Il faut connaître les évolutions contemporaines de la musique cubaine pour comprendre le débat qui l’agite actuellement sur la musique populaire. Par-delà les travers commerciaux qui pourraient enfermer les expressions afro-cubaines dans un ghetto, des groupes ont émergé qui, par la qualité de leurs recherches et leur capacité à intégrer d’autres influences, savent représenter la force de subversion des cultures africaines au sein du métissage cubain.
Depuis 1997, un débat très vif s’est engagé à Cuba sur l’avenir de la musique populaire, ce qui peut sembler paradoxal vu de France où la vogue cubaine bat son plein et où la production discographique menace de saturer le marché. Depuis la fin des années quatre-vingt, et plus nettement encore depuis la légalisation en 1993 du dollar et de l’économie mixte en liaison avec le développement à outrance du tourisme, le nombre des orchestres cubains qui se produisent à l’étranger a atteint un niveau comparable à ce qu’il était à la fin des années cinquante. Mais une sorte de lutte est engagée entre une musique, très populaire hors de l’île, qui reproduit les genres musicaux tels qu’ils existaient en 1959 (trova, son etc…) ou qui respectent les formats orchestraux traditionnels (conjunto de son, orchestre charanga avec flûtes et violons), et une musique créée par les jeunes musiciens formés dans les écoles de musique depuis 1960, qui a troqué son nom ambigu de » salsa cubaine » pour celui de timba. Pour cette génération, Compay Segundo et les vétérans d’Afro-Cuban-All Stars qui triomphent en Europe et aux États-Unis au point d’obtenir un Grammy, étaient, il y a peu, des inconnus venus d’un autre âge. Les conditions contradictoires qui ont présidé à l’évolution musicale depuis 1959 expliquent en partie cette situation.
Bien qu’un certain nombre de musiciens fameux aient choisi l’exil, beaucoup des grands orchestres des années cinquante continuent d’exister ; les professionnels sont soumis à évaluation et classés en deux catégories. Considérés comme des travailleurs de la musique, ils sont salariés, regroupés dans des institutions d’État (empresas) chargées de les rémunérer et de trouver des contrats, et doivent s’acquitter d’un certain nombre de représentations. Ils ne sont donc plus soumis aux lois du marché : la concurrence entre eux passe par la popularité acquise aux travers des moyens de diffusion et des présentations en public. Dès lors, dans un contexte de pénurie économique aggravé par le blocus nord-américain et avec la primauté de la lutte idéologique, l’importance accordée par la politique culturelle officielle à telle ou telle composante de la vie artistique devient décisive.
La volonté de promouvoir les disciplines artistiques est affirmée dès les premières années, et le système d’éducation musicale mis en place explique largement l’extraordinaire virtuosité des instrumentistes et la complexité des arrangements. Dans les conservatoires locaux et régionaux, à l’École nationale de musique, et dans la section spécialisée de l’ISA (Institut supérieur des Arts), les élèves reçoivent une formation classique, apprennent à jouer de plusieurs instruments, étudient l’harmonie, la composition et l’orchestration. L’objectif est de leur donner, sans qu’intervienne la discrimination par l’argent, une formation académique complète qui intègre le meilleur de la musique classique et contemporaine. Mais au nom de l’excellence, l’enseignement touchant à la musique populaire n’est pas admis, du moins jusqu’au début des années quatre-vingt, et il constitue depuis une spécialisation en fin de cursus qui porte sur des techniques d’exécution : la musique traditionnelle est considérée tacitement comme relevant d’un héritage pratique non approprié à l’enseignement, d’un savoir faire coupé de son histoire, et, aux dires des musiciens eux-mêmes, ceux qui ont choisi de s’y consacrer n’y ont guère été encouragés par leurs professeurs. Le percussionniste Miguel Angá Díaz considère même aujourd’hui comme une chance d’avoir été refusé à l’entrée de l’ISA et d’avoir suivi contraint et forcé la filière moins noble de l’École nationale d’instructeurs (Escuela Nacional de Instructores de Arte) où la musique populaire avait une place. D’ailleurs, les instances dirigeantes de la culture ont reconnu avoir favorisé le ballet et les genres considérés comme » nobles » de l’art musical, volontiers présentés comme » vitrine » vers l’étranger, au détriment des formes populaires.
