Le palmarès de la 22ème édition du Fespaco (26 février – 5 mars 2011) est à l’image de sa sélection, combinant à divers degrés cinéma d’auteur et cinéma populaire, deux catégories sujettes à de nombreux malentendus et que l’on a souvent tort d’opposer. La tendance de 2009 se confirme : le Fespaco, à l’image des cinématographies africaines, rend compte des tensions à l’uvre au sein même du cinéma mondial. Cette tension fut exacerbée cette année par les déclarations du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun auréolé du prestigieux prix du jury au dernier festival de Cannes (sur RFI dès le mardi de la semaine du Fespaco et qui les précise dans notre entretien en fin de Fespaco, cf entretien n°10002 [ici]) auxquelles répond directement Michel Ouedraogo, délégué général du Fespaco, lors de notre entretien bilan (cf. entretien n°10007 [ici]). Nous aborderons ici les enjeux qui traversent ainsi les longs métrages fiction de la compétition tandis que d’autres articles traiteront des regards nouveaux apportés par certains courts métrages et documentaires.
Quand Haroun déclare qu’il ne remettra plus les pieds au Fespaco et appelle « vingt consciences » à faire de même, un danger réel se précise : que le Fespaco ne soit plus à même de rendre compte de ce qui se fait d’exigeant en Afrique aujourd’hui en terme de cinéma. Il est clair qu’une telle rupture avec le cinéma engagé des anciens, Sembène en tête, serait autant dommageable au Fespaco qu’à la cohérence des cinématographies africaines, le festival jouant un rôle essentiel de vitrine panafricaine alors même que, faute de budget, les journalistes africains sont peu présents dans les festivals occidentaux.
C’est ainsi un mythe qui risque de s’écrouler, celui du « cinéma africain », de cette génération de cinéastes combattants auxquels on ne cesse de rendre hommage, notamment à l’occasion de leur disparition. Mais ce mythe est déjà sérieusement écorné par la remise en cause globale du message au cinéma au profit de films qui se contentent de poser des questions. Il est par ailleurs carrément bouleversé par le tsunami numérique qui permet à tout un chacun de prendre une caméra sans réelle formation, et qui accouche plutôt du pire que du meilleur, inversant le rapport au public. Il est enfin déjà de l’histoire ancienne quand on constate la pénurie de films marquants issus du continent depuis plusieurs années. Ce mythe, le Fespaco l’a porté depuis sa création et il doit aujourd’hui s’adapter aux évolutions pour continuer de porter le flambeau continental.
Mais ce qui ne devrait être qu’un débat de cinéma est pourri par les questions tout aussi essentielles que sont les problèmes d’organisation du festival et de la sélection, essentielles car les enjeux en sont l’équilibre entre les sphères linguistiques africaines, la représentation des dynamismes et des dynamiques à l’uvre, la défense des cinématographies africaines et le respect des personnes.
Le débat indirect Haroun-Ouedraogo porte ainsi tout autant sur le cinéma que sur la capacité du Fespaco à porter ces combats. Les termes employés de part et d’autre semblent davantage marquer une rupture, alors même que l’enjeu actuel est de redonner vie à des cinématographies qui s’enferment dans la marginalité de leur public immédiat.
Pourtant, la « Vision 21 » (21ème siècle, qui correspondait aussi à la 21ème édition en 2009) développée par Michel Ouedraogo tendait justement à positionner le Fespaco comme un instrument supranational de dimension panafricaine chargé d’assurer la visibilité internationale des cinématographies africaines. Il devait pour réaliser cet objectif devenir un établissement public spécifique de l’Etat à caractère culturel.
Soumis à des attaques régulières sur l’organisation, le délégué général s’emporte vis-à-vis des pinaillages administratifs des bailleurs (cf. notre entretien [ici]), notamment l’Organisation internationale de la Francophonie, mais il ne peut, hiérarchie oblige, incriminer l’Etat burkinabé qui n’est pas non plus rapide à délivrer sa subvention. Ainsi explique-t-il les sempiternels problèmes d’hébergement et les billets d’avion des invités délivrés en dernière minute ou pas du tout (et non des moindres comme le président du jury diaspora John Akomfrah ou l’ensemble du nouveau jury Fipresci qui s’est rendu à l’aéroport pour s’apercevoir que les billet réservés n’étaient pas payés). Sans oublier les multiples délestages d’électricité liés à la crise ivoirienne (le combustible de la Sonatel transite par Abidjan) qui coupent des connexions internet déjà flageolantes (la multiplication des offres wifi rend le réseau très instable et souvent inutilisable en journée).
