Rares sont les peintres africains à représenter l’occupation coloniale. Stephen Kappata (Zambie) se souvient de son enfance : humiliation mais aussi fascination. Un travail de mémoire.
L’homme est vêtu d’un costume bleu agrémenté d’une cravate sombre qui fait ressortir la rougeur violacée de son visage. Les mains enfoncées dans les poches, la tête légèrement penchée en arrière, il arbore un chapeau blanc déposé sur deux énormes oreilles aussi rouges que le visage. Dans les années 20, ces statuettes de bois, encore vendues aujourd’hui sous le nom de colons Baoulés aux touristes, étaient à la mode auprès de la population blanche implantée sur le continent africain. Elles étaient quasiment la seule production « artistique » indépendante dans un contexte d’occupation coloniale qui souvent détruisait les objets d’art et en interdisait la reproduction.
Ce n’est finalement que bien plus tard, parfois longtemps après la décolonisation que les artistes ayant vécu l’occupation coloniale ont travaillé sur ce thème. Même si la colonisation et surtout ses répercussions peuvent hanter les uvres de nombreux artistes contemporains, ils ne sont pas légion à avoir directement travaillé ce sujet.
L’un des rares artistes africains à en avoir fait l’un de ces thèmes de prédilection est Stephen Kappata, qui compte parmi les artistes zambiens les plus reconnus. Né en 1936, dans une famille originaire d’Angola installée au Barosteland après avoir fuit la conquête portugaise, Kappata a grandi sous l’occupation britannique de ce qui était, jusqu’en 1964, la Rhodésie du Nord. Très tôt, son esprit critique s’est aiguisé au contact d’une famille membre de la secte Watchtower, très populaire au Barosteland auprès des populations marginalisées par l’immigration et la pauvreté. Ce qui ne l’empêchera pas de vouloir devenir policier, vocation à laquelle il renoncera avant d’aller travailler, au début des années soixante, dans les mines sud-africaines du Barosteland. Les difficiles conditions de travail, le contexte de vive tension lié au massacre de Shaperville en 1960, attisent la conscience politique de Kappata qui, de retour dans son pays en 62, rejoint le Parti Uni de l’Indépendance où il va pouvoir déployer ses talents de dessinateur en réalisant des affiches et des bandes dessinées à l’effigie du parti il avait commencé à peindre en Afrique du Sud, réalisant pour un marché en pleine expansion des portraits de femmes dénudées.
Son parcours professionnel (il devient assistant audiovisuel, puis travaille jusqu’à sa retraite pour le ministère de l’Agriculture où il réalise posters, brochures et couvertures de livres) va ainsi servir sa formation artistique, lui permettant, entre autres, de s’initier à la sérigraphie et à la photo. Bien qu’il n’ait pas cessé de peindre, c’est sa rencontre en 1969 avec l’artiste zaïrois Phiri qui va faire évoluer sa peinture au-delà de l’anecdote. Ce n’est qu’au milieu des années 80, grâce à l’aide d’Annalise Clausen, danoise expatriée en Zambie sensible à son travail, que son talent va exploser, lui ouvrant les portes de prestigieux lieux d’exposition comme la Mpapa Gallery de Lusaka. Ce qui l’amènera par la suite à exposer en Europe et aux Etats-Unis.
Trois thèmes se dégagent des toiles de Kappata, sujets de prédilection de son uvre : la culture et l’histoire traditionnelles de la Zambie, la satire sociale de la vie moderne et l’occupation coloniale. Quelques soient les thèmes traités, son pinceau est précis dans le réalisme et acerbe dans ses touches humoristiques. Et cela encore plus dans sa représentation de l’occupation coloniale qu’il restitue avec un savoureux souci du détail. Chez Kappata, l’expérience coloniale peut avoir deux visages. Celui bien sûr de la violence et des humiliations subies par son peuple, mais aussi celle d’une certaine fascination, qui a probablement été celle de l’enfant, pour l’ordre et l’uniforme uniforme qu’il aurait endossé s’il était devenu policier. Outre ce vêtement, les symboles du colon, casque, revolver, matraque, fouet et autre drapeaux, sont récurrents dans les tableaux coloniaux de l’artiste qui s’inspire de sa propre expérience et de celle de son peuple. Tout en mettant en images ses souvenirs marquants, Stephen Kappata se fait le transcripteur de la mémoire d’un peuple spolié par des années d’exploitation coloniale et engagé dans la lutte pour l’indépendance. Le conteur, l’archiviste et l’historien rejoignent alors l’artiste, conférant à son uvre la force d’un témoignage essentiel sur l’ère coloniale.
Griot de l’image, Stephen Kappata restitue les humiliations subies à travers les caravanes de porteurs qui arrivaient dans les villages, conduites par un commissaire de district blanc vautré dans un hamac ou perché sur un cheval rouge. Débarquement honni par les villageois qui chaque année devaient payer l’impôt des colons. De même, surgissent des scènes où les travailleurs noirs sont roués de coups par des militaires ou des contremaîtres, et des scènes d’affrontements entre policiers blancs armés et militants noirs sans armes. Au-delà du tragique, leur violence est toujours accompagnée d’une vision humoristique et grinçante, révélant l’absurdité des situations, et donc celle de l’Histoire.
Rehaussées de couleurs vives, voire brillantes (pour ses uvres récentes), les toiles de Stephen Kappata sont traitées dans une perspective plane. A cela vient s’ajouter l’introduction de cours textes narratifs. Autant d’éléments qui ont contribué à faire de lui un artiste « naïf ». Un « naïf » à la conscience aiguë de soi et de l’Histoire, qui pose sur le passé colonial un regard critique et satirique tout en en restituant, avec un impressionnant souci du détail, la cruelle vérité. Un travail de mémoire, vital pour les uns comme pour les autres, qui devrait être présenté au plus grand nombre, pour renverser le miroir, qui à l’instar de Jean Cocteau, « ferait bien de réfléchir avant de nous renvoyer notre image » !
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