L’Angle mort, de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic

Le trouble de l'homme invisible

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Présenté à la sélection ACID du festival de Cannes en mai 2019, le nouveau film du duo Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic (Une Famille parfaite, Dancing, L’Autre) sort le 16 octobre dans les salles françaises. Autour des enjeux du regard et de la corporalité, une métaphore fantasmatique du devenir noir dans la société française.

Qu’ont-ils bien voulu dire ? La force de L’Angle mort est qu’il déjoue les plans d’analyse, les messages et les pédagogies trop rapides. Oui, le personnage principal, Dominick, est joué par Jean-Christophe Folly, d’ailleurs excellemment, mais le fait qu’il est noir n’est pas en soi le sujet. Ce n’est bien sûr pas neutre mais son personnage n’est pas issu de ses spécificités. Il aurait pu être blanc. Il est l’homme « sans qualités » (il partage avec celui de Musil l’ironie et l’effondrement). Effacé, au bord de l’indifférence, en plein vertige existentiel, ce n’est pas un héros. Certes, le film parle d’invisibilité puisque cet homme a depuis l’enfance la faculté de disparaître à la vue des autres, la fatalité des minorités en société française. Mais l’histoire ne développe pas ce filon d’actualité sous cet angle : jamais une référence explicite à cette problématique.

Et pourtant… Dominick n’a pas demandé d’avoir ce don. Cela le handicape plus que cela ne l’avantage. C’est pour lui une pente dangereuse, un trouble qui l’indispose. Il ne s’en sert plus, contrairement à l’ami d’enfance Richard (Sami Améziane, alias le Comte de Bouderbala), qui en a fait un gagne-pain pour compléter les fins de mois. Dominick, lui, est sur le fil, il oscille. Le vertige le gagne dans cet univers géométrique des cités, où tout n’est qu’angles et verticalité. Pour regarder sans être vu, pour « mater » dit-il, il trouve ses angles morts dans chaque recoin de cet univers kafkaïen. Jusqu’à regarder celle qui perçoit davantage qu’il ne le soupçonne (Golshifteh Farahani).

Il apprend ainsi à regarder sans voir, à l’aveugle, c’est-à-dire percevoir. Cela devenait urgent, son pouvoir se délitant. C’est un engagement physique. Pour être invisible, il faut se dénuder. Pour regarder sans voir aussi, au sens de se rendre vulnérable. Cela pourrait s’appeler aimer. Mais il faut pour cela faire le deuil de son angle de vision précédent.

C’est ce deuil que conte de façon décalée le film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic, dont le format en 4:3 dénote l’importance du cadre. Le deuil d’une perte pour se déplacer ailleurs. L’ambiance est fantasmatique, crépusculaire, froide et anxiogène, en un mot contemporaine. Le chef opérateur, Jonathan Ricquebourg (qui avait fait l’image de Shéhérazade), trouve dans les tunnels, les couloirs, les rues la nuit ou les lumières trop vives un espace miroir du désarroi de Dominick, basé sur les dessins et aquarelles des cahiers de repérages du plasticien Patrick Mario Bernard.

La géographie des lieux participe du trouble de Dominick. Si ce n’est pas la fin du monde comme le blague un épicier chinois, ni les suicides dans le métro, c’est en tout cas pour lui une crise où la perte progressive de son pouvoir s’ajoute à la confusion de sa vie. Il dit à Richard : « Nous avons ce don, et alors ? Est-ce qu’il nous oblige ? Le don d’invisibilité, est-ce que je le possède ou est-ce lui qui me possède ? » C’est là où le choix d’un acteur noir prend son sens. Savoir être invisible est-il un talent ou un destin dans une société qui méprise ses minorités ? Les problèmes soulevés par Ralph Ellison au début du XXe siècle dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ? se cachent derrière les angles. Si bien qu’il nous faudrait, comme sa compagne Viveka (Isabelle Carré), apprendre à voir.

Dominick peine à trouver ses marques, peut-être pour se rendre compte qu’on peut vivre sans les définir vraiment. C’est un guitariste inaccompli, mais la musique est omniprésente. Car Patrick Mario Bernard est également compositeur. Du hard-rock à la bossa-nova, il a fait toutes les musiques du film, lequel baigne dans cette variété de tonalités. « Au fond, il se pourrait bien que ce film soit une chanson », dit-il.

Dominick se dénude, marche, se remet en cause, ne lâche pas, tente de « faire pour le mieux ». Il cherche une voie où il cessera d’esquiver, incertaine mais créatrice, comme ce film, pour notre plus grand plaisir.

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