Enervé par l’arrivée nonchalante et progressive des étudiants d’écoles de cinéma venus écouter sa masterclass, Haroun l’a débuté sur l’exigence de sérieux sur un tournage où il ne tolère justement aucun retard et lancé par ricochet avec ironie sur le Fespaco : « Une femme qui lave le linge depuis 41 ans sait le laver ». Incompétence ou entraves ? Avec le temps, le débat débouche sur un dialogue de sourds. Mais le problème n’est pas seulement organisationnel.
Suite aux défauts de paiement, l’hôtel Azalaï Indépendance a refusé cette année de réserver toutes ses chambres aux invités et le centre de presse a été déplacé en dernière minute au centre Liptako Gurma. Le Fespaco n’y disposait même plus d’une table où présenter ses programmes. Depuis que l’hôtel Indépendance ne joue plus le rôle de centre, qu’il n’est plus ce corps vivant, grouillant d’affiches et de monde, où l’on savait qu’on allait pouvoir retrouver chacun et sentir le pouls général du festival comme des cinématographies africaines, depuis que le secrétariat du Fespaco est supposé le remplacer mais reste excentré et fonctionnel bien qu’agréablement entouré de maquis souvent bondés, depuis que même les salles de cinéma ont été elles aussi policées et n’autorisent plus que leurs propres affiches, le Fespaco vit sous contrôle mais rien n’a vraiment remplacé radiotrottoir. Certes, le catalogue et le programme étaient prêts à temps, et l’organisation a globalement corrigé les graves insuffisances de l’édition de 2009 qui avaient généré l’expression « fespagaille ». Mais la perte d’ambiance est réelle. Le tapis rouge qui barre la rue devant le Cinéburkina ne fait pas illusion : on n’est pas à Cannes et la vie du Fespaco n’est pas dans les paillettes. Elle reste dans la mobilisation populaire, encore sensible lors de l’inauguration au stade du 4 août ou à la « rue marchande » (le marché des artisans venus de tout le Burkina et des pays avoisinants), dans le relais télévisuel permanent de l’événement et grâce à la « journée continue » accordée à tous les employés qui les libère à 14 h une semaine durant. Mais le prix des places (inchangés à 1000 Fcfa dans les salles climatisées et 500 Fcfa dans les salles périphériques, sans oublier des parkings qui passent de 50 à 200 F) reste prohibitif pour multiplier les séances alors que le smic local est de l’ordre de 33 000 Fcfa (50 ). Le pass étalon a été maintenu à 25 000 Fcfa pour une entrée libre globale. C’est d’année en année l’adhésion populaire au cinéma qui en prend un coup et se reporte sur les maquis.
A cela s’ajoute des problèmes récurrents d’édition en édition qui témoignent d’un manque de priorités pourtant essentielles pour « Vision 21 ». L’absence de sous-titrage (au moins électronique) des films anglophones les marginalise définitivement. Les manques de formation des projectionnistes sont tout aussi graves : attentes démesurées entre les courts métrages, films projetés au mauvais format, réglage folklorique et éprouvant du niveau du son, inversion de bobines pour Al Mansioune – Les Oubliés de l’Histoire de Hassan Benjelloun où les bobines 3 et 4 avaient été inversées à sa projection au Cinéburkina en présence d’un réalisateur écoeuré). La programmation des salles est aussi en cause, trop liée aux sélections, certaines séances dans le grand Neerwaya restant presque vides alors qu’on se presse en même temps au Cinéburkina, de moindre capacité, ce qui n’a pas été sans provoquer des bousculades qui auraient pu tourner au drame. Enfin, en dehors des longs métrages, contrairement aux Journées cinématographiques de Carthage, le Fespaco est un festival sans débats, ce qui est frustrant pour les réalisateurs venus de loin pour présenter leur film et rencontrer le public.
