La Coupe du Monde de Football 2010 – Quelle réflexion morale ?

Traduit de l'anglais par Marie-Emmanuelle Chassaing
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L’instrumentalisme bloque la plupart des débats sur la Coupe du Monde de Football 2010.

L’esprit de l’instrumentalisme
C’est comme si accueillir pour la première fois cet événement sur le sol africain ne posait que des problèmes purement matériels, ne demandant aucune créativité ni imagination culturelle, comme si ce n’était qu’une occasion de gagner de l’argent. Les débats sont menés comme s’il suffisait de construire de nouvelles infrastructures, de rénover les stades et les aéroports, de résoudre les problèmes de transport, de trafic et de sécurité et d’augmenter le nombre d’hôtels pour que la Coupe du Monde soit un succès. On ne s’inquiète guère de la participation des citoyens – facteur pourtant indispensable à la réussite d’un événement de cette importance. On ne fait pas grand-chose pour que les communautés s’approprient l’événement.
Si cette logique instrumentaliste persistait, nous serions certes à même d’organiser une Coupe du Monde assez réussie, sinon originale, mais sûrement pas spécifiquement africaine, ni mémorable. La FIFA, les agences privées locales et internationales et les groupes d’intérêt spécial en seraient probablement les principaux bénéficiaires. Les contribuables sud-africains seraient alors les principaux financeurs de ce qui s’apparenterait à la plus grande arnaque financière transnationale du 21e siècle.
L’esprit de l’instrumentalisme s’étend au domaine culturel. Il ne semble pas y avoir de proposition culturelle et morale cohérente qui justifie les efforts financiers colossaux que les peuples d’Afrique du Sud consentent pour cet événement.
Quand le Japon et la Corée ont organisé pour la première fois les Jeux Olympiques, respectivement en 1964 et en 1988, ils en ont profité pour se vendre comme nations modernes et pour célébrer leurs progrès devant la crème des pays industrialisés. Plus récemment la Corée s’est servie de la Coupe du Monde pour se positionner en tant que société et économie postmodernes avancées. Les Jeux de 1988 lui ont appris que les grands événements sportifs sont l’occasion rêvée d’attirer l’attention mondiale sur les produits et les services du pays et de créer des marques plutôt que directement de l’argent, grâce à la nature médiatique de l’événement. Et créer des marques est un acte fondamentalement culturel.
Tout indique que « l’Afrique, berceau de l’humanité » sera le thème dominant de la Coupe du Monde 2010. Sur la scène mondiale, de telles platitudes ne feront que cantonner encore davantage le continent dans les limites du folklore. Le problème avec ce thème, ce n’est pas seulement les relents de nativisme qui s’en dégagent, c’est aussi qu’il ne dit rien de significatif sur ce que nous sommes, qui nous voulons être et ce que sont nos propositions pour le monde.
La Bafana Bafana (l’équipe nationale de football) ne gagnera pas la coupe, ce n’est un secret pour personne. Mais si à défaut de gagner sur le terrain nous ne réussissons pas mieux sur le plan économique ou financier, alors il va falloir que nous songions sérieusement à modifier notre conception du terme « gagner ».
Une proposition culturelle et morale forte
Notre victoire ne peut être que culturelle et morale. Nous gagnerons la Coupe du Monde 2010 si nous l’organisons de telle sorte qu’elle contribue à la reconnaissance de l’Afrique au niveau international. Si la Coupe du Monde réussit à modifier fondamentalement la façon dont l’Afrique est perçue dans le monde, alors cela, et cela seulement, justifiera moralement les montants colossaux d’argent public dépensés pour cette aventure mégalomaniaque et post-coloniale.
Et puis ce n’est pas comme si nous n’avions rien à dire. Un combat d’une importance universelle a été livré ici pour asseoir la victoire de la liberté sur le destin et créer une civilisation qui transcende la race, pour la première fois de l’histoire de l’humanité. Il y avait la conviction que le lien avec le futur ne pouvait s’accomplir que dans un face-à-face avec l’Autre (l’ancien ennemi) et dans la reconnaissance mutuelle de l’humanité de chacun. Voilà la puissante utopie qui a généré, partout dans le monde, le mouvement mondial antiségrégationniste.
