La leçon de cinéma de Faouzi Bensaïdi

Apt, novembre 2010

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Lors du festival des films d’Afrique d’Apt de novembre 2010, Faouzi Bensaïdi a donné une leçon de cinéma animée par Olivier Barlet. Ce fut l’occasion pour lui de détailler son parcours et sa méthode. Il était accompagné de Patrice Mendez, son fidèle ingénieur du son. On en trouvera ici l’intégrale transcription.

Olivier Barlet : Bonjour, nous avons le plaisir d’accueillir Faouzi Bensaidi et Patrice Mendez, ingénieur du son, qui a travaillé depuis son premier film avec Faouzi, dans une collaboration permanente. Il paraissait intéressant d’avoir cet écho technique sur le travail du film car un des grands soucis des leçons de cinéma que nous organisons durant le festival est de documenter le geste de création. Les leçons de cinéma sont souvent purement biographiques, mais nous préférons parler du travail de cinéma, même s’il est bien sûr important de suivre un parcours.
Eh bien si l’on regarde la biographie de Faouzi Bensaidi, né à Meknès en 1967, c’est son côté extrêmement polyvalent qui frappe de prime abord : tu débutes par une formation d’acteur, diplômé en 1990 de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle (Isadac) de Rabat, et puis en 1994 du Conservatoire d’Art Dramatique de Paris, qui va t’ouvrir au théâtre et à la mise en scène. Ce travail va finalement être une passerelle pour la Femis, et donc aller évoluer vers le cinéma. En tant qu’acteur, Faouzi apparaît dans toute une série de films, dont je citerai seulement
Le Cheval de Vent de Daoud Aoulad Syad, avec un personnage plutôt burlesque poétique, et Mektoub de Nabil Ayouch, en commissaire un peu spécial, ainsi que le film de Jillali Ferhati, Tresses, et celui d’André Téchiné, Loin, sur lequel tu vas être également co-scénariste. Si Téchiné avait fait appel à toi, c’est qu’il avait vu La Falaise, c’est-à-dire qu’il y a déjà un premier acte de cinéma qui déclenche un élargissement du champ. En tant que réalisateur, tu fais le lien avec quelque chose qui est vraiment du domaine de ta passion d’enfance. Tu avais même gagné un quiz à la télé marocaine à 14 ans. Tu peux nous raconter ça ?

Faouzi Bensaidi : Oui, c’est vrai. Il y avait une espèce de Question pour un champion, mais c’était sur le cinéma. Le virus du cinéma, je l’avais déjà. C’était une époque où je voyais des films, je lisais tout ce qui me tombait entre les mains, ça allait de la revue de potins du monde du cinéma jusqu’à Avant-scène Cinéma, que je lisais studieusement, une lecture extrêmement laborieuse qui moi me donnait du plaisir mais que mes copains ne comprenaient pas. Avant-scène Cinéma proposait une espèce de découpage technique du film : les films y étaient décrits plan par plan. Il y avait juste quelques photos, et donc je passais mon temps à lire plan par plan des films que je ne voyais pas ! Tous les films de Welles, je les ai découverts d’abord comme ça et j’ai les ai vus après. Je les imaginais. J’ai fait mes films. Parfois je dis pour rigoler qu’il y en avait qui m’ont déçu !
Olivier Barlet : Tu étais déçu par Welles ?!
Faouzi Bensaidi : Non, pas par lui ! Et du coup, arrive ce truc à la télé et je m’inscris. Et donc, très, très jeune, je me retrouve face à des hommes qui ont 40-50 ans pour des questions sur le cinéma et je commençais à gagner, semaine par semaine. Je restais, je passais à la télé et j’étais ce petit enfant, petit adolescent qui bat tout le monde. Donc dans la rue, les gens suivaient ça comme une espèce de match, et je gagne à la fin, je gagne le grand prix et le prix était une semaine à Cinecittà. Je me dis, c’est magnifique, je vais rencontrer Fellini, etc. Sauf que, je me présente un matin à la télé pour partir, et là je découvre la supercherie, il n’y avait pas de semaine à Cinecittà, personne n’avait aucun contact à Cinecittà, ils avaient l’argent mais pas de contact, donc où est-ce qu’ils allaient m’envoyer ? Ils ne le savaient pas ! Donc voilà, j’étais passé à la télé, et étais devenu un personnage public, si bien que je rentrais dans les cinémas gratuitement : on me voyait arriver, on m’offrait la place. Mais je n’avais jamais eu mon prix ! Or, un jour, une amie de ma sœur, qui était journaliste, s’intéresse à l’histoire et sort un papier. Et là ça devient un truc national, j’avais des caricatures, on me présentait avec une enveloppe vide, etc. L’AFP reprend l’information, Reuters, ils prennent ça comme une anecdote, et ça devient national et on me convoque au Centre Cinématographique National de l’époque, à Rabat, on me fait une scène terrible, en me disant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Toucher à la réputation du pays ! Comme il n’y a pas de Cinecittà, on va vous donner de l’argent à la place! » Donc on m’envoie chez le type qui devait me verser l’argent, je négocie avec lui, et finalement il me donne l’argent, et avec cet argent-là, j’ai produit un premier spectacle. Donc l’histoire s’est bien terminée !