Combien de festivaliers savaient que le Burkina est en ébullition ? Que suite à la mort de l’élève Justin Zongo sous les coups de la police à Koudougou, les protestations furent telles que les écoles et universités ont été fermées durant toute la durée du Fespaco pour éviter les troubles en présence de la presse internationale, qui ont repris aussitôt après et embrasent encore le pays à l’heure où j’écris, au point de mettre le feu à des gendarmeries et des administrations ? Les cours n’ont pu reprendre comme prévu le 7 mars, si bien qu’élèves et étudiants ont été mis en vacances anticipées jusqu’à fin mars, les cités et restaurants universitaires étant également fermés, ce qui met nombre d’étudiants en difficulté. En exigeant la clarification de cette affaire et des affaires précédentes, y compris l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en décembre 1998, c’est toute la jeunesse du pays qui réclame justice et la fin de l’impunité, au diapason de leurs congénères d’Afrique du Nord.
Le Fespaco est ainsi une bulle en vase clos, comme un film qui se suffirait à lui-même, complexe et contradictoire, multipliant les niveaux d’appréhension. Plutôt que d’aller aux projections, les professionnels internationaux et la presse se retrouvent chaque matin pour les présentations d’activités des nombreuses organisations qui soutiennent les cinémas d’Afrique. Chacune rivalise de visibilité, déployant à grands frais ses oripeaux et ses flyers. Masterclass et colloque, cérémonies et hommages divers, les événements ne manquent pas. Le focus est certes sur les films mais le cinéma est-il au centre ?
C’est la question posée par la radicale position d’Haroun. En écho à la thématique de cette 22ème édition, « cinéma et marché », la sélection longs métrages mélangeait effectivement des oeuvres exigeantes avec des films de facture audiovisuelle. Le palmarès est à cette image, comme une photographie de l’état du cinéma en Afrique.
A l’ouverture du Festival International de Films de Fribourg (Suisse) le 19 mars 2011, son directeur Edouard Waintrop s’est exprimé ainsi sur sa sélection: « Pour moi un festival de cinéma doit être comme un magasin de friandises : proposer le meilleur mais en acceptant que les goûts des uns ne ressemblent pas à ceux des autres. » Il a ajouté : « Le monde a changé, le cinéma a changé et le Festival de Fribourg se devait bien sûr lui aussi de se transformer. » Peut-on en dire autant du Fespaco ? A écouter Ardiouma Soma, le directeur artistique du 22ème Fespaco, dans Le Film africain n°61/62 de février 2011, le travail de préparation du Fespaco est très classique : « Il est comparable à tout travail de sélection opéré dans un festival en Afrique – ou ailleurs, dit-il. J’opère des demandes de films ici et là. Je procède à des relances ; longtemps à l’avance. Je participe à des festivals, vois des films, récupère des dvd
»
Si cela est vrai, la déception est immense, car cette sélection longs métrages fiction du Fespaco, en dehors des six films ayant déjà tourné dans les festivals internationaux et dont nous avons déjà parlé, (1) n’a livré aucune nouvelle perle. De deux choses l’une : soit le Fespaco ne draine pas les films de l’heure, ceux d’un cinéma en prise sur le monde et qui nous aide à le comprendre et y trouver notre place, soit c’est tout simplement qu’ils n’existent pas. Biennal, il couvre certes deux années de production et certains films sont anciens pour les critiques occidentaux, mais il réserve en général quelques surprises. Force est de constater, au diapason de bon nombre d’organisateurs de festivals, que sauf de rares exceptions, rien de bien passionnant ne sort aujourd’hui d’Afrique, et plus particulièrement d’Afrique noire, en terme de longs métrages fiction. On cherchait vainement à Ouaga, en dehors de quelques courts et documentaires qui seront traités dans d’autres articles, de nouvelles écritures, de nouvelles tendances, de nouveaux talents. Sans oublier (mais n’est-ce pas lié ?) le fait marquant que sur les 18 longs en sélection, un seul était réalisé par une femme.
