« Filmer sans responsabilité revient à torturer une deuxième fois »

Entretien d'Olivier Barlet et Mohammed Bakrim avec Ramadan Suleman à propos de Lettre d'amour zoulou

Tunis, octobre 2004
Print Friendly, PDF & Email

Olivier Barlet :Pourquoi revenir à la période qui suit immédiatement l’apartheid, un moment où les gens sont encore fortement traumatisés et où la Commission Vérité et Réconciliation n’a pas encore fait son travail ?
Le gouvernement avait déjà annoncé les grands projets publics mais en tant que cinéaste, ce qui m’intéressait était le privé : comment réagissent les personnes ? Je me sens concerné par la grand mère qui marche en solitaire dans les rues du township et qui porte des émotions indescriptibles.
Votre film n’est pas isolé : « Highjack Stories » d’Oliver Schmitz insistait aussi sur le décalage entre le discours officiel et le vécu des gens.
Je crois que notre devoir de cinéaste est de ne pas forcément suivre. Le gouvernement nous encourage à être critique. Nous ne sommes pas une République bananière. Nous devons être responsables : c’est une façon de soutenir la démocratie.
Le film semble critiquer la démarche de la Commission Vérité et Réconciliation car elle dédouane des gens qui ont commis des atrocités et profitent ainsi de l’amnistie.
Le gouvernement a proposé cette forme d’amnistie pour encourager les gens à s’exprimer sur le devant de la scène. Pour nous, la question est : « où s’arrête la justice ? »
Justement, la problématique de la parole est centrale dans le film : une petite fille est sourde et muette, une femme n’arrive plus à écrire, une mère veut que les choses se disent pour pouvoir enterrer son fils selon la tradition etc. N’y a-t-il pas une contradiction entre une volonté de libérer la parole et la peur que cela dédouane les gens ?
On doit vivre avec des contradictions. Notre situation est complexe. Exposer les choses permet de les discuter mais la question est de savoir comment communiquer : on arrive à le faire dans la sphère publique mais pas dans la sphère privée. Cette femme n’arrive pas à communiquer avec sa fille. Ce n’est pas une contradiction mais une réalité : nous sommes tous confrontés à cela. Les politiciens font de grands discours mais gèrent souvent très mal leurs propres problèmes de famille ! Je pense que beaucoup de parents vont s’y retrouver : on a de grands discours mais le vocabulaire nous manque pour discuter avec nos enfants.
Cette difficulté d’inscrire dans le privé la transformation du pays vous semble le principal problème à résoudre aujourd’hui ?
Oui, parce qu’il nous manque le vocabulaire. Je voudrais que mes enfants grandissent dans une société normale et pouvoir leur dire ce qu’on a vécu. Il faut trouver les termes.
Manquer de vocabulaire signifie manquer de l’expérience qui donne les critères et la marche à suivre.
Parce qu’il n’y a pas de livre, de mode d’emploi. Il s’agit pour moi par le cinéma de trouver les voies créatives qui nous permettent d’avancer. Nous n’avons pas les centres d’analyse psychologique qui soutiendraient les familles. Qui va parler avec cette grand-mère ? Chacun essaye de reconstruire la famille avec beaucoup de difficultés. Les médias blancs ont tendance à refuser de parler du passé sous le prétexte d’avancer vers l’avenir. Je voudrais qu’ils aillent dire ça aux Juifs qui ont vécu le nazisme ! On conseille souvent aux Noirs de ne plus parler de passé.
C’est une véritable culpabilisation : on reproche à cette femme de ne pas bien s’occuper de son enfant alors qu’elle dérive elle-même.
Elle dérive parce que ceux qui l’entourent se rangent dans la conformité. Sa fille est sourde et muette car elle-même a subi la torture en prison alors qu’elle était enceinte – et elle devrait maintenant faire comme si tout était normal ? L’affirmative action crée une classe de nouveaux riches aux grosses voitures, belles maisons et vêtements de marque. On essaye de masquer la douleur par de la consommation mais les gens continuent de souffrir. Ils essayent de masquer les choses en s’achetant des BMW ou des vêtements de marques, mais il suffit de s’asseoir ensemble et de parler : tout ressort !
Comme il est dit dans le film, « les monstres continuent de nous hanter » : un huis-clos, une certaine obsession schizophrénique qui rappelle votre film précédent, « Fools ».
Oui, il suffit d’aller dans un restaurant à Johannesburg pour voir que les choses n’ont pas beaucoup changé. Il suffit d’aller voir ses parents dans le township de Soweto ou ailleurs pour comprendre que le passé nous hante. On croit que le passé est dans la tête mais il suffit de traverser les bidonvilles de Johannesburg pour voir qu’il est encore bien réel.
Au niveau de la recherche de solutions, la scène finale de la cérémonie semble indiquer qu’une ritualisation est nécessaire.
