D’Haïti, on ne finit pas de célébrer l’histoire, en premier lieu celle de son émergence, « dans l’indignation et la dérision » des puissances impériales. Le temps de la raillerie est (presque) passé. Pourtant, depuis cette date du premier janvier 1804, le pays est comme estampé dans les représentations qui en sont données, par cette stupeur que les esclaves se sont révoltés, se sont libérés, se sont mis debout, et qu’ils n’auraient pas réussi à se maintenir dans cette position. La réalité, on le sait, est plus complexe, et les célébrations du bicentenaire, en 2004, ont donné lieu à plusieurs colloques de par le monde, qui se sont attachés à reprendre l’étude de cet événement, de toutes les façons, exemplaire. C’est à Berlin que s’est tenu celui dont les actes nous parviennent seulement en ce début d’année 2009, et il n’est qu’à moitié étonnant qu’à ce jour l’ouvrage soit à peu près invisible en France.
Et pourtant, cette synthèse mérite plus que le silence. Si elle n’est pas aussi détaillée que le pourrait être une complète histoire d’Haïti, elle n’en est pas moins un ouvrage de référence en matière d’histoire, et les pistes bibliographiques données en fin de chaque chapitre permettent d’ouvrir alors les perspectives qui amènent à une compréhension plus précise de ce qui s’est joué et se joue encore dans ce morceau d’île. La révolution haïtienne a établi un rôle éminent dans l’appréciation d’une part des rapports avec les puissances européennes et dans ce qui s’est noué dans la modernité occidentale, et d’autre part, comme le soulignent les auteurs, en tant que premier « État postcolonial du Tiers-monde, Haïti constitue un paradigme central des débats sur le postcolonialisme et un représentant important de l’Atlantique noire ». Les perspectives interdisciplinaires des différentes contributions permettent d’ajuster les discours relatifs à la série d’événements et au montage complexe de cette histoire. C’est aussi une étude des représentations croisées depuis les littératures de certains pays latino-américains, ou bien antillais, qui est proposée ici. On regrettera seulement que les discussions et les échanges menés à la suite de ces contributions n’aient pas été publiés : c’est aussi dans les marges des rencontres que les échanges entre les chercheurs peuvent éclaircir aussi la complexité. On notera aussi que concernant les études littéraires, l’université française ne soit pas représentée. Mais de cette absence aussi, on ne s’étonne plus.
L’ensemble des contributions peut, grossièrement, être organisé selon trois axes que les disciplines parviennent à mailler : l’esclavage comme outrage et ses résolutions réussies ou en échec ; le montage au XIXème siècle d’une image déplaisante du pays ; le montage enfin de cette mythologie de la révolution, comme la critique de celle-ci. C’est d’abord à Hoffmann de revenir sur cette question triviale, en apparence seulement : s’agit-il réellement d’une révolution, c’est-à-dire du renversement et d’un tour complet ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question, et Hoffmann, depuis la vue perspective que lui confère sa très grande connaissance des lettres et des écrits de toutes natures produits en Haïti, et à laquelle les chercheurs doivent tant, trace à grands traits les perspectives liées à cette décision souveraine de se libérer de cette « obscénité qu’est l’esclavage », en particulier son caractère fondateur, pour le pays, mais aussi pour toutes les libérations coloniales, de celles qui visent à « renvoyer chez eux les Européens et leurs descendants venus opprimer et exploiter les populations indigènes ». Mais aussi, par là, il en montre les limites, et le contresens : presque plus rien dans le Saint-Domingue du début du XIXème siècle, n’est indigène, et cette révolution s’apparente en fait plus à celle des Américains, une lutte contre la métropole suivie d’une guerre civile effroyable.
Parce que l’un des enjeux est quand même dans ce point aveugle de toute étude haïtienne, plusieurs chercheurs étudient de près les conditions sociales et politiques du démontage de la logique esclavagiste. Florence Gauthier montre ainsi que jusque vers les années 1750, la population coloniale témoigne de son indifférence relative à la couleur. Le système se durcit progressivement à partir de 1720, la ségrégation étant considérée comme nécessaire « à la sauvegarde de la société coloniale esclavagiste ». Le même auteur reprend de manière synthétique la succession des événements politiques et militaires qui amènent à la libération finale, tout en montrant dans le même temps que se joue dans les campagnes une attitude de refus de ce qui pourrait s’assimiler à de l’esclavage, et comment les résistances multiples, qui naguère avaient été analysées en détail par Gérard Barthélémy, le recul paysan dans les mornes et dans les zones défrichables, a fini par entrer en crise, lorsque l’occupation des sols fut achevée, au début du XXème siècle.