Au détour de l’hôtel Indépendance, je demandais à Sylvestre Amoussou si le public avait bien aimé son film, Un pas en avant – les dessous de la corruption pour lequel il a lui-même remporté le prix d’interprétation masculine. Il me répondit avec malice : « Oui, mais pas les intellectuels ! » La messe est dite. Une quinzaine de journalistes africains de la Fédération africaine de la critique ont concocté chaque jour un bulletin critique, Africiné, comme c’est le cas depuis 2005. Ce bulletin, travail d’atelier où des journalistes plus aguerris coachaient des plus jeunes, publiait chaque jour un éditorial, fruit de la réunion de rédaction du jour. Dans le cinquième bulletin du vendredi 4 mars, l’éditorial intitulé « Fespaco : urgence éditoriale ! » indiquait : « Loin de nous l’idée de dénigrer ces films à succès et il est réjouissant de voir des salles adhérer à ce point à ce qui se passe sur l’écran : le rire soude un public invité à un miroir souriant de ses propres réalités ou de ses rêves. Mais force est de constater que la mise en scène et la direction d’acteurs sont souvent les parents pauvres de ce genre de cinéma. Le risque pour le Festival est que les films plus exigeants ou aboutis sentent à terme qu’ils ne trouvent plus leur place et se détournent de Ouaga pour privilégier d’autres rendez-vous, en rupture avec une longue et prestigieuse histoire. »
Le Fespaco est devenu une grosse machine qui peine à se recentrer sur le cinéma. Là est le nud du débat qui se cristallise dans le duel Haroun-Ouedraogo. Il ne faut pas pour autant entrer dans une opposition cinéma d’auteur / cinéma populaire. Haroun précise bien dans notre entretien que dans l’Histoire du cinéma, le cinéma populaire n’est pas de médiocre qualité. Dans son article « Une promesse non tenue » publié dans les Cahiers du cinéma de février 2011, il voit dans la confusion entre vidéo et cinéma l’expression d’une marginalité entretenue comme si l’Afrique n’avait pas une parole à porter au monde, et dénonce déjà le Fespaco comme un « festival de l’audiovisuel ». Il en trouve la source dans le fait que les aides « ne se préoccupent pas d’accompagner des auteurs mais de favoriser la production d’images africaines ». Il appelle à « replacer la culture, la formation, l’histoire de l’art, bref, la cinéphilie au cur de notre cinéma » et à sortir ainsi de la marginalité.
Ce n’est donc pas un cinéma hautain contre un cinéma des foules mais bien la question éminemment critique de la portée des films, qui est à la fois question de contenu et d’esthétique. Ce débat n’ouvre au mépris de personne. Le film du Béninois Sylvestre Amoussou, Un pas en avant – les dessous de la corruption, très officiellement présenté en ouverture, est éminemment respectable, comme tous les films présentés. Quant à sa portée, elle est limitée tant par sa forme que par sa pensée. Cette histoire d’épicier apolitique qui se retrouve confronté malgré lui à une affaire de détournement d’aide humanitaire a beau mettre en scène un bon nombre d’excellents acteurs africains et être menée tambour battant en mêlant suspense et poursuites, elle peine à mobiliser. La corruption est dénoncée mais ce n’est pas la complexité du réel qui est là, seulement une histoire ficelée pour que le bon épicier sympathique finisse par triompher des méchants. En incarnant un homme simple qui se transforme en héros, Amoussou cherche sincèrement à nous donner confiance dans notre capacité à transformer le monde. Mais cette confiance ne peut venir d’un discours, fut-il scénarisé au cinéma : elle ne peut se construire que dans un combat bien réel où l’on apprend à dominer la peur et où l’on cherche à comprendre. Ce n’est donc pas des certitudes qu’il nous faut mais au contraire des incertitudes à résoudre nous-mêmes. Or, le film n’est que certitude, tant dans son discours que dans sa facture de téléfilm léché où, en perdant toute profondeur, toute perspective, l’image n’exprime plus qu’elle-même et non tous les non-dits qui nous permettraient de nous y insérer. Il compose la musique mais ne nous laisse pas l’interpréter.