La » sauvegarde des racines et des traditions nationales les plus authentiques » est pourtant officiellement l’un des axes de la politique culturelle. Elle se traduit entre autres par la création d’ensembles comme le Conjunto Folklórico Nacional (1962) chargés de recueillir ces traditions et de les transposer au plan artistique, » pour faire ressortir la valeur culturelle d’expressions qui, dans le contexte de ségrégation raciale antérieur, étaient dévalorisées « . Cuba est l’un des premiers pays à avoir entamé une recherche sur la transculturation opérée sur son sol, mais dans la pratique, les expressions afrocubaines comme la rumba, les comparsas de carnaval ou les musiques, chants et danses rituels qui sont au coeur des systèmes cultuels recréés sur le sol cubain par les esclaves se heurtent à l’hostilité des autorités. L’athéisme officiellement professé s’accommode mal de croyances assimilées à des superstitions dépassées, et de manifestations considérées comme un » folklore » à conserver et non comme des expressions vivantes de la société contemporaine. Or elles sont des composantes à part entière de la vie quotidienne imprégnant les mentalités bien au-delà des initiés et de la couleur de peau. Le rêve de » l’homme nouveau » ne tient pas compte des réalités sociologiques dans un pays où l’esclavage a été aboli depuis moins de quatre-vingts ans, où l’habitat populaire reste organisé dans les anciens quartiers, et où existent toujours les solares. Dans le contexte économique difficile, l’essentiel est la production, l’éducation et la santé : le remodelage urbain ne fait pas partie des priorités, pas plus d’ailleurs que les divertissements.
Le bilan des années soixante est sévère : quelques rythmes nouveaux apparaissent, comme la pachanga d’Eduardo Davidson ou le pa’cá de Juanito Marquéz, mais tous deux émigrent aux États-Unis, le pilón de Pacho Alonso et Enrique Bonné, ou le mozambique de Pello el Afrokán, très populaires chez les danseurs, vont se heurter à un fait objectif qui disloquera pour longtemps la communication directe entre les musiciens et leur public : la fermeture en 1968 pour un an de tous les night-clubs et dancings populaires, en raison de la pénurie d’énergie et d’approvisionnement en boissons, cigarettes etc… Certains reouvriront, puis fermeront à nouveau dans la seconde moitié des années soixante-dix. Restent les circulos sociales, sortes de maisons de quartier où les orchestres se produisent, sans publicité, le samedi soir et le dimanche en matinée ; eux aussi disparaîtront pour les mêmes raisons. Les carnavals, déplacés en été depuis de la grande zafra de 1970 pour les faire coïncider avec les fêtes nationales et ne pas gêner la récolte de canne à sucre, constituent le seul point de contact entre la masse du public et ses musiciens. Dans les cabarets et les hôtels, accessibles aux Cubains, mais à une échelle réduite, se donnent des shows ou bien se produisent les traditionnels trios de guitare, une goutte d’eau dans la mer pour un pays où danser est aussi vital que respirer.
L’industrie discographique souffre elle aussi de la pénurie : mauvaise qualité du matériel d’enregistrement, absence de pièces de rechange, et bien sûr, impossibilité de suivre l’évolution rapide des techniques du monde capitaliste. Les médias accordent relativement peu de place aux émissions musicales en général et populaires en particulier. Enfin, la centralisation de tous les pouvoirs à La Havane rend encore plus difficile la possibilité de se faire entendre et d’enregistrer lorsqu’on est un orchestre de province, même prestigieux, et nombre de directeurs sont placés devant l’alternative de végéter dans l’anonymat ou de rejoindre la capitale, souvent au prix de la dislocation de leur orchestre.