Olivier Barlet : Bon, on a bien compris que tu es un acteur !! Je t’avais interviewé pour chacun de tes films, et dans l’un des deux, je me souviens que tu disais « pour moi, le cinéma c’est pouvoir créer des mondes ». Cela résonne quand tu nous racontes comment tu te créais des films avant même de les voir, à partir des plans. Je propose que nous visionnions ton premier court métrage, La Falaise – un film qui a eu 23 prix dans les festivals internationaux et qui t’a donc ouvert la porte du cinéma.
Faouzi Bensaidi : C’est vrai. A un moment donné, avec ce court-métrage, je commençais à me dire que c’est comme un enfant qu’on a eu, qui a bien étudié. Il a eu une fonction extrêmement importante, c’est un film qui m’a pris en charge, vraiment. D’ailleurs, il vient d’avoir un prix là, en mars dernier, un prix encore, le 24e, attribué par « Dessiner la vie » qui font un travail formidable auprès des enfants en difficulté à qui ils demandent de voter pour un film.
(projection de La Falaise et Le Mur)
Olivier Barlet : Si je ne m’abuse, dans La Falaise il n’y a pas de musique.
Faouzi Bensaidi : Non. Aucune musique.
Patrice Mendez : Dans Le Mur non plus.
Faouzi Bensaidi : Dans Le Mur non plus.
Patrice Mendez : Dans Mille Mois non plus.
Faouzi Bensaidi : Non plus, c’est vrai.
Olivier Barlet : On va peut-être partir de ça et profiter de la présence de Patrice. Pas de musique, cela implique un gros travail sur le son, à partir d’éléments de la nature retravaillés, la mer, le vent, des bruits de pas, etc. Il y a vraiment une pensée de la bande son du film pour contribuer au sens. Voilà qui nous conduit à donner la parole à Patrice pour qu’il nous dise son installation à Casablanca et son travail avec Faouzi.
Patrice Mendez : La rencontre avec Faouzi, avant même qu’on ne fasse La Falaise, est une des raisons qui ont fait que je me suis plus tard installé à Casa où je vis maintenant. Il est difficile de parler de son parce qu’on n’a rien entendu là en fait, on est on mono, la copie est vieillotte… Ce qu’on peut conserver après une projection comme ça, c’est ce qui se passe dramatiquement, or ce film est tout sauf une histoire. Ce qui a causé, je pense, son succès c’est l’adéquation entre une image, une pensée/une écriture, et une bande son cohérente, le tout avec des enfants. C’est un peu dommage de retrouver ce film 12/13 ans après sans ces éléments qui, pour moi, constituent La Falaise. Tant que j’ai le micro, je voudrais raconter ma première rencontre avec Faouzi. C’était dans une maison de production qui s’appelle Gloria Films, qui est à Paris, avec qui j’avais déjà travaillé. Faouzi a commencé à me raconter qu’il y avait 110 plans dans le film, et il me les a décrit, un par un, avec les cadres, comme un storyboard qu’il avait dans sa tête. On a tourné ces 110 plans, et je crois qu’il y en a 108 qui sont montés, et ils sont montés exactement dans l’ordre qu’il les a écrits. Je n’ai pas rencontré d’autres réalisateurs comme ça !
Faouzi Bensaidi : C’est vrai qu’on a une histoire maintenant avec Fabrice, et on a construit quelque chose dans le travail. Moi, ce qui m’a plu, ce qui a fait qu’on a continué aussi jusqu’au jour d’aujourd’hui, et je suis content vraiment de cette relation très forte, cette collaboration, cette complicité, c’est que cette approche au son qu’a emmené Patrice dans mes films, c’est croire dans la matière propre au cinéma. Moi, j’aime bien quand le cinéma fait confiance en lui-même, si je peux dire ça comme ça. C’est des images et des sons, et avec Patrice on pousse ça très loin. Chaque fois, il y a de la musicalité, même s’il n’y a pas de musique. C’est très fort dans Mille Mois : deux heures cinq de film sans aucune note de musique, mais il y a la musique de ces ambiances, comment on les monte. Discuter du petit événement dans la bande son qui arrive là, à tel moment, parce que l’acteur dit ça, c’est comme si l’acteur joue un ré et le son joue un mi. Je suis vraiment très heureux de cette collaboration autour du son, de cette confiance dans le cinéma.
Olivier Barlet : Dans La Falaise, le gamin regarde à travers la bouteille, ce qui pose la question du regard, que l’on retrouve dans Mille Mois quand il regarde le soleil à travers un papier bonbon, ou bien quand il monte sur la chaise afin de pouvoir regarder la ville. C’est comme si au début, on regarde les enfants, et qu’après c’est l’enfant qui regarde le monde, et qui cherche à le capter à travers son prisme. Il regarde les gens, ceux qui font l’amour, le gars qui pisse, etc., et finalement ce regard est dangereux. Finalement, il se casse la gueule parce qu’il est allé trop loin dans ce regard. Est-ce que je vais trop loin dans l’analyse ? Ce regard qui traverse ton cinéma…
Faouzi Bensaidi : C’est vrai ; tu le dis, et je le prends. Tu me mets en conscience par rapport à ça. Je le fais de manière inconsciente et quand tu parlais, j’étais en train de me dire que mon troisième long métrage démarre par un type qui regarde quelque chose qui lui court après, donc ce n’est pas fini cette histoire !