Si la salle adhère, c’est plus par sympathie pour un tendre héros que par émotion, une dimension parfaitement absente du film. On ne sent pas vibrer les spectateurs, contrairement à Le Mec idéal d’Owell Brown qui taille son succès sur le rire assuré d’un public conquis par les trouvailles d’un perdant amoureux face à la concurrence de son copain friqué. Ce qui réjouit chez Brown, c’est qu’il ne méprise pas ses personnages. Ils sont certes stéréotypés mais pas stupides. Cette succession de saynètes en quiproquos vaudevillesques sans prétention autre que de chercher la connivence de la comédie fait mouche à tous les coups. Certes, le message est parfaitement intégrant (trouver l’homme idéal), apolitique (la sourde réalité est absente), misogyne (seules les femmes sont dupes) et mensonger (l’amour comme solution à tous les maux). Mais loin de toute sociologie réaliste, hors de toute crédibilité, Estelle est une femme qui décide de sa vie et ne choisit pas forcément la voie de la raison. Même si la forme est purement audiovisuelle et ne convoque jamais davantage que l’efficacité recherchée, le film remet les pendules à l’heure face aux stratégies d’arrivage social.
En lui attribuant l’étalon de bronze, le jury a intégré dans son trio gagnant une comédie légère qui aurait pu avoir le prix du public que, à court de budget, RFI avait cette année renoncé à décerner. Si le film ne donnait pas dans la sociologie, le jury y a plongé, privilégiant ainsi l’équilibre entre les différentes facettes des cinémas d’Afrique.
Relégué dans la section TV/vidéo avec Julie et Roméo, le Burkinabé Boubakar Diallo ne pouvait concourir comme il l’avait fait en 2009 avec Coeur de lion, qui lui avait valu le prix si controversé de l’Union européenne. Renouant avec le miroir humoristique de sa société, la cuvée 2011 est cependant bien meilleure que sa pâle imitation de Tilaï. Tandis que les scènes dramatiques tombent à plat, la salle est hilare dans les scènes de comédie, et adhère aux grossiers effets spéciaux qui permettent aux sorciers de déplacer dans le temps et l’espace des objets et même des humains. La mise en scène étant aussi minimale que la direction d’acteurs, c’est dans les dialogues et les situations que le public se reconnaît. « Toi tu vis au 21ème siècle, mais moi je suis Africain », dit le père à sa fille qui voudrait aménager avec son Roméo. Le scénario réussit lui aussi ses quiproquos mais cultive comme souvent chez Diallo de dangereux clichés comme celui de la femme sénégalaise trop séductrice.
Même ambiguïté chez le Burkinabé Daniel Sanou Kollo qui, dans Le Poids du serment (Sarati), ridiculise et diabolise les prêtres et disciples d’une secte évangélique. On a vite tendance à forcer le trait pour affirmer son point de vue, mais on ne se grandit pas en réduisant et caricaturant son ennemi. Au contraire, le seul traitement valable de l’ennemi au cinéma est de le représenter dans toute sa puissance, et donc tel qu’en lui-même : ce n’est qu’ainsi qu’on le révèle dans ce qu’il est.
L’intérêt du film de Sanou Kollo est ailleurs, dans son positionnement face à la tradition des chasseurs. Il n’oppose pas une modernité importée aux valeurs traditionnelles comme cela pouvait être le cas autrefois mais campe, en dehors de la secte, des personnages qui s’ancrent dans la tradition tout en étant complètement modernes, évacuant la sempiternelle dualité entre les deux termes. Mais il n’échappe pas pour autant à l’idée griotique que le futur sort du passé, alors même que ce paradigme est en crise aujourd’hui : la place qu’on occupe dans le présent détermine davantage le futur que la référence identitaire au passé.
Sans doute est-ce pour cela que Da Monzon, la conquête du Samanyana du Malien Sidi F. Diabaté n’a pas marqué. S’il est louable de restaurer une connaissance du passé par de grandes fresques historiques, volonté affirmée du Centre national de la cinématographie du Mali avec l’appui de la Coopération danoise, le danger est de les figer dans la belle image, forcément passéiste. Le film est effectivement bien maîtrisé, les couleurs, costumes et décors remarquables, les prises de vues léchées. Mais cette histoire de ruse utilisant la séduction féminine pour s’accaparer le pouvoir délivre-t-elle une réflexion pertinente pour le temps présent, à l’heure où ce sont des peuples qui font les révolutions ? Le film n’en porte pas l’ombre d’une critique.