Restent les tournées à l’étranger. En 1960, l’Orquesta Aragón, symbole de la tradition charanga portée à la perfection, visite plusieurs pays d’Afrique et Pello El Afrokan se fait l’ambassadeur des percussions cubaines et passe lui aussi par Paris ; survient la rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis et la plupart des pays d’Amérique latine à l’exception du Mexique : la musique cubaine voyagera pendant une décennie exclusivement dans les pays » amis » d’Europe de l’Est et quelques pays d’Afrique ; la reprise des relations avec certains pays du continent sud-américain desserrera un peu l’étau ensuite. La France accueillera des orchestres cubains lors de festivals dans les années quatre-vingt, mais rien de comparable avec la décennie suivante. Grâce à ces tournées, les musiciens cubains ne perdront jamais le contact avec l’évolution musicale sur le marché extérieur et pourront échanger idées et expériences avec d’autres musiciens au hasard des rencontres. Et l’étranger va constituer une planche de salut pour les grands noms de la tradition ancienne, Aragón, Chapottín, Septeto Habanero, Septeto Nacional, Celina González, Maravillas de Florida, Original de Manzanillo et bien d’autres qui continuent à y incarner la musique cubaine alors qu’on les oublie chez eux.
Car une autre réalité a pesé lourd dans la balance : aux lendemains de la révolution, la jeunesse cubaine rejette la musique traditionnelle comme une » musique de vieux « , rêve de sonorités nouvelles en prise sur l’actualité internationale et se reconnaît dans le rock, perçu comme novateur et porteur de révolte : bien des musiciens dont il sera question ici ont commencé dans des orchestres de rock. Cette vogue se double dans la jeunesse intellectuelle de l’engouement pour la chanson poétique ou engagée de la Nueva Trova, qui devient un fer de lance de la lutte idéologique au début des années soixante-dix où elle a alors les faveurs des moyens de diffusion.
Renouveau et modernité : telle sera la principale préoccupation des musiciens qui, sous des formes différentes et en dépit de toutes les limitations, ont contribué à forger la musique populaire actuelle. Grâce à eux, une grande partie de la jeunesse, retrouvant l’héritage cubain en même temps que des sonorités nouvelles, se réconcilie avec la musique populaire. Jusqu’au tournant des années quatre-vingt-dix, on voit se dessiner trois courants principaux incarnés par trois orchestres qui, avec des conceptions musicales, des sonorités et une instrumentation différentes, jettent les bases de cette rénovation : Juan Formell et Los Van Van, Adalberto Alvarez avec Son 14, puis son orchestre havanais, et Irakere.
En 1967-1968, en plein marasme, un orchestre commence à » sonner » différemment : c’est la charanga d’Elio Revé, percussionniste originaire de Guantánamo et promoteur des rythmes d’Oriente, qui interprète de façon originale le son et le changüi, et qui porte aussi le savoir des percussions rituelles, de la tumba francesa et de la rumba. On y remarque à la guitare électrique – une hérésie si l’on se réfère à la tradition – un quasi inconnu, émule d’Elvis Presley dans son adolescence, ex-bassiste de Juanito Marquéz et auteur des arrangements : Juan Formell. Un an plus tard, l’orchestre Revé continuera sans lui, évoluant vers le format original appelé charangón qui mêle flûte (abandonnée plus tard), violons, piano, tres, guitare basse, percussions cubaines au complet et une section de trombones. Elio Revé (décédé accidentellement en 1997) sait repérer les jeunes talents, son répertoire très dansant plaît, et il sera l’un des pères du courant musical qui combine genres traditionnels (essentiellement guaguancó et son) et conceptions contemporaines sans privilégier la fusion avec des musiques non cubaines, avec une tonalité plus » africaine » que celle d’Adalberto Álvarez.