Il y a encore du pain sur la planche. Mais l’idée de reconnaissance mutuelle et d’humanité réciproque contenue dans la philosophie de la TRC et dans cette tentative du pays tout entier de transformer les prisons et les chambres de tortures en cours de justice et en lieux de mémoire et d’espoir, c’est le plus beau cadeau que notre continent ait jamais offert au futur de l’humanité. En ces temps de trouble pour la planète, nous sommes les seuls à pouvoir transmettre ce message, dont notre histoire nous a fait les dépositaires. Que nous ne l’ayons pas encore énoncé avec nos propres mots, cela est dû à différents facteurs. Il y a d’abord le mélange d’empirisme et de nativisme évoqué plus haut, qui est lui-même un symptôme de la léthargie intellectuelle et de l’euthanasie culturelle qui affecte le pays. Ensuite il y a la logique instrumentaliste et la soumission aux lois du marché qui prévalent dans les instances commerciales et bureaucratiques de ce pays. Enfin il y a l’alliance du populisme, du consumérisme et de la superstition qui dégrade rapidement le tissu intellectuel et moral de la société.
Le football et l’économie culturelle mondiale
En effet, depuis la fin de la ségrégation, la cupidité et le profit ont pris le pas sur la valeur et le sens. Au gouvernement, dans les milieux d’affaire et dans l’esprit du public prévaut une certaine incompréhension face au phénomène de mondialisation de la culture.
Un nationalisme mesquin nous empêche d’appréhender le rôle joué par le football dans la nouvelle économie culturelle mondiale. Des années de boycott culturel, d’isolement intellectuel et l’obscénité de la suprématie blanche nous ont peu préparés à apprécier le rôle joué par des événements majeurs tels que la Coupe du Monde de Football 2010 dans la politique culturelle mondiale. Nos dirigeants – et leurs opposants – ne semblent pas comprendre qu’aujourd’hui l’une des caractéristiques principales du capitalisme est la convergence grandissante entre culture et économie. Non seulement les produits culturels constituent une part importante de la production du capitalisme moderne mais les secteurs marchands de la culture sont parmi les plus dynamiques en termes de croissance partout dans le monde. Ce sont aussi les moteurs principaux de l’économie pour bon nombre de régions.
C’est la raison pour laquelle des villes comme Paris, New York, Los Angeles, Barcelone, Rio de Janeiro, Toronto ou Séoul jouent la carte culturelle pour promouvoir l’économie locale et dynamiser l’emploi. Pour attirer les investisseurs étrangers, elles ne se contentent pas de défiscaliser. Elles investissent massivement dans la culture (musées, galeries d’art, librairies, universités, parcs, théâtres, salles de concert, etc.). Quant au football, il génère de plus en plus de produits culturels qui portent le sceau de la mondialisation.
Le football a adopté les quatre caractéristiques principales du capitalisme mondial moderne : spéculation galopante, création de nouveaux droits à la propriété, émergence de nouveaux produits comme de nouvelles possibilités de profit et dématérialisation du travail. Le capitalisme mondial lui-même suit la tendance culturelle qui génère aujourd’hui des marchés dynamiques. Le sport est devenu une nouvelle façon de faire du bénéfice dans la sphère mondiale.
L’événement « Coupe du Monde de Football 2010 » est une opération commerciale au sein de cette économie culturelle mondiale. Il n’est pas seulement le reflet de la mondialisation de la culture populaire. Plus attractif que jamais pour la trinité commerciale sponsors/publicitaires/télévision, le football est devenu le produit universel suprême et un portail vers les régions les plus reculées du monde. Si nous voulons tirer le meilleur parti de cet événement, nous devons être conscients de ces évolutions.
La production d’images est l’une des caractéristiques essentielles de la mondialisation. Aujourd’hui l’image est le produit par excellence. Il arrive que les images et les messages qui définissent le mieux notre environnement culturel et influent le plus sur notre existence proviennent d’ailleurs.
La Coupe du Monde 2010 ne résoudra pas les problèmes structurels de pauvreté, maladie, insécurité, crime et chômage. À proprement parler, elle participe autant du capitalisme que du sport dans la mesure où elle génère des représentations, des images et des signes qui sont vendus comme produits sur toute la planète. Nous devrions donc nous servir du championnat pour commencer à nous forger notre propre image et en profiter pour réclamer notre part dans la production d’images vendues sur les marchés mondiaux. Mais sans un effort intellectuel vigoureux et concerté, une certaine imagination au niveau culturel et artistique et un mélange adéquat de savoir-faire, d’énergie créative et de politique publique, nous risquons de réaliser que nous n’avons quasiment rien à vendre.