Mais l’insurrection des esclaves, pour autant qu’elle nous semble, avec le recul temporel, éclater dans sa lumineuse évidence, demeure pour le moins énigmatique. Car, en général, les insurrections ont échoué. Celle des esclaves de Saint-Domingue a sans aucun doute réussi, comme le montre Olivier Gliech, en raison des stratégies d’alliances à courte vue des colons, et des guerres civiles provoquées en raison même de crispations intenables, qui ont fini par inverser les rapports de force. Mais aussi, pour replacer cette insurrection dans un temps plus long, et d’en contextualiser plus largement les effets, Marc Blancpain propose une vue perspective renouvelée des abolitions dans les colonies françaises. Si celle de 1794 échoua, selon l’historien, c’est bien en partie parce qu’elle ne proposait aucune mesure d’accompagnement. Certes, la citoyenneté conférée en 1848 ne s’est pas non plus accompagnée d’une réforme agraire, et on en mesure encore ces jours-ci les conséquences, notamment dans les départements français des Antilles. Pourtant, en métropole, les faits sont connus, et la condition « de bêtes » infligée « à des hommes qui pensent » au nom d’un « préjugé barbare et monstrueux » est clairement perçue par les franges les plus populaires des comités révolutionnaires comme une limite intolérable à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (Caroline Groin). Il reste quand même que ces revendications ne l’ont pas emporté contre les groupes de soutien à l’économie coloniale. Mais c’est aussi l’exemplarité régionale de la révolution haïtienne qui est en cause : les transformations sociales auront eu un impact ambivalent en Amérique latine, comme le rappellent Hans-Joachim König ainsi qu’Ineke Phaf-Rheiniger, même si, dans la plupart des cas, les mouvements insurrectionnels seront entrés en relations, parfois ténues, avec tel ou tel groupe de révolutionnaires haïtiens. On rappellera que cette histoire souvent méconnue a été abordée par Nicolas Rey dans Quand la Révolution, aux Amériques, était nègre
Caraïbes noirs, « negros franceses » et autres « oubliés » de l’Histoire, paru en 2005 aux éditions Karthala.
Une fois passée la révolution, si l’indépendance est acquise, de haute lutte, dans les faits, il n’en est pas moins vrai que, dans les représentations françaises, court toujours la possibilité d’une reconquête. C’est Yves Bénot, le grand historien disparu avant la publication des actes, qui étudie la publication de la Revue encyclopédique, entre 1819 et 1835. Il en rappelle les débats en cours, menés notamment avec la présence de Sismondi et de Grégoire, mais aussi Civique de Gastine et de Benjamin Constant. Il montre ainsi comment, dans la revue, Haïti devient le centre d’une série d’interrogations épistémologiques nouvelles qui se manifestent avec la montée des théories racialistes : « Haïti n’est pas seulement un problème de la vie politique française et internationale. C’est aussi une donnée de fait essentielle pour réfuter tous ceux qui prétendent nier l’unité de l’espèce humaine, ceux qui dénigrent en bloc tout ce qui est noir ». C’est donc en creux que la présence haïtienne participe aussi de ces débats essentiels qui se déroulent pendant tout le siècle, notamment dans un certain nombre de revues (1), autour de l’émergence des sciences humaines. Un des impacts économiques et politiques de ces questionnements est analysé par Pascale Berloquin-Chassany, auteure du très remarqué Haïti, une démocratie compromise (1890-1911), paru à L’Harmattan en 2004, dans sa contribution consacrée aux représentations croisées et aux menées allemandes, étatsuniennes et françaises dans le commerce haïtien. Si certains gouvernements haïtiens tentent, parfois, de restreindre l’influence commerciale des puissances, les tensions vont croissantes et le pays commence alors le parcours de la déshérence. Les romans de Fernand Hibbert, par exemple, nous disent aussi ce sentiment de la désaffiliation et de la décrépitude. Mais c’est aussi celui qui voit le déplacement de cette histoire fondatrice dans le mythe, comme un exutoire, alors que tout autour, le monde haïtien n’en finit plus de s’effondrer. Les Haïtiens deviennent alors la portion congrue de la modernité, alors que l’incongruité de leur présence au monde est désormais dissimulée dans les replis de l’histoire.