La » modernisation » telle que l’entend Juan Formell implique une fusion, mais ne doit rien au jazz, son objectif est une formation compacte, sans solistes virtuoses, efficace du point de vue du plaisir de la danse. Trop à l’étroit dans la formation d’Elio Revé, il fonde son propre groupe, Los Van Van en 1969, et ne cessera d’expérimenter depuis, tant dans l’instrumentation à partir de la charanga initiale (guitare basse électrique, électrification des violons, duo de flûtes, trombones, claviers, saxophone etc…) que dans les combinaisons entre éléments rythmiques empruntés à différents genres et pays. Avec le percussionniste Changuito (José Luis Quintana) qui fait évoluer la paila traditionnelle vers la batterie, mais qui est également l’un des maîtres des tambours sacrés et transpose certains patrons rythmiques et certaines frappes, il élabore ainsi le songo, une modalité du son dont les ingrédients peuvent varier, mais dont le caractère novateur réside, selon Formell lui-même, dans la façon d’écrire la musique en vue de l’orchestration. Les débuts ne seront pas faciles, la bataille sera dure avec un autre orchestre charanga » moderne » de l’époque, la Ritmo Oriental. Mais Van Van s’impose parce qu’il ne varie pas dans ses options, remettant à l’ordre du jour ce qui fut de tous temps la vertèbre de la musique dans les Antilles : la communication avec les danseurs et le public par le biais à la fois de la contagion du rythme et de la teneur des textes. Véritable chronique de l’île qui pointe en positif comme en négatif les petits et grands faits d’actualité, avec humour et un grand sens de la formule dont Formell puise l’inspiration dans la rue, ces chansons ont parfois été censurées à la radio, mais sont sur toutes les lèvres et certains refrains accÈderont même au statut de dicton.
En 1973 apparaît sur la scène un orchestre qui éclipsera pour quelque temps Van Van, et dont la créativité et la virtuosité laissera pantois le public international : Irakere. Ses membres fondateurs viennent de l’Orchestre cubain de musique moderne, créé en 1967 et regroupant une sélection des meilleurs instrumentistes du moment. Parallèlement, le pianiste Jesús » Chucho » Valdés, le guitariste Carlos Emilio Morales, le batteur Enrique Pla et le percussionniste Oscar Valdés, le contrebassiste Carlos del Puerto et le saxophoniste et clarinettiste Paquito de Rivera travaillent ensemble dans une formation de jazz cubain. De là naîtra Irakere qui décide de jouer ses propres compositions et d’occuper tous les terrains musicaux. Ils passent sans problèmes d’une suite de Debussy à un instrumental de jazz ou font exploser une fusion de guaguancó avec un rock échevelé. Ils intègrent les tambours batá et les shekeré, instruments utilisés jusque-là dans les cérémonies rituelles ou certains orchestres symphoniques, fusionnent avec la base traditionnelle cubaine des figures rythmiques issues des cultes afro-cubains, de la musique classique, du rock, du funk et du jazz, imposent une section de cuivres composée de deux trompettes et deux saxophones, et sont parmi les premiers à utiliser les synthétiseurs. A la fin des années soixante-dix, leur jazz-rock cubain est la coqueluche de la jeunesse, symbole de renouveau, d’ouverture ; les concerts de masse se terminent en quasi-émeute. On en fait aussi des ambassadeurs de Cuba à l’étranger ; la puissante CBS leur obtient un visa en 1978 pour enregistrer aux États-Unis un album qui obtiendra un Grammy en 1979. Paquito de Rivera et le trompettiste Arturo Sandoval émigrent aux États-Unis ; ils sont aussitôt remplacés par aussi virtuoses qu’eux, mais cela vaut pendant quelque temps au groupe la méfiance des autorités.