Patrice Mendez : Et WWW commence par un regard.
Faouzi Bensaidi : Oui, un regard aussi.
Olivier Barlet : Avec les jumelles.
Faouzi Bensaidi : Donc je dirais oui, il y a quelque chose qui traverse les films de manière inconsciente.
Olivier Barlet : Et dans Le Mur, le personnage dit à un moment au mur : « tu arrêtes de me regarder ».
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est vrai ! Exactement. Cela vient sûrement du fait que le cinéma est arrivé très tôt dans ma vie, qu’il a façonné ma vie. Je sais que très tôt, par exemple, je me baladais dans la maison avec l’appareil photo de mon père collé à mes yeux. J’étais en train de faire mes plans dans la maison. Cela me permettait de faire des mouvements de caméra. C’était mon jeu favori. Mes parents avaient toujours peur que je le casse, parce qu’on n’avait que cet appareil-là !
Olivier Barlet : Qui dit regard dit aussi cadrage, très frappant dans Le Mur, où la caméra délimite un champ bien précis sur un mur où les personnages n’arrêtent pas de rentrer et de sortir, ce qu’on retrouve dans Mille Mois dans une scène fantastique où la caméra est fixe face à une pièce où les gens discutent en rentrant et sortant sans arrêt du champ. On les voit discuter dans le champ et on les entend discuter hors champ. Il y a non un systématisme mais la récurrence d’une image où la caméra est fixe et les personnages rentrent et sortent, répondant à une sorte de chorégraphie globale.
Faouzi Bensaidi : C’est vrai qu’une des choses qui m’intéresse beaucoup, c’est de régler les entrées et sorties de champ. Je trouve ça magique, trouver le rythme juste entre celui qui arrive, celui qui part, et où se situe le centre par rapport à ce qu’on raconte. Je n’aime pas beaucoup quand le cinéma va filmer le centre, j’aime bien regarder les choses sans indiquer ou montrer le centre de ce qui se passe. Peut-être parfois est-il plus intéressant de capter la marge, et le centre est créé par le spectateur, si je peux dire ça comme ça. C’est-à-dire construire sans détenir la vérité de tout. Le cinéma qui est facilement un instrument qui peut faire croire qu’on peut tout montrer est un instrument qui fonctionne beaucoup sur ce qu’on ne montre pas. Cela permet peut-être de construire aussi avec le spectateur, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui est évoqué mais qui n’est pas montré, qui n’est pas certifié, qui n’est pas imposé. Et c’est très agréable quand les gens d’ailleurs inventent des plans auxquels on n’a pas pensé, qu’on n’a pas faits, que les gens parlent de plans dans le film qui ont été évoqués en fait par le hors champ, par le son, par ce qui dépasse le cadre. Cette vie qui existe hors cadre et qui est très présente, et qui du coup permet à l’imagination du spectateur aussi d’être présente et de construire le film avec moi.
Olivier Barlet : Le hors champ, c’est aussi ce début magnifique de Mille Mois, où les gens sont réunis sur une falaise : ils regardent quelque chose et on ne sait pas quoi. En huit plans, on comprend qu’ils guettent le lever de la lune qui marque le début du ramadan. Ce hors champs permet de mettre le spectateur dans l’expectative, dans l’attente, de l’installer dans une sorte d’incertitude de ce qui se passe à l’écran.
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est très juste. J’aime bien ce jeu avec le spectateur, où ses attentes sont un peu déjouées. Je travaille des fois sur des schémas connus, que je brouille un petit peu. J’aime bien faire ça, c’est-à-dire de se sentir embarqué dans quelque chose de connu et de voir si ça peut nous emmener à des choses plus intéressantes, plus innovantes, plus inconnues, sur des terrains plus glissants, comme d’ailleurs l’histoire elle-même. Mille mois démarre avec l’idée qu’un petit enfant est au centre, et que tout sera regardé à travers ses yeux, mais petit à petit, le film brouille les points de vue, ne met pas cet enfant au centre, l’oublie, fait arriver d’autres personnages qui deviennent importants, le frère et l’ancien amant de la maman, etc., tout ça arrive très tard dans le film. Normalement, dans une dramaturgie classique respectueuse des codes, on ne fait pas ça, parce que ça perturbe le spectateur, ça le déstabilise. Donc il y a ce travail, et des fois, je me demande comment retenir le contre-champ, comment démarrer des fois avec le contre-champ. Il y a des choses comme ça que j’inverse, que j’intervertis. Je suis peut-être un dyslexique qui n’a pas été soigné tout simplement ! Mais l’idée est effectivement de travailler comme ça, sur le langage, d’inverser, et du coup toujours d’interpeller le spectateur, l’emmener à travailler, à trouver le plaisir de construire ce puzzle qui est proposé.
Olivier Barlet : Dans Mille Mois, le gamin porte tout le temps une chaise sur la tête. On saura finalement que c’est la chaise de l’instituteur parce qu’il n’a pas de quoi s’asseoir dans sa classe. Il prend la chaise chez lui et la ramène chaque jour à l’instituteur. Et il monte sur la chaise pour voir la lune. Mais on ne sait que tard à quoi sert cette chaise ! Donc, il y a toujours ce jeu avec le spectateur.