On pourrait également se demander si la forme du thriller convenait pour traiter des crimes xénophobes qui endeuillent l’Afrique du Sud, tel que le développe Jahmil Xolani Qubeka dans A Small Town Called Descent. Ici encore, l’objectif est de dénoncer, bons flics d’un côté, mauvais brigands de l’autre, si bien que tout est dramatique et surjoué, sans éviter au passage les poncifs romantiques. Rien de nouveau dans cette esthétique hollywoodienne pas plus que dans le film égyptien censé rallier ce pays au Fespaco après vingt ans d’absence, Le Mariage (El Farah) d’Abdel Aziz Sameh. The Wedding est dans la pure tradition de la saga égyptienne, lyrique et foisonnante, où une caméra mouvante épouse en un lieu donné une mosaïque de personnages qui parlent sans cesse, microcosme des turpitudes et des rêves d’une société toute entière. Cette symphonie du tragique parfaitement maîtrisée ne manque pas d’émotion et de beauté mais son classicisme la reporte dans les temps anciens. On y sent le pouls d’une société douloureuse, mais pas prête à faire la révolution comme cela peut être le cas des films d’Ahmad Abdalla ou d’Ibrahim El Batout.
Alors pour être actuel, prenons un auteur reconnu et portons-le au cinéma. L’adaptation littéraire est suffisamment rare dans les cinémas d’Afrique (cf. article [n°2778]) pour que le jury décerne pour cela une mention à En attendant le vote
du Burkinabé Missa Hébié, mais il n’est pas allé jusqu’à lui décerner un prix. Pourquoi ? Parce que le rire légendaire d’Ahmadou Kourouma ne retentit pas dans le film. Certes, le texte est encore là, avec sa puissance. Certes, les scènes de nuit cathartique du donsomana de Koyaga ne manquent pas de force, où le dictateur de la République du Golfe, reliquat des anciens partis uniques, « aussi généreux que le cul d’une chèvre », laisse interloqué son griot lui conter sa cruelle histoire, mais dès qu’elle s’illustre en saynètes, c’est avec une mise en scène de téléfilm. Sacrilège ! Chez Kourouma, l’articulation entre tradition orale et processus narratif s’élabore dans un espace incertain (« oraliture ») : tout le contraire de cette esthétique assurée, qui ne peut comme le roman mêler le merveilleux au réel, ni la réalité à l’Histoire pour atteindre le mode épique de Kourouma.
Etre actuel, ce pourrait être carrément de prendre les jeunes d’aujourd’hui pour sujet, à commencer par leur exclusion de l’espace public. Dans La Place (Essaha), coproduit par Belkacem Hadjadj (Machaho) et la télévision nationale algérienne, Dahmane Ouzid s’y essaye en osant une comédie musicale, l’enjeu du scénario étant d’illustrer les différents jeux de pouvoir face au devenir de la place d’un quartier. L’utilisation d’un genre très codé du divertissement, qui ne fonctionne qu’en soulevant l’engouement du spectateur par la réussite des moments chantés et dansés, prend son sens dans une société où le corps est victime des conservatismes qui l’enchaînent dans une représentation asexuée. Bourré d’entrain et d’humour, bien servi par des acteurs enthousiastes, le film surfe sur la crête qui sépare le clip de l’empathie mais s’en tire plutôt bien. Comme c’est souvent le cas dans ce type de cinéma, il prend le genre lui-même comme sujet, orchestrant aussi le casting d’une comédie musicale. Là où il dérange, c’est dans son opposition entre la bande des gars, « les as du bavardage, nuls mais crâneurs, abonnés du chômage et fauchés » et la bande des « filles du quartier ». Elles ont certes « l’esprit et le verbe affûtés », sont des militantes engagées, ninja, footballeuse ou fiancée sans logement, s’opposent à l’enfermement à la maison, mais le film leur attribue aussi tous les poncifs de leur rôle : musiques sirupeuses et passion pour la romance. Ce Broadway méditerranéen, fourre-tout de tous les thèmes qui touchent la jeunesse au sortir des années terribles, s’avère ainsi plus conservateur qu’il n’y paraît. Sa liberté de ton, résolument anticonformiste et dénonciatrice, n’est pas exceptionnelle dans un pays où la presse n’est pas bâillonnée. Les jeunes pourront s’y identifier faute de mieux mais sa sociologie de la jeunesse algérienne ne dérange pas grand monde, tant ce scénario aurait pu être écrit il y a longtemps. Le film sera diffusé sous la forme d’une série de 16 épisodes par la télévision algérienne.