Irakere est sans conteste la référence pour un courant expérimental porté par les jeunes musiciens sortis des écoles, désireux de créer une musique populaire d’un niveau aussi élevé que celui de la musique de concert. Afro-Cuba en 1977, Opus 13 en 1979 rêvent d’un jazz en toute liberté qui intègre la musique contemporaine et l’Afrique tout en faisant danser, mais leur projet reste incompris des programmateurs et des médias. Danse ou concert, on les somme de choisir ; leurs enregistrements restent confidentiels, et pour les écouter dans leurs créations, il fallait à l’époque assister à leurs répétitions hors des lieux institutionnels habituellement réservés à cet effet. Afro-Cuba évoluera vers une ligne de concert et accompagnera aussi Silvio Rodriguez dans ses tournées ; Opus 13 se séparera en 1991. Dans le même esprit mais à partir de la musique rock, Síntesis aura l’audace de fusionner ce genre avec des rythmes, mais aussi des chants dans la langue des rituels de la Regla de Ocha.
Un dernier courant développe une ligne qui ne doit rien à la fusion, conserve en l’étoffant le format instrumental du conjunto, et respecte la base du son traditionnel tout en modernisant les arrangements. Rumbavana avec son directeur et pianiste Joseito González, décédé depuis, impose en 1970 un tempo rapide, des arrangements originaux des trompettes, et remarque les compositions d’un jeune musicien, Adalberto Álvarez.
Adalberto a acquis une expérience avec l’orchestre populaire dirigé par son père Néné Álvarez à Camagüey, puis il entre au conservatoire régional où il sera sélectionné pour l’École nationale des Arts, passant ainsi de la contrebasse à l’énorme instrument à vent qu’est le basson et de l’univers populaire aux traités d’harmonie pour pièces symphoniques. Diplôme en poche, il préfère la province à la Havane et choisit Santiago de Cuba, seconde grande ville de l’île, pour fonder un conjunto de son dans la tradition, qui maintient la présence du tres, mais qui » sonne » contemporain, avec ses trombones combinés aux trompettes pour donner une plus grande expressivité aux cuivres dans le registre grave et varier les arrangements. Le premier disque enregistré en 1979 est un triomphe : A Bayamo en coche, hommage à la tradition des calèches qui subsiste dans cette ville, est inspiré d’une anecdote – lors d’une tournée, l’autobus qui transporte les musiciens tombe en panne à Bayamo ; en attendant une hypothétique réparation, les musiciens rêvent à une promenade de nuit en calèche à travers la ville, et en quelques heures, le morceau est composé.
Lors des festivals qui ponctuent la vie musicale nationale, à la télévision, les succès s’accumulent. Mais c’est du Venezuela que viendra le coup de pouce final : Son 14 s’y produit pour sa première tournée à l’extérieur et partage la scène avec Ocar D’Leon, personnalité du monde de la salsa qui a popularisé en l’adaptant aux modalités extérieures une grande partie du répertoire cubain des années quarante et cinquante. Sa venue à Cuba marque un tournant dans l’histoire musicale de l’île. Attirés par le prestige d’un grand sonero dont tout le monde a entendu parler sans l’avoir jamais vu, les jeunes redécouvrent la » musique des vieux « , lui trouvent une saveur qu’ils avaient oubliée, et les musiciens analysent sur le terrain les ingrédients qui font le succès des présentations : chorégraphie sur scène, charisme et sens du show, tempo raisonnable qui tranche avec la rapidité de celui qui a cours à Cuba.
Pour Adalberto Álvarez, c’est également un nouveau départ : Oscar D’Leon l’invite à sa prestation et enregistre l’une de ses compositions, El Son de Adalberto. Cette consécration le conforte dans sa décision de venir à La Havane pour enfin s’imposer au coeur de cet unique centre de décision : son orchestre le suit pour moitié seulement – il doit se séparer de son charismatique chanteur » Tiburon » Morales. Il lui faudra pourtant attendre février 1984 pour présenter sa nouvelle formation, Adalberto y su Son. La filiation musicale que revendique Adalberto est celle d’Arsenio Rodríguez, maître du tres, l’un de ceux qui ont fait évoluer le conjunto de son en y intégrant progressivement à partir de la fin des années trente plusieurs trompettes, le piano et la tumbadora. Adalberto maintient le tres, comme contrepoint essentiel au piano et apporte un soin particulier au travail des voix ; à côté du son montuno figurent des pièces dans une veine plus salsa romantique, d’autres rappelant le travail de la trova traditionnelle. Caballero del son, le gentleman du son, tel est le surnom qu’on lui a donné à Cuba.