Faouzi Bensaidi : Oui, une espèce de suspense, de mystère, des choses qu’on ne découvre pas tout de suite, ne pas donner les réponse tout de suite. Il y a aussi des moments où j’ai des réactions un peu exagérées ! On est tellement dans des narrations formatées, où tout doit servir, où il n’y a pas de digressions, où on est toujours dans une efficacité, l’efficacité des gros plans, par exemple… Mille Mois est vraiment une espèce d’anti-gros plan, anti-télé presque. C’est un film qui passe très mal à la télé ! C’est un film à voir au cinéma.
Olivier Barlet : Cela passe par des processus de distanciation. C’est finalement une approche assez brechtienne. C’est-à-dire qu’on est pas vraiment à susciter une très forte émotion chez le spectateur, on le met dans une poste d’observateur.
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est vrai. C’est toujours cette idée de refuser l’émotion facile, de refuser la manipulation. Dans WWW, il y a des scènes d’action, des scènes de poursuite, des scènes qui viennent d’un cinéma très codé et codifié, mais nous on n’a pas utilisé ce qui peut inscrire le film dans cette optique-là. On l’a emmené ailleurs, de manière assez consciente.
Patrice Mendez : Ca me fait penser qu’on avait jusqu’à la fin, jusqu’à la toute dernière heure de mixage du film WWW, deux versions de la fin qu’on avait élaborées, une où on était certain que la salle entière allait pleurer à la sortie, et une autre. Et c’est l’autre qui a été choisie.
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est un bon exemple. C’est vrai que c’est souvent le cas. Dans Mille Mois, quand elle va en prison et qu’on lui dit qu’aujourd’hui les visites sont annulées, la mère proteste, on l’entraîne à l’intérieur de la prison, il y a ce type baraqué qui la violente, etc., et c’est vrai que je reste à regarder ça de loin. Il aurait suffit de faire quelques gros plans et on aurait été dans une autre émotion. Là on reste dans quelque chose où on est conscient, c’est vrai, quelque chose de brechtien, avec cette distanciation. Le spectateur est témoin de quelque chose, il n’est pas toujours à l’intérieur. Il est en train de regarder une histoire qui se déroule. Maintenant, bon, je bouge aussi un peu. Dans WWW, j’ai emprunté des chemins un peu différents. Je cherche aussi la bonne distance pour regarder les choses.
Olivier Barlet : Finalement, La Falaise reste le seul film qui pratique la caméra invisible. Ses références seraient du côté de Fritz Lang, M le Maudit, dans la manière de tourner la poursuite, les ombres sur les murs, etc. Son traitement est du domaine de la cinéphilie. Puis, avec Le Mur et ensuite définitivement, il y a une sorte de rupture avec le cinéma classique, pour se tourner vers Coppola, vers Welles…
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est vrai que dans La Falaise il y a quelque chose qui est ma rencontre avec le cinéma, quelque chose qui est de l’ordre de ce désir de filmer qui est là depuis très longtemps et qui s’exprime. Et puis le noir et blanc, le scope correspondent bien à l’histoire. Cependant, j’ai aussi l’impression qu’il y a des choses qui reviennent dans mon parcours et que l’on trouve déjà dans La Falaise.
Olivier Barlet : Je suis frappé dans WWW, mais aussi dans Mille Mois, par leur manière de détourner le schéma habituel des films mettant en scène un enfant. Tu en prends des éléments et les détourne en te les appropriant. N’y a-t-il pas là une volonté manifeste ?
Faouzi Bensaidi : De manière générale, ce qui me donne envie de faire les films – ou autre chose, parce que je fais aussi d’autres choses – c’est toujours, pour utiliser un mot un peu caricatural, un envie d’expérimenter des choses. Pas dans le sens de faire des films expérimentaux, renfermés sur eux-mêmes, inaccessibles : je crois que, étant un saltimbanque, j’ai une notion du spectacle toujours très présente qui me vient du théâtre. Et d’ailleurs c’est pour ça que mes films sont sous-tendus par quelque chose qui les lie. Mais les courts-métrages avaient donné le la : La Falaise, Trajets, Le Mur sont une espèce de chemin tracé. Ils sont chacun un peu différent, chacun propose quelque chose, ouvre une brèche. Il y a aussi l’urbain qui m’intéresse, la modernité qui est dans Trajets, il y a l’expérimentation qui est dans Le Mur, il y a La Falaise dans ce que nous venons d’évoquer, et voilà l’éventail dans lequel je bouge. L’intérêt pour moi, c’est d’aller chercher comment inventer un monde, réinventer la manière de le dire. L’intérêt c’est de prendre des éléments et de les détourner, de voir ce que ça donne, de mélanger, de dire : « si je mets ça à côté de ça, qu’est-ce que ça provoque ? », etc. Et dans le prochain aussi. C’est aussi un film qui va chercher à travailler sur – pas comme WWW, mais il y a quelque chose de cela aussi – des choses détournées, en travaillant sur le genre, sur des scènes clés aussi. J’aime beaucoup m’attaquer aux scènes clés dans le cinéma : une poursuite, un hold-up, un casse. Je les monte à ma manière à moi : comment voler une bijouterie sans jamais être dedans, par exemple. Tout est filmé d’une certaine façon, jamais de l’intérieur.