Le rituel est nécessaire car il implique un entourage, c’est le peuple qui se rassemble, comme à l’église : on est entouré. C’est nécessaire si ça aide les gens, comme le disait Sembène. Si c’est porteur d’espoir bien sûr, pas si c’est bloquant.
Le rituel du film qui se déroule dans la sphère privée s’oppose à ce rituel public qu’est la Commission Vérité et Réconciliation.
Oui, dans ces rituels, tout le monde est dans le même esprit et chacun se comprend. La vibration de ceux qui s’assemblent dans le rituel privé n’est pas du domaine du conflit mais manifeste une unité humaine. C’est cela qui est magnifique.
Le film est très radical vis-à-vis des Blancs : les fascistes sud-africains sont encore dangereux ?
Ce sont eux qui continuent de déstabiliser l’Afrique, d’organiser des coups d’Etat, qui vont en Irak pour faire la salle guerre : ce sont des mercenaires. L’Afrique n’a pas de place pour eux : ils représentent une menace pour la démocratie. Ils n’ont rien appris et abusent de la démocratie. Mais le film n’est pas un film sur les Blancs mais sur les Noirs, sur moi, comment je me sens. Les Blancs, je ne les connais pas, je n’ai rien à dire sur eux.
Ce film marque une magnifique progression en terme de travail de cinéma depuis « Fools » : qu’est-ce qui vous permet de progresser ainsi sans réaliser de film ? Des influences cinéphiliques ?
Avec mon collègue Bhekizizwe Peterson, on voit beaucoup de films et on se pose beaucoup de questions. Il n’y a pas un cinéaste qui nous influencerait en particulier : ce sont tous les films. Il y a un très grand nombre de petits détails dans « Zulu love letter », résultat de deux ans d’écriture du scénario. On décortique beaucoup : notre travail est un approfondissement. Nous voulons être mieux que les autres, pour qu’on ne nous redise pas que voir un film africain est comme aller au village ! Les émotions des femmes de Soweto sont semblables à celles des femmes de Palestine, d’Argentine ou du Sahara occidental.
Angela Basset avait été pressentie pour le rôle mais vous avez préféré une actrice sud-africaine : pourquoi ce choix ?
Nous avons beaucoup hésité mais au fond de mon cœur, je me suis dit qu’une actrice américaine ne pouvait pas comprendre notre vécu. J’ai beaucoup de respect pour cette actrice mais ma crainte était qu’elle n’ait pas la disponibilité nécessaire, arrivant une semaine avant le tournage et ayant déjà son billet retour à une date précise, devant aller tourner ailleurs. Je voulais quelqu’un qui soit là 24 heures sur 24. Je voulais six semaines avant le tournage et six semaines de tournage. Le casting a été assez large. Pamela Nomvete Marimbe a beaucoup travaillé. Les cassettes du casting parlent d’elles-mêmes : elle a tout mis d’elle-même, alors que les autres n’avaient pas un tel sérieux.
A-t-elle une expérience de théâtre ou de cinéma ?
De théâtre surtout et elle a fait de la télévision, mais elle est sous-utilisée : je crois que les réalisateurs ont un peu peur de son engagement. Ce n’est pas une personne qui ne fait que lire le scénario : elle travaille et en apporte le résultat au tournage. C’est ce qui est fantastique avec elle.
Mohammed Bakrim : on retrouve la problématique du film avec notre propre questionnement au Maroc sur les années de plomb : comment aborder la réalité ? Sous la forme d’une vérité à reconstituer ou bien affirmer un regard sur cette réalité ?
Je crois que le premier problème qui se pose est celui de la démocratie. Quand on peut s’exprimer, tout est possible. Nous sommes encouragés à être critiques par le gouvernement, alors que vos cinéastes doivent négocier la relation politique à l’Etat et le problème de la libre expression. Les cinéastes iraniens doivent ainsi choisir un sujet dans la périphérie pour exprimer ce qu’il veut dire. En Afrique du Sud, j’ai la liberté d’expression : je peux dire ce que je veux.
M.B. : Est-ce qu’en tant que cinéaste on filme la torture ou bien on doit travailler la mise en scène de cette torture ?
On doit penser au spectateur. Pour filmer une scène de torture, on doit en trouver une expression poétique. Les gens ne sont pas bêtes : ils comprennent ! C’est ce qui est magnifique. Notre devoir est de créer, certes inspirés de vérité mais sans tomber dans le documentaire. Il nous faut suggérer ce qui a été vécu et en même temps aider à avancer. On ne peut pas recréer une réalité : on torture une deuxième fois ! Filmer sans responsabilité revient à torturer une deuxième fois. La fiction doit permettre le souvenir et l’identification mais dans un sens où on aide à progresser vers l’espoir. Nos spectateurs en ont besoin.

Mohammed Bakrim est critique de cinéma au quotidien Libération, Casablanca.///Article N° : 3569

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire