Messieurs,
Nul ne peut imaginer l’enthousiasme qui m’a transpercé, à la seule vue de votre belle anthologie. Comme le chien de Pavlov, j’ai abondamment salivé lorsque mes cellules rétiniennes ont diffusé un flash sur ce joyau éditorial. C’est donc avec empressement que j’ai ouvert et parcouru ce livre, bien disposé à savourer les poésies du monde dans une même assiette. Ma délectation était infinie, quand je parcourais ces perles de la poésie du monde. J’ai navigué, non sans émotion, dans cet océan mondial de vers écrits dans une variété de langues « étrangères » et « régionales ». J’ai admiré tour à tour l’allemand, l’anglais, l’arabe, le bengali, le chinois, le danois, l’espagnol, le grec, le hébreu, le hongrois, l’italien, le japonais, le macédonien, la maya, le néerlandais le norvégien, le polonais, le portugais, le romain le russe le serbo croate le suédois, le turc, l’alsacien, le basque, le breton, le catalan, le corse, et enfin l’occitan. Quelle richesse ! Mais je me suis inquiété de l’absence du français, la seule langue qui charrie aujourd’hui mes espoirs de pouvoir communiquer avec le monde, la seule aussi dans le moule de laquelle les enseignants essayent de me façonner depuis près de trois décennies. J’étais sur le point de me convaincre que votre charité n’est pas ordonnée, lorsqu’une lumineuse pensée me traversa l’esprit, celle de Jean Paul Sartre, cette icône de la littérature française qui, parlant du « moi », nous disait qu’il était « haïssable ».Ceci justifie sans doute cela. Soit. Mais en avouant avoir exploré la poésie du monde à travers les langues » étrangères », vous avez suscité en moi une certaine gêne. Dans un recueil, en effet, qui se veut support de rencontre et de communion des peuples du monde, cette « Tours de Babel réconciliée » selon vos propres termes ; dans une anthologie qui présente la poésie comme le » langage ouvert à l’universel », l’appellation « langues étrangères » peut dénoter chez les esprits puristes, quelques germes d’exclusion. En fait, dans le même ton annoncé par le titre de l’anthologie, l’expression « langues du monde »aurait pu, sans conteste, lever toute équivoque.
Cela m’a fait chaud au cur de découvrir dans cette splendide anthologie du monde, la poésie des Mayas (pp.99-103), ces indiens d’Amérique, bâtisseurs d’une ancienne et émouvante civilisation, mais qui n’a pas toujours eu les faveurs de ses puissants voisins. Je dois aussi avouer que j’ai presque sombré dans une névrose, lorsque j’ai butté sur la dernière page de l’anthologie, du fait son silence cadavérique au sujet de l’Afrique. Mille interrogations me sont venues à l’esprit, sans réponses satisfaisantes. Je me rends compte à présent, nom sans peine, que la malédiction de Cham qui semble avoir toujours pesé sur l’Afrique, n’est pas prête à s’essouffler en cette aube du 3ème millénaire. L’Afrique est- elle dépourvue de langue, de poésie, de vie ? Si le rallye des transactions commerciales dans le monde a garé l’Afrique sur les trottoirs, je veux dire en marge du monde, je conteste que poésie et langue soient l’apanage des autres continents sauf l’Afrique. Il est vrai que la poésie de notre terre Afrique a longtemps été orale (et persiste même à l’être en partie),mais nous ne pouvons ne pas reconnaître qu’elle est de plus en plus transcrite. Aussi, la création poétique abonde déjà dans les langues africaines. J’ai à présent à porté de vue Shye Nethum, (ou chant de chur, en langue Nguemba de l’Ouest Cameroun), du Pr. Kuitche Fonkou Gabriel. Le caractère étriqué de cette langue peut être relevé comme réplique. Soit. Mais l’Afrique, ô Dieu, est un gisement de langues qui se « standardisent » de plus en plus. Permettez moi de citer quelques unes : le swahili, le peul, le wolof, le lingala, le sango, le kirundi etc. L’abondance des uvres poétiques dans ces langues ne souffre d’aucune contestation. Ce n’est pas Boubacari Boris Diop qui me démentira, lui qui affirme qu’au « Sénégal aussi s’écrit un poésie peule et une poésie wolof de qualité » encore moins cet autre auteur qui affirmait que le « swahili est extrêmement riche en uvres poétiques » Dans Chants divers, Ed. Uhuru à Paris, ou Utenzi Poésie swahili, Ed. Uhuru, Paris, 1992
, dorment des textes poétiques en swahili, dans l’attente légitime d’une vulgarisation en tant que langue du monde. Le Printemps des poètes dont les manifestations de l’année 2003 avaient pour thème axial « poésies du monde », avait enivré d’espérance ces textes en langues du Sud. Une fois de plus ces « langues mineures » sont passées à coté de l’Histoire. Mais tant que le soleil se lèvera à l’Est et se couchera à l’Ouest, aucun espoir ne sera perdu. Je voudrais croire qu’en matière de reconnaissance et vulgarisation de la poésie en langue africaine, demain peut-être
; demain, pourquoi pas ? C’est sur cette note d’espoir que je prends congé de vous, sans rancur ni haine, mais fraternellement.
1. Ndefo Noubissi est enseignant et secrétaire général de la Ronde des Poètes du Cameroun ///Article N° : 4216