Olivier Barlet : Cette question de l’appropriation me paraît fondamentale. Les cinémas du Sud amènent une altérité, une multiplicité des visées et des visions du monde, qui nous permettent d’envisager un homme global, un homme planétaire, qui conjugue son hybridité sans renier ses fonds culturels, et nous ouvrent la possibilité de vivre ensemble. Je retrouve cette recherche dans ton cinéma, dans cette affirmation d’un effet boomerang, le retour du colonisé : « je m’approprie votre technique, je m’approprie votre cinéma, je m’approprie vos codes pour en faire ma propre sauce, elle aussi valable pour tous ».
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est très vrai. Quand j’ai commencé au théâtre, je me suis positionné ainsi tout de suite. Au Conservatoire, nous étions quatre personnes venant du Maroc. L’idée a germé de monter un spectacle entre les Marocains et les autres élèves du Conservatoire. Je devais faire la mise en scène et ai ainsi monté La Noce chez les petits bourgeois de Brecht, que j’ai placé en Allemagne avant la Deuxième Guerre mondiale. C’était un regard personnel sur cette œuvre, en rupture avec ce qui se faisait depuis des années, c’est-à-dire de l’adapter dans un truc marocain avec des djellabas, on sert le thé, etc. On ne demande pas à un metteur en scène américain de mettre un cowboy au milieu. Un type du Sud, par contre, doit montrer ses papiers ! Cela ne fut pas apprécié partout. C’est ma bataille : je ne me sens pas d’appartenance géographique forte. Lorsque je vivais au Maroc, je me sentais venant du Nord parce que ma famille est du Nord, donc j’étais toujours l’homme qui vient du Nord. Et quand je viens ici, on me dit que je viens du Sud. Or, j’ai toujours vécu comme quelqu’un qui vient du Nord ! Psychologiquement, c’est quelque chose qui ne me correspond pas ! J’étais dans une ville où nous ne parlions pas comme les gens parlaient, nous ne faisions pas les choses comme les gens les faisaient. Du coup, j’ai toujours un décalage. Je suis moi, individu et non pas collectivité. Ce que j’ai vu à douze ans ne m’a pas fait l’homme que je suis. C’est une position mal acceptée, mais elle le deviendra, j’en suis sûr, j’en suis convaincu. Quand les musiciens s’approprient sans aucun complexe les samples, cela ne veut pas dire que ce n’est pas marocain, c’est marocain malgré nous, c’est tristement marocain, c’est lourdement marocain, évidement, parce que dans mes films, je raconte le Maroc. C’est le fond de la chose, et la forme suit. Evidement que c’est du détournement, c’est du piratage, c’est une position où les frontières sont abolies réellement. Qu’est-ce qu’il y a d’anglais dans Le Mahabharata de Peter Brook ? Rien ! Et puis alors ? Donc voilà, c’est vrai que la volonté est d’être traité sur un pied d’égalité. Mes films sont éminemment politiques mais je me suis toujours battu pour ramener le discours sur un territoire du cinéma et ne pas le laisser toujours dans un territoire seulement politique. Car pendant des années, on a dit que ce n’était pas grave si on ne proposait pas quelque chose de cinématographiquement intéressant, puisque l’essentiel c’est d’exprimer une parole. Oui, les films sont porteurs de pensées, d’idées, de positions, mais ils sont aussi un langage et il faut être également exigeant à ce niveau. Rien ne me révolte plus que quand on dit : « pour un Marocain, c’est déjà très bien ». C’est humiliant. Cette « bienveillance » est malvenue.
Olivier Barlet : Le politique, tu l’abordes plutôt dans le domaine de l’intime : une famille décimée par les années de plomb dans Mille Mois et dans WWW, la question d’arriver à s’aimer dans un monde de communication.
Faouzi Bensaidi : On va revenir à ce que tu as dit au départ, c’est-à-dire que moi, j’ai une affection particulière pour les perdants, pour les marginaux. Je ne sais pas d’où ça me vient. C’est vrai que les héros ne m’intéressent pas ; c’est la faiblesse, c’est les gens qui, comme tu le disais pour Mille Mois, qui ne voulaient ni faire l’histoire ni la changer, mais qui voulaient juste le vivre sans dégâts. Ce sont ces gens-là qui m’intéressent. Donc, c’est vrai que dans Mille Mois, on ne voit jamais celui qui est en prison, on n’entend jamais son discours, on ne voit jamais de manifestation. Les éléments du film politique sont occultés. Tout ça est hors champ, et le film s’intéresse aux traces, aux blessures, au champ de bataille après la bataille, aux ruines, et à ces gens qui sont touchés au plus profond dans leur chair, qui sont détruits. Mille Mois raconte un moment donné comment dans un petit village perdu, les gens qui ont un petit pouvoir, l’exercent sur le mode « je te domine, j’ai ta vie entre mes mains ». Et la trace que cela a laissé sur la société. Ce rapport au pouvoir est terrible. Et les traces sont terribles pour les gens. C’est très violent. Le film est très violent car tout le monde y vend tout le monde. Il ne se passe pas à la capitale, même pas à la ville, mais dans ce petit village. Dans WWW aussi. Dans cette mondialisation qui nous arrive, le Maroc ressemble de plus en plus à WWW ! Quelque chose est en train de changer dans notre manière d’être, d’aimer, et dans le rapport qu’on a avec l’autre.