Contrairement à ce qui se passe en Europe, aux États-Unis ou au Japon, nos entreprises ne maîtrisent pas les complexités de l’organisation et le discours créatif qui font le lit de la production culturelle mondiale. Bien pire, elles ne font montre d’aucun intérêt pour les arts et les lettres. En l’absence d’institutions, de politiques et de stratégies appropriées, les seules images que nous pourrions finir par brader risquent d’être les stéréotypes habituels des heureux natifs couverts de peaux de léopard et de perles, produisant une culture soi-disant naturelle mais en réalité inventée de toutes pièces, tout cela au milieu des éléphants et des lions rugissants dans la savane africaine.
Renaissance urbaine
À l’échelle planétaire, le championnat lui-même est d’abord et avant tout un festival urbain. Pour marquer les mémoires, la Coupe du Monde devra se faire le héraut de la renaissance urbaine et culturelle de l’Afrique du Sud. Pour cela, 2010 doit être utilisée comme un tremplin pour promouvoir la culture publique, les arts et les lettres, pour poursuivre la politique anti-raciale et stopper la destruction de l’espace public qui était la marque de l’urbanisme ségrégationniste.
Nous devrions utiliser cet événement pour nous débarrasser du processus de « bantoustanisation » de l’espace urbain. Nous pourrions aussi nous en servir pour renverser la tendance à la militarisation de la vie urbaine, qui est entretenue par l’état de guerre sociale engendré par de hauts niveaux de crime, de pauvreté et de maladie. Une chose est sûre, les centres commerciaux avec leurs clôtures métalliques et leurs omniprésentes milices armées ne suffiront pas à accueillir le public pendant la Coupe du Monde. Il faut inventer de nouveaux concepts pour une architecture publique qui favorise la déségrégation raciale et une culture de la convivialité. Pour accueillir convenablement nos visiteurs africains et étrangers comme nos compatriotes, il faut construire davantage de jardins publics et de rues piétonnes. Nous devons nous réapproprier les parcs et ouvrir nos villes vers l’extérieur, inversant ainsi en cela la tendance actuelle. Nous devrions aussi nous servir de la Coupe du Monde pour contrer la privatisation du domaine public urbain et sa colonisation galopante par des spéculateurs. Nous allons avoir besoin d’une vision réformiste de l’espace public qui intègre, entre autres, la dé-racialisation des noms de rues. Il faut sécuriser les rues elles-mêmes et les rendre plus attrayantes.
Tout cela implique des investissements substantiels dans les équipements publics et dans l’espace et les loisirs publics. Pour en finir avec cet isolement spatial et social exigé pendant des années par la classe moyenne aussi bien blanche que noire, il faudra mieux employer les ressources fiscales et arrêter de financer de nouvelles enclaves racistes – quelle que soit l’hypocrite appellation qu’on leur donne.
Zéro tolérance
Évidemment, cela va demander un effort sérieux au niveau de la sécurité. Notre taux de criminalité est trop élevé. La violence submerge nos banlieues. Le massacre ne se limite plus aux ghettos, comme c’était le cas sous la ségrégation. Aujourd’hui il tend à se répandre partout. Le crime détruit rapidement le tissu moral des villes sud-africaines. C’est devenu le risque majeur pour la démocratie sud-africaine, avec la pas si secrète « classe de guerre » qui est elle même dans une large mesure l’émanation de la « race de guerre » d’hier.
Nous organiserons une Coupe du Monde de Football mémorable si, d’ici 2010, la sécurité devient réellement un bien public, démocratique, accessible à tous et non plus le seul privilège de ceux qui ont les moyens d’accéder à des services de protection privés ou qui sont résidents de quelque enclave fortifiée ou banlieue privilégiée. Nous ne pouvons pas organiser une Coupe du monde mémorable si nous ne faisons rien pour éradiquer la peur de mourir de mort violente et la réalité de ce risque. Cela pourrait nécessiter une « politique zéro tolérance », intraitable envers les criminels sans criminaliser les pauvres.
