Présenté dans la section Un certain regard au festival de Cannes 2024, Histoire de Souleymane a reçu le prix du jury et Abou Sangaré, dont Souleymane est le premier rôle, y a été nommé premier acteur. Le film a effectivement marqué et occupé nombre de conversations. A juste titre : il est magnifique dans le respect de son sujet autant que dans sa mobilisation du spectateur. Il sort le 9 octobre 2024 dans les salles françaises.
Boris Lojkine est connu pour les remarquables Hope en 2014 et Camille en 2019, où jouait déjà Nina Meurisse dans un rôle qui avait lancé sa carrière en étant nominée comme meilleur jeune espoir féminin aux Césars 2020. On la retrouve ici dans un rôle essentiel. Lojkine est également connu pour ses actions de formation en Centrafrique dans le cadre des ateliers Varan et pour avoir ainsi contribué à l’effervescence du cinéma centrafricain malgré les difficultés que connaît le pays.
Souleymane a fait une demande d’asile. Haletant, le film se déroule sur les deux jours qui précèdent l’entretien. Il est une course sans fin : Souleymane survit comme bien d’autres en tant que coursier-livreur. Avec son vélo, il fonce dangereusement dans le chaos parisien pour aligner les courses, mais c’est une galère à tous les niveaux, au risque de rater le départ du « bus de recueil social » le conduisant le soir à son centre d’hébergement d’urgence. Il est pressuré par les arnaqueurs qui profitent de sa précarité, soumis à moult réactions de rejet, jusqu’à une scène finale absolument saisissante et bouleversante, prise dans sa durée.
C’est dans cette tension humaine que Lojkine partage son indignation devant le rouleau compresseur des systèmes d’exploitation et de rigueur administrative, ces pièges auxquels sont soumis les clandestins. Après ce film, nous ne pouvons plus les regarder comme avant, ni accepter les discours de haine qui envahissent l’espace politique et médiatique.
Cette histoire est celle de Souleymane, impressionnante, édifiante, trépidante, émouvante. Mais il est un parmi d’autres, tous les autres, une histoire partagée par tant de demandeurs d’asile, par tant de clandestins, qu’elle trouve ainsi contée une universalité. Si le film nous concerne tant, c’est qu’il est tourné à sa hauteur, de son point de vue dans le chaos d’une ville étrangère, dont il a du mal à saisir les logiques, loin de Kadiatou restée au pays, et bien sûr de sa mère. Le format en 4:3 renforce cette focalisation. L’intensité du jeu d’Abou Sangaré fait le reste. Il ne s’agit pas là d’un spectacle mais du vécu d’une altérité. Nous sommes dans sa peau le temps d’un film, invités à partager sa galère et sa tension. Pas besoin de musique : le fracas de la ville et l’avalanche de situations suffisent.
Mais la puissance du film tient aussi à l’ambiguïté du personnage : le soutiendrions-nous ? Le grand mérite du film est de soulever des questions qui ne sont pas simplistes et nous mettent mal à l’aise, et donc dynamiques. Accueillir l’Autre, c’est changer de regard. Sans ce film, Souleymane resterait anonyme, et tous les autres avec lui. Et nous serions encore ceux qu’il côtoie sans qu’il y ait rencontre, si ce n’est parfois comme ici, furtivement, un bonbon ou un café. Mais un film reste un film. Qu’est-ce qui rendrait cette rencontre possible ?
Il est frappant de voir combien ce scénario ramassé sur deux jours, s’il fait sentir l’angoisse générée par l’attente et la crainte du couperet, ne diabolise pas la fonctionnaire en charge de son entretien de demande d’asile : elle fait son job, avec une certaine écoute. Souleymane est davantage victime d’un système d’exploitation (les livreurs à vélo, souvent sans papiers) et des arnaques de ses « frères » qui profitent de sa précarité (interdiction légale de travailler), comme lors des étapes du voyage de migration que Lojkine avait décrit dans Hope. Le tout s’agence en une radicale inhospitalité. Il n’a droit ni aux gestes ni aux paroles ni au répit qui lui permettraient de se construire une place, une légitimité, une appartenance. Il est un étranger. Celui qu’avec Périclès, la société grecque antique appelait un métèque, et excluait de la citoyenneté, comme les esclaves et les femmes.
Comment dès lors déconstruire cette exclusion et donc la solitude de Souleymane face aux corbeaux ? Cela passerait par l’application politique des valeurs de notre devise nationale. Nous pourrions peut-être alors savoir ce que son beau visage pourrait nous dire, ce que son impressionnante énergie pourrait créer, et partager nos sensibilités.