Olivier Barlet : Quelle était la réaction de la Commission d’aide à la production au Maroc ?
Faouzi Bensaidi : Elle a vraiment soutenu le film. Ce sont d’autres qui ont dit que ce n’est pas le Maroc, que ce n’est pas marocain. Les personnages d’un film ne sont pas des représentants. Je crois que la génération de cinéastes qui nous précède a malheureusement été castrée avec ça : on croyait être des porte-parole. Eh bien moi, je fais des films qui ne représentent que moi, je le dis, et des personnages qui ne répondent qu’à eux-mêmes. Moi, s’il y a qu’un Kamel et qu’une Kenza dans tout le Maroc, ça me fait plaisir de raconter leur histoire. Même s’il y en a qu’un sur 31 millions. C’est difficile dans une société où tout ce que tu fais est fonction du jugement des autres., Nous pouvons être témoins de quelque chose, mais aussi provocateurs d’autre chose et montrer d’autres chemins possibles.
Olivier Barlet : Oui, le fait de représenter un collectif reste pendu comme un boulet. On n’a pas dit à Arthur Penn, Bonnie & Clyde ce n’est pas représentatif, c’était Bonnie et Clyde.
Faouzi Bensaidi : Exactement. Et il faudrait que ce truc-là passe. Peut-être parce qu’on était toujours – et on l’est encore – peu nombreux. Du coup, un film doit porter les espérances, les frustrations d’une nation et non pas d’une personne.
Patrice Mendez : Comme une équipe de football nationale…
Faouzi Bensaidi : Oui ! D’ailleurs, quand Mille Mois a eu un prix à Cannes, c’était un événement national. Cela fait plaisir, mais ce n’est pas très sain. C’est normal, ça va prendre du temps.
Olivier Barlet : Tu termines le montage de Death For Sale – Mort à vendre sur des pickpockets qui passent au grand banditisme puisqu’ils vont attaquer une bijouterie. Voilà encore une belle occasion de détourner les codes du cinéma de genre.
Faouzi Bensaidi : Je vais être très bref, parce que le film est en train de se faire, mais je pense que c’est encore une troisième voie qui est ni celle de WWW, ni celle de Mille Mois, mais quelque chose entre les deux. J’ai l’impression que ça creuse encore le même sillon, mais en l’ouvrant sur d’autres perspectives. Mais c’est vrai que, encore une fois, il y a une manière de raconter les choses de l’intérieur, de mijoter des petits plats.
Olivier Barlet : On l’attend avec impatience ! Dernier point, quand on s’était rencontrés en 2003 sur Mille Mois, tu m’avais dit qu’il n’y avait pas au Maroc de producteurs dignes de ce nom, sur lesquels s’appuyer, et que le réalisateur était obligé de tout faire. Est-ce que c’est encore vrai aujourd’hui ?
Faouzi Bensaidi : On n’est pas sorti de cette histoire de manière totale. Moi, je ne suis pas dans ce cas-là parce que j’ai pu quand même trouver des gens. Peut-être que Patrice peut en parler parce qu’il a fait plusieurs films marocains.
Patrice Mendez : Il y a, à ma connaissance, aujourd’hui au Maroc une productrice dans le sens où on l’entend ici en France. Il y a trois ou quatre sociétés de production exécutives très efficaces, qui travaillent très bien, mais qui font exclusivement de la production exécutive. Ils ne touchent pas au cinéma marocain. Il y a depuis peu, depuis l’année dernière, une productrice dans le sens qu’on connaît, Lamia Chraïbi, qui a une société qui s’appelle La Prod, et qui est en train de finir le tournage du film de Narjis Nejjar, qui a produit le film que je viens de terminer de monter de Hicham Lasri, qui a produit Terminus des anges, qui est un triptyque de Hicham Lasri, Narjis Nejjar et Mohamed Mouftakir, sur lequel j’ai également travaillé, et c’est tout en cinéma. Mais bon, c’est déjà pas mal pour une débutante.
Olivier Barlet : Donc beaucoup de productions au Maroc, mais peu de producteurs.
Patrice Mendez : Ces deux/trois dernières années, c’est quinze films par an, mais effectivement pas de producteurs, hormis les réalisateurs qui sont producteurs de leurs propres films. Mais tout ça est lié. Est-ce que c’est parce qu’ils ne trouvent pas de producteurs, ou bien est-ce qu’il n’y a pas de producteurs parce que les réalisateurs préfèrent se produire eux-mêmes ?
Question de la salle : Est-ce que vos films passent au Maroc ? Est-ce qu’ils sont vus par le public marocain ?
Faouzi Bensaidi : Oui, mes courts-métrages ont été dans des festivals, il y en a deux qui sont passés à la télé, et puis les deux longs-métrages sont sortis dans les salles et sont tous les deux passés à la télé après. Et puis aussi, surtout, ils étaient piratés et donc pas mal vus, beaucoup plus vu en fait en piratage que dans les salles de cinéma !
Olivier Barlet : Mais on est quand même dans un pays où le cinéma marocain a vraiment du succès. Il y a des films qui font 300 à 400 000 entrées.
Faouzi Bensaidi : Oui, c’est vrai.
Olivier Barlet : Et à la télévision ?
Faouzi Bensaidi : La télévision, c’est la production nationale aussi qui capte le plus d’audience.
Patrice Mendez : Le cinéma marocain fonctionne très, très bien au Maroc. Ces deux/trois dernières années les films ayant le plus d’entrées, toutes nationalités confondues, ce sont des films marocains chaque fois. Les grosses machineries américaines arrivent derrière les films marocains.
Olivier Barlet : Et est-ce que quand tes films passent à la télévision marocaine, ils sont achetés ?
Faouzi Bensaidi : Oui, ils sont achetés. Mais à un moment, j’ai commencé à éviter. Vous m’avez vu sortir de la salle parce que, même en projection, c’est très dur de revoir les films :. la copie circule, elle arrive charcutée. J’avais commencé à voir WWW quand ça passait à la télé et il était charcuté. Ils avaient beaucoup coupé. Et là je suis en train de me dire que, dorénavant, je vais leur proposer de couper moi-même. Je préfère qu’on me dise que ça ne passera pas et je ferai une bonne coupe, plutôt que découvrir quelqu’un qui ouvre une porte et la referme – autant enlever toute la scène !
Olivier Barlet : Ils coupent sans prévenir ?
Faouzi Bensaidi : Sans prévenir. Pas dans les salles – il n’y a pas de censure là – mais à la télé.
Question de la salle : Mais qu’est-ce qui est coupé ?
Faouzi Bensaidi : Par exemple les mots crus, les scènes osées. Avant ils coupaient le vin, mais ils ne le coupent plus ! Mais ça va obligatoirement changer parce que le cinéma marocain lutte de plus en plus contre ça, et pour le dernier film que je viens de monter, sur lequel je viens de travailler, s’ils coupent quelque chose, ils coupent tout le film. Rien ne peut rester pour une commission de censure. Mais c’est vrai qu’il n’y a pas de censure au cinéma, les films passent entiers, le CCM laisse. Il y a une commission de censure au CCM mais si on ne touche pas à Dieu, au Roi, et la patrie, tout le reste passe sans aucun problème. Mais, à la télévision, les responsables estiment qu’ils sont responsables de l’éducation des enfants marocains et que c’est à eux de faire la censure et non pas aux parents.
Olivier Barlet : Et quand ils coupent des mots crus, ça veut dire qu’ils coupent la scène, ou qu’ils mettent un son pour masquer ?
Faouzi Bensaidi : Ce n’est pas coupé proprement. Le type qui coupe a des consignes, et il coupe n’importe comment. Donc c’est un peu dur !
Olivier Barlet : Maintenant, on ne va pas diaboliser le Sud non plus, parce que c’est typique dans l’histoire du cinéma cette affaire-là, pas forcément la censure, mais la maîtrise des producteurs sur un film, etc. Un type comme Ford évitait de faire plusieurs prises parce qu’il savait qu’il n’avait pas la maîtrise du montage et qu’il fallait que ses prises s’imposent. Il préparait de façon à ce qu’il n’y ait pas à refaire des prises. Donc on est là face aux studios américains, mais dans les mêmes problématiques aussi.
Il y a une question qui n’a pas été abordée : la direction d’acteur. Ce serait intéressant que tu nous dises comment tu travailles avec tes acteurs. En plus tu travailles avec ta femme, ce qui ne doit pas être très simple !

Faouzi Bensaidi : En fait moi je considère que le gros du travail est fait avant de démarrer le film. C’est-à-dire que le plus important, c’est de ne se pas tromper sur le choix des comédiens. Là, c’est extrêmement important. Si on se trompe, c’est dur ; ça devient un gros problème. Là, on sort la grosse artillerie ; si on sait faire, c’est pas mal. C’est pour ça que je passe beaucoup de temps au casting. Le plus important c’est de les préparer aussi ; pas forcément leur parler des scènes, du personnage. Pour moi la préparation est souvent indirecte. Par exemple, sur le dernier film, j’avais fait venir les trois comédiens principaux dans la ville du tournage où on était en prépa. Je les ai fait venir et le premier assistant, eux, tout ce monde, s’attendaient à ce que je répète avec eux. Mais ce soir-là je leur ai dit « demain vous allez dans les quartiers un peu chauds, là, là et là, fumer des pétards, etc., et on se revoit le soir ». Ils reviennent donc le soir et ils me disent, « on a trouvé un dealer, on est devenu copains, alors il nous a emmené manger le plat de fèves local dans tel coin, etc. » Ils ne se plaignaient pas devant moi, mais ils se plaignaient un peu au premier assistant : « il ne dit rien, pourquoi il nous a fait venir, c’est quoi ce tournage, laisse tomber ! », mais moi je ne voulais que ça en fait, faire d’eux les trois loubards, les trois loosers, qu’ils s’approprient cette ville, pour moi c’était ça. Et ça a donné quelque chose, parce qu’ils ont vécu des choses que tu ne peux pas inventer. Ça ne servait à rien de leur lire l’Iliade, avec toute la belle voix que je peux faire. Ils ont vécu ensemble, tous les trois, dans le même hôtel, allant voir les filles, allant faire des conneries, et cela se voit à l’écran.
Olivier Barlet : Donc pas de répétitions trop longues, ce qui d’ailleurs coûte un peu cher au cinéma, mais plutôt ce type de préparation d’ambiance.
Faouzi Bensaidi : Oui, moi je travaille beaucoup plus comme ça. À un moment donné, y compris pendant l’écriture des dialogues, je fais quelque chose qui est finalement le résultat de ce que j’écris, de ce qu’ils sont. Et donc sur le tournage, quand je ne me trompe pas, quand tout se passe bien, il n’y a plus que des petites rectifications. Par moments il y a des scènes un peu plus compliquées, qui prennent un peu plus de temps, qui demandent un peu plus, mais en général, je sais ce que je peux obtenir d’eux. Il y a une confiance entre nous. C’est vraiment une histoire musicale. Quand il y a une fausse note, on le sent. Ce qui est très étrange c’est que je joue depuis WWW, même dans Mille Mois (mais là ce n’était que deux jours de tournage) et là j’ai compris quelque chose. J’avais de l’appréhension, j’allais jouer, je ne savais pas comment ça allait se passer, je ne savais pas comment j’allais pouvoir jouer mon rôle tout en faisant des remarques, etc. Et finalement, c’est très simple parce que jouer c’est jouer, c’est aussi ça. C’est du jeu. Donc c’est comme si on joue de la musique. Un groupe de musique qui joue n’a pas forcément besoin de quelqu’un qui ne joue pas et qui dirige, et quand tu joues, tu entends les autres instruments. La seule différence c’est que moi je me sens un peu responsable des autres et donc je peux savoir, même en jouant, que ça ne joue pas bien là. Et je le ressens plus que quand je suis derrière la caméra parce que je suis avec eux, je suis beaucoup plus proche, je suis dedans. J’entends plus fort, je vis avec eux chaque moment, je sens que ça ne vient pas, quand ça ne répond pas, et donc c’est même une position confortable, finalement, pour diriger les scènes.
Question de la salle : Est-ce que vous imaginez tourner un film ailleurs qu’au Maroc ?
Faouzi Bensaidi : Oui, je pense que ça pourrait arriver. Ce n’est pas arrivé encore, parce que je pense que j’ai des questions à régler, des choses à raconter, qui sont beaucoup plus urgentes et qui sont liées au Maroc. Mais je sais qu’il y a des parties de l’histoire qui m’intéressent, qui se passent peut-être par exemple en Espagne…
Patrice Mendez : Mais avec des Marocains quand même…
Faouzi Bensaidi : Oui, avec des Marocains pour le moment, c’est vrai ! Mais je dirais que je ne m’enferme pas ; je ne suis pas contre, mais il faudrait que ça vienne. Je pense que ça va venir, et ça viendra tout doucement.
Olivier Barlet : Peut-être pour terminer, demain il y a une table ronde avec toute une série de jeunes réalisateurs. Sans être encore un vieux de la vieille, mais déjà avec pas mal de bouteille, est-ce que tu aurais quelque chose à dire à des jeunes qui démarrent aujourd’hui, par rapport à ton expérience de cinéma ?
Faouzi Bensaidi : J’ai toujours tendance – et ça m’est arrivé parce que je suis intervenu à l’école de Marrakech et c’était une vraie belle rencontre et avec l’école, et avec les élèves – j’ai beaucoup plus tendance à croire que, je ne sais pas comment dire, ce n’est pas qu’il ne faut pas écouter, mais on a plus besoin de faire ce qu’on a à faire, de faire les choses auxquelles on croit, et à la limite de ne pas trop écouter. Donc, j’ai toujours tendance à imaginer que ce que je peux dire peut faire gagner un peu de temps, mais pas plus que ça finalement. J’ai l’impression qu’il faut creuser son propre chemin, il faut croire à ce qu’on a envie de dire au monde, et être sûr de son désir. Parce que je pense que ce n’est pas toujours le cas et qu’on se trompe sur le désir parce qu’aujourd’hui on est dans une société qui invente le désir pour nous, qui l’impose aussi, qui le fabrique, qui le façonne. Faire du cinéma est un désir, qui nous est de plus en plus imposé, parce qu’on est dans un monde d’image, parce que le cinéma fait rêver, et je pense que se confronter à ça, être sûr de son désir est très important. D’ailleurs ce n’est pas évident, moi c’est quelque chose qui me fait très peur. Quand tu vois un peu les carrières, la perte du désir est quelque chose qui existe dans ce métier ; ça se sent, on ne comprend pas trop, on dit, « lui, il a bien démarré, après on ne comprend pas où il va », etc. Moi, j’ai vu des gens perdre le désir, c’est horrible. Mais ils doivent continuer, c’est ça qui est terrible. Ils se retrouvent pris dans un tourbillon : tu es dedans, tu travailles, tu dois travailler mais il n’y a plus de désir. Donc je pense ne pas se tromper sur le désir, et puis si ce n’est pas là, partir, et si c’est là rester, et que rien n’est dû. Ce n’est pas simple comme métier. Vraiment. Je ne sais pas si je conseillerais ce métier à mes enfants, sincèrement ! Ce n’est pas simple tous les jours.
Olivier Barlet : Voilà, ne pas se tromper sur les acteurs, ne pas se tromper sur le désir, merci Faouzi Bensaidi.

///Article N° : 10298

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Les images de l'article
© toutes photos de Danielle Bruel
sous l'objectif de Breeze Yoko, vidéaste sud-africain





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