Quant aux finances…
La FIFA est la plus à même de profiter de la Coupe du Monde 2010. Les deux principaux leviers financiers pour que la Coupe du monde FIFA soit rentable sont les droits de diffusion, et le sponsoring d’entreprise. Pendant la Coupe du Monde 2002, la FIFA a accordé l’exclusivité des droits de diffusion à un groupe de marketing de sport privé pour un minimum garanti de 800 millions de dollars US. Vinrent se greffer quinze des entreprises leader au niveau mondial qui ont payé quelque 35 millions de dollars US pour intégrer le « programme de partenariat de la FIFA » qui regroupe les sponsors.
Qu’une entreprise soit prête à payer des sommes aussi considérables, cela ne peut s’expliquer que parce c’est pour elle l’opportunité d’être reconnue sur la scène mondiale. C’est particulièrement vrai pour les sociétés implantées dans la région d’accueil, comme Toshiba, Fuji Xerox, Hyundai, Fuji Film, Gillette et Coca Cola pour la Coupe du Monde 2002. Les villes d’accueil peuvent aussi en tirer profit mais ce sera un bénéfice d’un autre ordre – et seulement si elles ont une vision à long terme de ce qu’elles veulent devenir après, une fois le championnat terminé.
Il y aura sûrement un gouffre entre l’impact supposé et la réalité. Certes l’événement profitera aux industries de la construction et des travaux publics mais la Coupe du Monde n’est pas près de devenir le moteur de croissance qu’elle est supposée être à moins que nous ne créions les conditions pour que cela arrive. Cela ne fera certainement pas s’envoler la consommation domestique de façon significative. Les gens vont acheter des postes de télévision mais bon nombre de commerçants risquent d’être déçus. Plutôt que d’aller dans les hôtels, les bars et les restaurants, les clients vont peut-être rester chez eux à regarder les matchs diffusés à la télévision. Hormis le secteur de la construction, les secteurs gagnants seront les transports et les technologies de l’information. On peut aussi y ajouter les producteurs de produits dérivés de la Coupe du Monde et les vendeurs de copies de maillots non déclarés, ainsi que les industries de la bière et du vin. En ce qui concerne le tourisme, tous les spectateurs ne feront pas le déplacement jusqu’en Afrique du Sud, pendant ou après la Coupe. À titre d’exemple, en 2002 il n’y a eu que 30 000 visiteurs de plus pendant toute la durée des championnats. En Corée, la moyenne de spectateurs n’était que de 5 500 par match. Les professionnels du tourisme n’ont pas constaté d’augmentation du nombre de visiteurs.
Il reste à prouver que les professionnels de l’information et autres corporations d’Afrique du Sud seront capables d’utiliser l’événement comme tremplin pour se faire connaître. Très peu d’entreprises sud-africaines figurent dans le palmarès mondial des 100 meilleures sociétés. Elles n’ont pas de sommes colossales à dépenser dans une campagne de publicité mondiale, comme l’a fait Samsung lors de la Coupe du Monde en Corée, pour ses téléphones mobiles, ses ordinateurs et ses lecteurs DVD. Le sponsor officiel de la Coupe du Monde, Korean Telecom, en a fait autant et son image de marque a fait un bond de 95 %. Les entreprises sud-africaines suffisamment solides peuvent s’inspirer du style guérilla traditionnelle qui a fait connaître certaines sociétés, comme celles de Nike par exemple.
En conclusion
L’impact culturel de la Coupe du Monde pourrait être prodigieux sous réserve que nous ayons un débat moral de poids à offrir au monde. Cet événement extraordinaire permettra une reconnaissance des médias internationaux sur l’Afrique du Sud et, je l’espère, sur tout le continent.
Ceci étant, nous devrions faire de cet événement un festival culturel de grande envergure, populaire et à portée internationale. Les artistes locaux et de la Diaspora, les intellectuels, les musiciens, les designers, les écrivains, les architectes et les anciennes stars du football devraient s’y impliquer. Face à la vision nihiliste de la « guerre contre la terreur », que peut-on célébrer de mieux qu’un ré-enchantement culturel et une ré-implication politique pour un monde sans problème de races ?
Nous devrions utiliser cet événement mondial comme un moment d’exubérance culturelle – un moment historique dans l’histoire de notre pays, la première nation moderne afropolitane, une nation universelle.

///Article N° : 4647

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