Chacun à sa manière, Van Van, Irakere et Adalberto ont créé les bases du nouveau boom national et international de la musique de danse cubaine, rendu possible, il est vrai, par deux facteurs extra-musicaux. Dans un premier temps, les institutions et médias cubains voient dans la nouvelle musique un moyen de contrecarrer la salsa de l’extérieur et d’affirmer que l’authenticité et la légitimité sont du côté de » l’île musicale « , le reste étant un vague plagiat commercial. Avec la politique de développement du tourisme, les mêmes se rendent compte qu’il y a là une source de devises importantes, et c’est ainsi que s’ouvrent de nouveau clubs et dancings, que l’on multiplie les tournées à l’extérieur et que l’on produit à un rythme soutenu des disques avec des labels étrangers, nationaux ou à capitaux mixtes.
Le précurseur s’appelle José Luis Cortés, saxophoniste, flûtiste et compositeur surdoué qui est passé par Los Van Van avant de s’imposer avec Irakere ; il affirme l’autonomie de la Nouvelle Génération, quitte Irakere en 1988 en emmenant avec lui la majorité des cuivres, et fonde NG La Banda dont le slogan est : La banda que manda, l’orchestre qui fait la loi. Sa qualité musicale exceptionnelle, qui réussit le pari de faire danser, s’appuie sur des éléments caractéristiques de la timba à ses débuts : des cuivres prodigieux, des arrangements très élaborés, mais précis, des patrons rythmiques issus essentiellement de la rumba-guaguancó et de la musique rituelle yoruba qui affirment l’identité afro-cubaine et une restructuration du chant où l’alternance soliste-choeur est dominée par l’introduction de textes dits sur le mode du rap. Autant qu’un phénomène musical, NG est un phénomène social, le groupe devient le porte-parole d’une partie de la jeunesse et au-delà, en choisissant pour thème des questions parfaitement tabou sur le plan officiel, et en employant le langage de la rue et plus spécifiquement des quartiers noirs, souvent parsemé de termes repris des langues d’origine africaine conservées dans les rituels religieux. Si la musique a toujours constitué un élément de communication en établissant une chronique humoristique ou tendre des expériences que chacun peut vivre au jour le jour, elle rassemble et unit ici ceux qui participent d’un même code culturel qui n’est pas le code officiel, Asere devient le mot de passe, un monde jusque-là maintenu dans d’étroites limites prend la parole au grand jour. NG dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, dénonce frontalement sur un ton beaucoup plus agressif que quiconque les hypocrisies et les travers de la société cubaine : décalage entre discours officiel et réalité, corruption, résidus de racisme ; il valorise les quartiers et leurs traditions, revendique les systèmes cultuels afro-cubains comme porteurs d’une éthique et comme partie intégrante de l’identité cubaine, il affirme la volonté de la jeunesse de vivre sa vie comme elle l’entend. Devant le succès foudroyant, les fonctionnaires de la culture commencent à tordre le nez.
D’autant que NG La Banda fait école. A partir de 1990, les nouveaux orchestres se multiplient, la Charanga Habanera de David Calzado, qui a donné naissance depuis à deux groupes différents, Paulito FG (y su Élite), Manolín El Médico de la Salsa, ex-médecin reconverti dans la chanson, Bamboleo et bien d’autres. La précision de métronome des instrumentistes, l’agressivité des percussions et des cuivres, celle de la danse et des textes sont à l’image de la Cuba actuelle, dans une phase où personne ne sait très bien où il va, où la vie est difficile pour tous ceux – et ils sont nombreux – qui n’ont pas accès au dollar, seul sésame des dancings à la mode et de la consommation, et où les conséquences sociales du tourisme et de la société à deux vitesses génèrent des contradictions difficilement gérables, sinon par la répression : la prostitution, et dernièrement la violence et la drogue deviennent des thèmes centraux dans les textes, la jinetera étant promue au rang de symbole de la lutte individuelle pour la survie.
