À l’occasion des 25 ans de la compagnie afro-américaine Bill T. Jones and Arnie Zane, la chorégraphe et chercheuse en anthropologie de la danse, Roxy R. Theobald, revient sur l’une des célèbres pièces de son répertoire : Chapel/chapter. Rouge, vif et percutant !
Célébrant ses 25 ans, la Compagnie Bill T. Jones and Arnie Zane s’affirme, depuis un quart de siècle, comme l’une des plus influentes en terme d’évolution esthétique de la danse contemporaine américaine.
Né à Bunnel, Floride en 1952, Bill T. Jones, chorégraphe Africain américain charismatique, a présenté ses créations dans plus de 200 villes et 30 pays, sensibilisant les consciences notamment avec des uvres telles que : Still/Here, (Toujours/Là) en 1990, en collaboration avec des malades dont certains en phase terminale, Last Supper at Uncle Tom’s cabin /The Promised Land (Dernier dîner dans la cabine de l’Oncle Sam, la terre promise) en 1994 qui aborde certaines questions sociales et identitaires), Last night on earth, (Dernière nuit sur terre) en 1995, inspiré de sa propre autobiographie (1).
Monstre sacré du monde chorégraphique, Bill T. Jones a créé jusqu’alors plus de 100 uvres pour sa compagnie et reçu de nombreux prix (dont plusieurs Awards) pour des commandes par l’Alvin Ailey Cie, Le Boston Ballet, ou encore L’Opéra de Lyon.
Au cours de sa longue collaboration avec Arnie Zane (décédé en 1988), il redéfinit la notion contemporaine de la danse et propose une autre expérimentation scénique de sa propre africanité. Il instaure ainsi une linguistique gestuelle singulière où se conjuguent techniques acrobatiques, danse africaine, danse classique, théâtre et vidéo. Désormais, il s’agira pour lui de clamer son expérience d’homme, chorégraphe, noir selon des perspectives scénographiques les plus inattendues. Discriminations, injustices, avec Bill T. Jones, les sujets les plus sensibles sont traités sans tabous.
Dans son travail, toutes les origines ethniques, toutes les silhouettes sont amenées à collaborer dans un sens commun. Car Jones travaille à partir des individualités, » au creux des apparences » et au-delà des clichés. Il fait de la chair un symbole. Chaque corps expérimente par la danse l’indicible du quotidien. Être, renvoie à un fondement bien plus complexe et subtil que les simples préoccupations morphologiques ou pigmentaires. La danse fait d’ailleurs partie des rares langages qui permettent de revisiter et de réinvestir le propos à part entière.
Amis de longue date, le chorégraphe et moi-même avons souvent évoqué la subtilité de la question » identitaire » noire dans nos discussions ou correspondances.
L’identité noire renvoie, me semble t-il, à un état de corps que l’on se doit de transposer sans cesse. Incontestablement, chacun est amené à l’appréhender en fonction de son contexte culturel respectif. La démarche esthétique de Bill T. Jones m’a en ce sens toujours interpellée. En effet, elle pose très justement les notions de racine et d’origine comme expériences dynamiques et transversales. Dans le même temps, son langage chorégraphique permet d’envisager l’africanité comme faisant partie d’un tout, d’un ensemble dialogique non figé.
Éveiller les consciences tout en gardant la bonne distance, transgresser le jugement
tels sont les combats menés jusqu’alors par cet imperturbable artiste.
Pour nous faire une idée concrète de son propos chorégraphique, revenons sur sa dernière pièce présentée en France en 2008 à la Maison des arts de Créteil. Il s’agissait de Chapel/Chapter (Chapelle/Chapitre). Interprétée par des danseurs de toutes origines, pas de percussions, mais des mouvements » afro » élaborés presque paradoxalement sur une voix d’opéra ! Une fois de plus, le chorégraphe transgresse tous les paramètres !
Crée en Décembre 2006, la pièce se veut d’ailleurs plus que jamais en prise avec l’actualité. Tandis que les combinaisons oranges portées, à même la peau par plusieurs danseurs au crâne rasé, pourraient nous évoquer l’unique univers carcéral d’un Guantanamo (au centre de vifs débats actuels aux USA), la pièce se veut pourtant palpitante de bout en bout par le fait même de dépasser encore une fois ce seul contexte.
Sol blanchâtre quadrillé, écran géant, voix-off, sous-titrages
le dispositif visuel de la vidéaste Janet Wong et du plasticien Bjorn Amelan instaure un univers expérimental désopilant qui maintient ici le fil conducteur chorégraphique.
L’intrigue se déroule sous forme d’une enquête. Trois » chapitres » se répètent : l’histoire du meurtre collectif d’une famille, la fugue de deux adolescents de 11 ans et la mort d’une enfant turbulente tuée accidentellement par son père.
Moitié chapelle et moitié salle d’audience, le rouge ardent et dominant de la scène magnifie avec une rare intensité l’ironie et la brutalité des dialogues rendus stériles par le doute et l’incompréhension.
Tantôt scandées comme un rap, tantôt déclamées sous forme de confessionnal ou d’opéra, ces tranches de vies dévastées se trouvent sublimées par une danse épurée, décapante et théâtrale. Colère, innocence, douleurs et espoirs sont alors brassés dans des scenarii interprétés avec brio. Textes et gestes répondent d’une exactitude quasi arithmétique ! Danse, projections et musique live fusionnent, l’alchimie saisit. Le tout porté par la puissance vocale de la soprano Alicia Hall Moran n’est que pur bonheur. Du coup, cet espace clos, parfois trop chargé, finit par nous happer. Conjuguant des mouvements modernes très angulaires au fluide des gestuelles africaines et jazzy, alliant parfois le break-dance (au sol) aux arabesques classiques, la danse de Bill T. Jones est une mosaïque esthétique vivifiante. Cri du corps, elle semble ici être aussi l’expérience d’une intime conviction : les formes, les couleurs, les images ou les mouvements ne renvoient à aucunes évidences
Enfin j’ajouterais qu’il nous faut sans cesse les transgresser pour espérer en saisir l’once d’une vérité.
Danser serait alors une manière de narrer toutes ces subtilités et notamment celle de l’identité.
1. Dernière Nuit sur terre, autobiographie par Bill T. Jones, Ed. Acte Sud, 1999///Article N° : 9432