groove si singulier, si hypnotique. Francis Falceto est à l’origine de ce trésor de 29 pépites, lui qui décide après plusieurs voyages en Ethiopie de rééditer les albums archivés de la production Ahma Records et les diffuser en Europe.
Aklilu Zewdié, saxophoniste et ancien directeur de l’école de musique Yared school d’Addis-Adeba, a joué avec le Badume’s band en 2005 en Bretagne. Il se rappelle le jeu impressionnant de ces français reprenant un morceau instrumental du temps de l’empereur, composé par des musiciens aujourd’hui septuagénaires. La force du groove éthiopien produit pendant les décennies 1960 et 1970 vient de ces grands orchestres militaires similaires aux brass-band américains. Dans ces formations gouvernementales comme l’Imperial Bodyguard orchestra, l’orchestre de la police, celui de l’armée et du théâtre Hallié Séllasié, soul, rythm n’blues et jazz se métissaient aux répertoires traditionnels de grands vocalistes comme Mahmoud Ahmed et Tlahoun Guèssèssè, improvisant sur une gamme pentatonique. « A cette époque, la qualité des enregistrements, la discipline et le talent des musiciens étaient exceptionnelles » insiste Aklilu. Pourtant, en 1974, l’instauration du régime stalinien du Derg porte un coup d’arrêt à la fièvre du « Swinging Addis ». Mahmoud Ahmed, le temps d’un café au Taitu Hotel, se rappelle : « Pendant le derg, on devait mettre sur cassettes des chants et poèmes révolutionnaires parmi 10 autres chansons d’amour. Comme il y avait le couvre-feu, on jouait de 22h à 5h du matin ». Depuis la fin du régime, les cassettes remplacent les vinyles et le synthétiseur joue désormais le rôle des cuivres, des lignes de basses et des cordes, contribuant selon les mots de Francis Falceto « à la perte d’identité cuivrée et à la misère de la scène musicale »(1). Son ami Heruy Arefaine coordonnant l’ancien Ethiopian Music Festival (2000-2010), plus connu comme monsieur « H », parle en écho d’une « amnésie collective » dont la jeunesse éthiopienne serait victime, les années du Derg ayant effacé toute mémoire de cet âge d’or.
Aujourd’hui, plus de 23 ans après la fin du Derg, il est bien temps de prendre le pouls musical de la capitale éthiopienne, en pleine effervescence. D’ailleurs, à 73 ans, monsieur Mahmoud Ahmed, légende bien vivante, nous annonce timidement dans la salle bien calme du Taitu Hotel un nouvel album où sa voix sera mixée avec le jeu de différents musiciens. « Les technologies vont très loin aujourd’hui » sourit-il.
Lâchons donc prise sur les Ethiopiques et l’éthio-jazz de Mulatu et écoutons sur quelles tendances les musiciens éthiopiens vibrent-ils à Addis en 2014. Forts d’un héritage glorifié et réinterprété en Occident, comment tissent-ils un son actuel entre les gammes si singulières de l’Afrique orientale, les influences jazz anglo-saxonnes voyageant avec la diaspora, les sons pop commerciaux diffusés dans les médias et les enseignements religieux ou classiques proposés par les écoles de musique ?
« Je pense que nous sommes aujourd’hui dans un véritable âge d’or. Je ne pourrais même pas compter le nombre de lieux où écouter de la musique live ». Abegazu K. Shiota est de cette génération de musiciens de retour après dix années dans la diaspora aux Etats-Unis. « On a quitté le pays parce qu’il y avait des problèmes économiques et politiques pendant le régime du Derg. On risquait d’être recruté par le service miliaire, c’était dangereux d’être jeune. Tout le monde partait, même s’il n’y avait pas de danger immédiat » . Alors à Washington, en Californie, au Texas, à Minnesota à Seattle et à Boston, les Ethiopiens de la diaspora se retrouvent et jouent les musiques traditionnelles de leurs régions.« On s’est mis à jouer des répertoires éthiopiens parce que forcément, on ne pouvait pas jouer de la pop américaine, il n’y avait aucun marché et ça aurait été ridicule. Mais surtout, nous devions garder notre culture bien vivante. A force de puiser pendant 15 ans parmi les répertoires des 70 peuples d’Ethiopie, on est devenu très imprégné des traditions. Mais en même temps nous étions exposés à la world music et à d’autres sons d’Afrique de l’Ouest qui métissaient leur tradition avec les styles occidentaux ». De retour en Ethiopie fort de ce brassage, Abegazu a une idée bien précise : « composer et produire une musique profondément éthiopienne, mais qui est aussi savoureuse pour les oreilles occidentales ». Un des seuls producteur avec un studio digne de ce nom, Abegazu est bienveillant sur les talents qui émergent et plein d’espoir dans la nouvelle scène. « Maintenant les jeunes sont libres de s’exprimer et d’explorer la musique. Girum Mezmour n’a jamais quitté son pays et il est meilleur que n’importe quel musicien. Et ce garçon derrière nous, c’est Samy, il est le seul soliste que je connaisse, un virtuose. Il travaille longtemps, fait quelques tournées en Europe, revient et se pose sur des projets différents, il n’est pas coincé dans un style. Ces gars sont libres et créatifs, c’est évident à leur manière de jouer. Cette liberté n’a jamais existé auparavant ».