Dans les polémiques actuelles où ces textes sont dénoncés comme » vulgaires, violents, machistes « , ce qui est souvent vrai, il faudrait faire la différence entre la critique de principe des censeurs officiels pour lesquels les thèmes abordés sont en soi inadmissibles, et celle des musiciens ou critiques musicaux qui y reconnaissent l’expression d’un réel malaise social, mais déplorent la tendance à faire de la provocation une recette pour obtenir un succès facile : le risque est d’enfermer dans un nouveau ghetto l’identité afro-cubaine revendiquée, à l’image du tristement célèbre gangsta-rap nord-américain. A voir certains musiciens en vue rouler aujourd’hui dans des voitures au luxe tapageur, les mauvaises langues suggèrent qu’ils les ont achetées aux dépends de la paye des musiciens ou en touchant des dessous de table des labels étrangers.
L’ambition affichée de réconcilier excellence et marché se heurte à des limites objectives et subjectives. Une certaine répétitivité se fait sentir ; il devient difficile de distinguer un orchestre d’un autre ; certains cèdent à la facilité. Surtout, presque tous les jeunes musiciens cubains ont été formés dans les mêmes écoles et ont certainement du mal à se dégager des théories de l’orchestration et des harmonies qui leur ont été inculquées. La timba doit aussi faire face à une autre contradiction : s’insérer dans un marché extérieur demandeur de » cubanité « , alors que leur musique est aux antipodes à la fois de la musique cubaine traditionnelle et de la salsa commerciale des États-Unis et d’autres pays d’Amérique, tout en faisant recette dans leur propre pays. Ils ont eux-mêmes forgé une image et des sonorités dont ils sont prisonniers sur place ; changer brusquement de style signifierait se saborder en se coupant de ce qui fait une partie de leur force et de leur inspiration : leur public cubain. José Luis Cortés amorce des changements dans ses dernières créations ; Klimax avec Geraldo Piloto continue ses recherches sans se laisser troubler par les critiques qui l’accusent d’une trop grande complexité au détriment du côté dansant. D’autres, pour obtenir une reconnaissance internationale, se rapprochent de la salsa » romantique » : c’est le cas d’Issac Delgado, l’un des chanteurs de NG La Banda à sa création.
A côté de la timba, beaucoup de groupes reconnus travaillent à faire évoluer la ligne de la tradition dans la modernité établie par leurs aînés : Juan Carlos Alfonso, ex-pianiste de l’orchestre Revé, avec Danden, Pachito Alonso y sus Kini Kini, Yumurí y sus Hermanos, constituent une musique de danse efficace sans être tapageuse. Plus récemment, le pianiste et compositeur Manolito Simonet, ex-directeur de l’orchestre charanga Maravillas de Florida, avec une formation originale qui conserve même le violoncelle de l’orchestre typique en y ajoutant clavier, batterie et timbale accolés, deux trompettes et deux trombones, a réussi une percée dans le public cubain comme à l’extérieur. Cándido Fabré, ex-chanteur de l’Original de Manzanillo, livre toujours bataille pour défendre avec un talent d’improvisateur hors-pair la tradition du son de sa ville natale, alors que beaucoup de jeunes tentent leur chance en reproduisant fidèlement le son des années trente à cinquante qui plaît tant à l’extérieur. Si l’on ajoute à ce panorama la nouvelle jeunesse des » anciens » qui retrouvent avec une joie non dissimulée le chemin de la scène et des studios, on en conclura qu’avec ou sans la timba, l’île de Cuba n’a pas fini de nous étonner.
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