C’est Ulrich Fleischmann, qui mène lui aussi depuis de nombreuses années des études haïtiennes imposantes, qui reprend cette traduction de l’histoire dans le mythe. Il en suit le cheminement depuis les textes historiques fondateurs, le glissement dans l’esthétique littéraire, et son instrumentalisation, puis sa banalisation dans le politique, à la mesure des ambitions personnelles et de la mesquinerie des appétits. Mais dans ces représentations croisées, il convient aussi de reprendre ce qu’il en est de la perception depuis les instances idéologiques françaises. Les chroniques de Gustave D’Alaux dans la Revue des Deux Mondes, publiées entre 1850 et 1853 retiennent l’attention d’Alex-Louis Tessoneau. Elle met ainsi en évidence le fait suivant : même si le racisme vulgaire du chroniqueur, auteur d’un Empereur Soulouque et son empire paru en 1856 se manifeste à chaque page, il n’en demeure pas moins, selon le chercheur, que cette étude trace le premier contour de la littérature haïtienne. Certes, un dépouillement systématique de la Revue des Deux Mondes devrait aussi permettre de préciser cette piste. Ainsi, le long article de Lepelletier de Saint-Rémy, paru précédemment, et de portée plus politique certainement, donne aussi en filigrane des indications précieuses sur cette articulation serrée entre le fait politique et l’écriture, notamment de manifestes.
Enfin, les dernières publications du recueil, traitent plus particulièrement des représentations littéraires de l’émergence du fait haïtien : à travers l’étude de Marie-Vieux-Chauvet et de Fabienne Pasquet, Marie-José Nzengou-Tayo rend compte de postures esthétiques qui parviennent à se démarquer des histoires officielles occidentales, en rendant compte des plis et replis de cette conscience haïtienne de soi. Brigitte Kleine prolonge l’étude de ce travail de déconstruction de l’image héroïque des « Pères de l’Indépendance » dans un certain nombre de textes récents, ceux de Lahens, de Danticat ou de Dalembert, par exemple, qui donnent voix à ceux qui ont longtemps été occultés par l’histoire officielle. C’est ici que la figure héroïque et très probablement à distance de sa présence réelle si peu connue, d’Anacaona, prend aussi toute sa valeur : Helmtrud Rumpf en étudie les facettes chez Alexis, Metellus, et Papillon. L’utopie indigène ante Colomb a essentiellement la vertu de tracer l’esquisse d’une société idéale – et idéalisée, certes. Le phénomène n’est pas exceptionnel : dans une de ses premières nouvelles, L’Utopie de l’envers du temps, Gary Victor décrivait naguère une Haïti rendue prospère et apaisée, où l’islam est religion officielle, et où l’héritage africain est complètement intégré.
Ce sont enfin trois perceptions et représentations de cette révolution depuis l’extérieur qui sont analysées : Rita de Maesener revient sur un roman dominicain de 2002, de Carlos Esteban Deive, qui dit une façon différente de considérer l’île dans son ensemble, tandis que Frauke Gewecke analyse les discours antillais consacrés à Haïti, à partir de Césaire, Glissant et Maximin. Mais l’autre bord de l’eau est aussi évoqué : Annedore M. Cruz Benedetti donne une analyse détaillée du drame de Heiner Müller, La Mission, qui dit aussi le creux que cette révolution imprime dans les consciences occidentales. Déjà, en 1811, Kleist avait donné l’étonnante nouvelle intitulée Les Fiancés de Saint-Domingue, comme un de ces points aveugles de la lisibilité haïtienne depuis l’Europe, en particulier l’Allemagne.
C’est donc un outil important pour les études haïtiennes qui est mis à la disposition des chercheurs et des étudiants, mais aussi de tout lecteur susceptible de vouloir mieux appréhender cette complexe réalité haïtienne : les quelques 280 pages que compte le recueil permettent de mettre à jour les connaissances que l’on a de ce pays, et surtout d’ouvrir des pistes fertiles à leur renouvellement.
1. Yves Chemla, « Edgar La Selve et Haïti », in Présences Haïtiennes, Textes réunis et présentés par Sylvie Bouffartigues, Christiane Chaulet Achour, Dominique Fattier et Françoise Moulin Civil, Université de Cergy-Pontoise, 2007 (diffusion Belles Lettres)Haïti 1804. Lumières et ténèbres. Impact et résonances d’une révolution, Léon-François Hoffmann, Frauke Gewecke, Ulrich Fleischmann (dir.), Madrid et Francfort sur le Main, Iberoamericana & Vervuert, 2008///Article N° : 8454