Girum Mezmour n’est autre que l’artisan principal de ce renouveau musical de la capitale des 10 dernières années. Chaque février depuis cinq ans, il coordonne le festival Accacia et rend compte des éthio-expérimentations de la Nouvelle-fleur, comme se surnomme la capitale éthiopienne. Nous retrouvons le guitariste au Jazzamba, club rythmant au jazz les soirées du quartier Piazza, ancien poumon du Swinging Addis. Mercredi, Girum joue en backup du célèbre chanteur Alemayehu Eshete, son ami Abegazu au clavier. Le vendredi suivant, il gratte sur la même scène avec son groupe Addis Acoustic Project. Rien d’étonnant, l’homme n’est pas moins qu’un des fondateurs du Jazzamba et de sa Jazzamba school of music, seule école de la capitale dont l’objectif est de former des musiciens de jazz pour la scène. Un projet murit avec ses amis de la diaspora revenus au pays, comme Abegazu et le bassiste Henock Temesgen.
Plongé dans la musique depuis 20 ans, pianiste, guitariste, arrangeur, compositeur, Girum a remis en mouvement une scène d’Addis bien engourdie. » J’étais un des artisans du changement. En 1999, j’ai commencé à organiser une jam session au Coffee House. C’était difficile au début mais ensuite, tous les jeudis pendant 10 ans, l’endroit ne désemplissait pas. On m’a dit l’impact énorme qu’ont pu avoir ces sessions sur le dynamisme musical d’Addis-Adeba aujourd’hui ». Ainsi, il a pu convaincre les propriétaires des bars que les sessions acoustiques et les jams peuvent leur être profitables. Ironie du sort, le conservatoire de la ville sollicite même Girum quelques années plus tard pour enseigner dans leur nouveau département jazz. 15 ans plus tôt, l’école n’avait pas même un cours de guitare à lui proposer, alors il avait dû se mettre au piano.
Un projet qui tient à cur au musicien, et dont le tout Addis parle aujourd’hui est son Addis Acoustic Project. Cette formation originale revisite un répertoire éthiopien du début des années 1950 jusqu’au début des années 1960. Les arrangements puisent dans le jazz, les sons est-africains et les rythmes afro-cubains. « Avant ce qu’on appelle âge d’or de la musique éthiopienne, il y avait beaucoup d’instruments acoustiques comme la mandoline, l’accordéon, la contrebasse. Alors que les cuivres des années 1960 et 1970 ont beaucoup influencé les musiciens français, la musique de cette époque est méconnue du reste du monde ». Avec un joueur de mandoline de cette génération glorieuse, un contrebassiste « ethio-pop-jazz », un percussionniste touche à tout, une clarinette et les guitares de Gerum, le groupe est bien difficile à labelliser. « On peut jouer dans un festival de jazz aussi bien que dans un festival folk. On s’adapte en improvisant façon jazz ou bien en accentuant le répertoire traditionnel ».
Addis Acoustic Project, « Yetintu Tiz Alegn »
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A entendre Girum on aimerait parler d’une nouvelle scène « ethio-jazz » mais ce serait une paresse. Loin d’une simple fusion entre deux répertoires, ce terme correspond aux arrangements singuliers d’un musicien, Mulatu Ataské, le seul artiste éthiopien qui revendique cette appellation. Les répertoires de Mahmoud Ahmed et autres perles des Ethiopiques, s’ils sonnent « jazzy », sont plutôt considérés en Ethiopie comme des grands classiques pop sur lesquels on danse.
