Abdellatif Laâbi est de ces êtres que la nature a dotés de sept vies. Poète, dramaturge, essayiste, traducteur. Romancier, plus rarement il est vrai. Né en 1942, dans la vieille médina de Fès, d’un père sellier et artisan, comme il le sera indéfectiblement, et d’une mère aimante dont la présence affectueuse se tient rarement loin dans l’uvre généreuse, polémique et incarnée du fils. D’elle, il dira :
» Elle trempe ses yeux/dans la drôle d’éternité/et plisse les lèvres/pour maquiller/son ultime colère/J’aurai vécu/comme une esclave/par amour/dit-elle » (Portrait de la mère, Petit musée portatif, Al Manar éditions, 2002).
Si l’enfance est heureuse, le monde alentour est, pour l’heure, en proie à deux forces démoniaques, implacables et successives : le régime colonial instituant la schizophrénie, imposant sa langue et son racisme d’une part, et d’autre part, la tyrannie de plus en plus probante du jeune roi Hassan II qui a pris les rênes.
En 1966, Laâbi fonde avec un groupe de jeunes poètes Souffles, une publication qui va jouer un rôle majeur dans l’émergence et la consolidation de la scène littéraire et artistique dans le Maghreb. Le jeune poète se fait vigie :
» Quelque chose se prépare en Afrique et dans les autres pays du Tiers-Monde. L’exotisme et le folklore basculent. Personne ne peut prévoir ce que cette pensée « ex prélogique » donnera au monde. Mais le jour où les vrais porte-parole de ces collectivités feront entendre réellement leur voix, ce sera une dynamite explosée dans les arcanes pourries des vieux humanismes » (Prologue du premier numéro de Souffles (1966-1972).
Rendez-vous est pris. Il ne s’agit rien moins que de dynamiter les assises du vieux monde alentour. De tous les combats il sera :
» La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri « .
Poésie action, poésie don et passion. C’en est intolérable pour le royaume chérifien. Et Abdellatif Laâbi de se retrouver embastillé pendant huit longues années. Libéré en 1980 à la suite d’une compagne internationale, il rejoindra Paris en 1985 où vit désormais » l’Arabe errant « , entre deux récitals, deux voyages. Et une uvre de se construire livre après livre où la parole vivace que notre époque, pariant sur la mise à disposition du cerveau humain pour le bonheur des limonadiers, se propose de mépriser s’élève haut et se fait fête. Ainsi, récemment, le poète de Fès renoue avec le roman délaissé depuis longtemps (La Jarre, Gallimard, 2002) ; mieux il s’aventure dans une nouvelle veine (mais était-elle si nouvelle pour lui ?) avec Les Fruits du corps (2003) baignant dans un hédonisme de très bonne tenue, un érotisme digne d’Abu Nawas. On perçoit les échos subtils au chef-d’uvre de la littérature érotique, un divin capharnaüm malmené par les traducteurs, j’ai nommé La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs, signée du cheikh Mouhammad al-Nafzawi (trad. René Khawam, Phébus, 1976). Qui a dit que le monde musulman était prude, fruste en matière d’érotologie ?
Loin d’être brisé par la prison, le poète élargit son » continent humain « , prête l’oreille à toutes les pulsations du coeur et du corps, n’a de faim que de création. Océan sans rivages, son uvre (forte d’une vingtaine de titres) s’ouvre à tous les genres, à toutes les expériences et toutes les pratiques. Fraternelle, elle étreint le monde. C’est à notre tour de l’accueillir. Les éditions de La Différence (1) nous montrent le chemin.
Une grande partie de l’uvre d’Abdellatif Laâbi est disponible aux excellentes éditions de La Différence qui suivent non seulement le cheminement de l’auteur mais proposent également des rééditions et rassemblent des ouvrages de théâtre en volume. En somme, c’est un pari sur une uvre (de haute portée, on l’a déjà dit !) qui fait plaisir à voir et qui dément les pronostics crépusculaires au sujet de l’édition française.///Article N° : 3587