Victime de l’inanité de la définition des prix du palmarès, le jury n’a attribué à Essaha que le prix de la meilleure affiche ! On imagine la claque pour le réalisateur. Attribuant l’étalon d’argent à Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun, qui a également reçu le prix de la Fédération africaine de la critique cinématographique, le jury a réservé son étalon d’or à Pégase du Marocain Mohamed Mouftakir. Pégase fait écho aux romans à succès de Tahar Ben Jalloun (L’Enfant de sable et La Nuit sacrée) où Ahmed est une jeune fille marocaine que son père fait passer pour un homme durant toute sa vie, inquiet du déshonneur de ne pas avoir d’héritier masculin. Elle reprend la parole dans le deuxième roman après la mort de son père, retrouvant par son récit son identité féminine. Mouftakir transpose cet acte de parole dans le milieu psychiatrique, le récit d’une identité reniée dès l’enfance se déroulant en flash-backs à l’esthétique forcée : les tonalités ocres des lumières blafardes dans les scènes entre frères ou la force éclatante des confrontations au père et à son étalon s’opposent aux bleus froids de l’univers hospitalier. La musique définit des apogées dramatiques lourdement oppressantes. Le film avance en un puzzle à reconstruire où l’incertitude ne sera jamais complètement dispersée.
En déclinant les différentes strates de la complexité du machisme ambiant, Mouftakir laisse une large place à la force des croyances comme ciment des conservatismes et de leurs effets ravageurs sur les femmes. Ne conservant de la prise de parole que sa dramaturgie, il n’explicite ni les raisons ni les méandres du traumatisme, laisse volontiers l’ambiguïté sur les protagonistes et ainsi le spectateur remplir les vides. Mais orchestrant sans cesse le pathos, il dramatise à l’excès, au risque d’un bien pesant édifice.
Ceux que le film accroche le trouvent « bien fait ». Qu’est-ce qu’un film bien fait ? Un film techniquement impeccable ? Cela revient finalement à poser comme critères ceux d’un classicisme aux normes définies par le cinéma dominant. Mais Pégase dérange aussi le spectateur en l’emmenant sur des terrains inconnus, et c’est sans doute ainsi qu’il est maîtrisé. Il y parvient pourtant par des voix esthétiques très classiques : regards appuyés, jeu dramatique, esthétique de carte postale, va et viens signifiants
C’est là qu’il trouve sa limite, à l’image de cette décevante sélection du Fespaco 2011 qui repose si fortement la question de savoir, en écho au débat Haroun-Ouedraogo, ce qu’est le cinéma.
1. La Mosquée, de Daoud Aoulad Syad (Maroc, critique [ici]), Notre étrangère, de Sarah Bouyain (France/Burkina Faso, critique [ici]), Raconte Shéhérazade, raconte, de Yousry Nasrallah (Egypte, sorti en France sous le titre Femmes du Caire, critique [ici]), Le Dernier vol du flamand rose de Joao Ribeiro (Mozambique, critique [ici]), Un homme qui crie, de Mahamat-Saleh Haroun (Tchad, critique [ici]), Voyage à Alger, d’Abdelkrim Bahloul (Algérie, critique à venir, évoqué dans le compte rendu des JCC [ici]).PS : Je n’ai pu voir faute de temps La Grande villa (Ad-dar lakbira) du Marocain Latif Lahlou, ni les films déprogrammés : Foreign Demons du Sud-Africain Faith Isiakpere et Restless City du Nigérian Dosunmu Andrew Waheed.///Article N° : 10009