Abegazu nous avait aussi parlé de Samy le virtuose. Samy alias Samuel Yirga, étoile expérimentale d’Addis. A 28 ans, ce pianiste a tourné en Europe et aux Etats-Unis avec le groupe Dub Colossus, entre reggae et jazz éthiopien. Ces dernières années, il se concentre sur des projets solo, préoccupé de composer et d’arranger sans jamais trahir la source éthiopienne de sa musique. « Petit, j’avais l’habitude d’écouter de la musique traditionnelle tous les vendredis à la radio. J’essaye toujours d’incorporer ces éléments dans ma musique ». Tel est le défi de son dernier projet où le R&B s’essaye aux modes éthiopiens. « Je veux expérimenter quelque chose de nouveau plutôt que d’imiter les chanteurs américains. J’essaye de chanter à la fois en anglais et en amharique. Par exemple, j’ai essayé de poser du R&B sur une chanson très connue de Mahmoud Ahmed. C’est très difficile de combiner les deux et ça demande énormément d’expérience. Les écoles de musique enseignent de la musique classique et du jazz, des traditions occidentales, elles devraient plutôt nous apprendre l’art de composer de la musique éthiopienne à travers ses répertoires ». Samuel entend avec distance les références du Swinging Addis. Son regard est tourné vers la richesse musicale de son pays, où, loin de la capitale, 70 peuples dansent sur des rythmes encore inexplorés. Expérimenter la musique semble être pour le jeune homme une exploration identitaire. Ainsi, Samuel vient de se lancer dans un projet de documentaire sur les musiciens des régions Nord de l’Ethiopie, peu représentés sur les scènes d’Addis.« Il y a des projets incroyables ici, les gens s’ouvrent, écoutent du jazz, de la musique expérimentale et des musiciens talentueux sortent des écoles de musique et des églises. Mais je pense qu’on devrait travailler davantage à partir de notre richesse culturelle pour créer quelque chose de nouveau » pose ainsi mûrement Samuel, bandana et jeunes dreadlocks, allure de grand pianiste hip-hoppeur.
Si l’espace scénique est assez ouvert pour laisser s’épanouir les talents, si les lieux où écouter de la musique live fleurissent et peuvent satisfaire les amateurs de reggae, de jazz ou les nostalgiques des chanteurs légendes des années d’or, les difficultés restent nombreuses sur le marché de la production. La plupart des artistes enregistrent dans des studios bricolés chez eux et investissent de leur poche sur leurs projets. Avec la chute de vente des disques, un piratage en flèche, le manque de structuration professionnelle est criant. Les disquaires ne sont plus du paysage, eux qui avaient presque un rôle de label. Dans ce contexte très lâche, se dire musicien et en vivre nécessite forcément de se démultiplier à chaque phase du processus artistique. « Je suis consultant, je suis directeur artistique, je produis des concerts, réalise des enregistrements en studios et je fais beaucoup de scène. En faisait tout cela, on peut vivre décemment parce que le milieu n’est pas aussi saturé qu’en Europe » confirme ainsi Girum.
« Il y a des talents mais on ne les retrouve pas spécialement à travers des grands albums. La plupart des productions restent de la pop commerciale » regrette Samuel dont le dernier album Guzo signé RealWord n’est pas accessible en Ethiopie. Même situation pour Girum et son album Tewesta d’Addis Acoustic Project, enregistré dans le studio d’Abegazu mais distribué par Harmonia Mundi. D’ailleurs, les Ethiopiques ne sont pas plus accessibles dans la capitale. La « Mahmoud music chop » à Piazza a fermé, et s’il y a bien un disquaire à Kazanchis qui en vend pour 300 birrs, cela reste tout de même plus cher qu’une nuit d’hôtel.
Sur notre hexagone, les Ethiopiques sont au contraire dans toutes les discothèques mais les scènes restent timides aux sons abyssins qui émergent. Fin septembre, le Badume’s band breton s’entourait de Mahmoud Ahmed au Cross Cultural Festival de Varsovie et ce mois de novembre, le groupe français Akalé Wubé dit « ambassadeur mondial du groove éthiopien » est en concert au studio de l’ermitage pour promouvoir son nouvel album Sost. Mais l’ethio-enthousiasme des années 2000 où Selamnesh, Mahmoud Ahmed et Alemayehu Eshete étaient les invités d’honneur de festivals français semble quelque peu retombé. Quand pourra-ton découvrir sur scène les doux arrangements jazz de Girum, les recherches du pianiste Samuel Yirga ou encore les expérimentations électro de Mulu Endeguena ? Depuis 2009, Addis Acoustic Project a joué dans les festivals locaux en Ethiopie ; sur le continent au Kenya, en Tanzanie, en Côte d’Ivoire ; en Europe, au Womex, au Danemark et en Allemagne, mais jamais en France. « Je sais qu’il y a une passion de l’espace francophone pour la « chose » éthio alors j’espère vraiment que notre groupe jouera bientôt en France. Et ce que nous faisons est très différent de la manière dont les groupes français approchent la musique éthiopienne, avec des trompettes et des saxophones. ». Que le souhait de Girum soit exhaussé, leurs accordéon, clarinette, mandoline et contrebasse sont bienvenus pour rafraîchir d’Ethiopie les scènes françaises nostalgiques d’ethio-jazz.
(1) Francis Falceto, « Un siècle de musique moderne en Éthiopie », Cahiers d’études africaines [En ligne], 168 | 2002, mis en ligne le 15 décembre 2002, consulté le 28 octobre 2014. URL : http://etudesafricaines.revues.org/163Juin 2014, Addis Adeba.///Article N° : 12511