Le cabaret capillaire d’Éva Doumbia :

Un spectacle qui tire la mémoire du monde par les cheveux

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Le Festival de Limoges a fait son festival d’Avignon cette année 2011 avec une douceur climatique bien propice aux plaisirs du plein air et des échanges en terrasse. Et c’est une belle programmation internationale que les festivaliers ont eue à découvrir et commenter, mêlant les formes contemporaines du sud et les genres scéniques variés et ouverts à l’altérité d’ici et d’ailleurs. De Marseille à Moroni, en passant par Tunis, Brazzaville, Libreville et Praia au Cap vert, les spectacles ont donné une palette de la création contemporaine des Suds étonnante d’inventivité et d’engagement de tout poil. Et à côté du Socle des vertiges du Congolais Dieudonné Niangouna dont la langue faite de déflagrations poétiques est venue incendier le plateau du Théâtre Jean Moulin, a résonné au centre John Lennon le cri strident des Larmes du ciel d’août, un magnifique texte d’Aristide Tarnagda, jeune auteur burkinabé, tandis que Soeuf Elbadawi embarquait les spectateurs sur les rives des Comores et qu’explosait le Cabaret capillaire d’Éva Doumbia au théâtre de l’Union.

Moi et mon cheveu, le cabaret capillaire
Cie La Part du pauvre
Texte : Marie-Louise Mumbu
Conception et mise en scène : Éva Doumbia
Chorégraphie : Cie N’Soleh
Costumes : Sakina M’sa
Lumières : Érika Sauerbronn
Scénographie, vidéo et archives : Laurent Marro
Direction musicale : Lionel Elian, Lamine Soumano,
Avec Tété Alhinho, Alvie Bitemo, Aminata Coulibaly, Fatoumata Diabaté, Laïla Garin ou Mariella Santiago, Lamine Soumano, Lionel Elian, Éva Doumbia, Jenny Mezile, Massidi Adiatou.

Éva Doumbia, une metteur en scène marseillaise d’origine franco-ivoirienne qui n’a pas froid aux yeux, ose un spectacle protéiforme, hybride et surtout échevelé. Elle nous invite à un curieux voyage, un de ces voyages qui décoiffent… bien loin des futilités du monde de la cosmétique et qui, contre toute attente, rejoint celui de la route des esclaves. Nous enfourchons le cheveu crépu pour une aventure tragique et drôle à la fois, pleine de dérision et d’émotion aussi. C’est le vaste territoire d’une identité meurtrie que nous traversons, celle d’un peuple que l’histoire a contraint de se construire en tournant le dos à lui-même. Pour se sauver, il n’a eu d’autre choix que le bluff et le camouflage, à commencer par « son » cheveu, dissimulé sous des tissages, sous des perruques, des tignasses devenues de véritables masques, refusant la boucle crépue et la touffe bourrue pour le cheveu lissé, matière liquide et ondoyante. D’approche pédagogique et jamais moralisatrice ou culpabilisante, la force du spectacle et de ne laisser personne sur le bord, ni le Blanc qui ne connaît pas l’univers des salons de coiffure de Château Rouge et le phénomène que dissimule savamment le monde de l’esthétique afro pour laisser croire à la réalité de ces chevelures ondoyantes qui ne sont que postiche et artifice, ni la jeune femme noire qui n’imagine même pas d’abandonner le défrisage. Éva Doumbia aborde le propos sur un autre terrain que celui de l’esthétique et de l’élégance, elle en fait un vrai sujet anthropologique et métaphysique : le cheveu est le fil vivant de la mémoire, une mémoire de souffrance, car la transmission a été amputée par l’esclavage, et la contrainte d’oublier, de se transformer, de se fondre pour être accepter par le regard dominant et ses normes et surtout sauver sa peau. Le propos n’est jamais didactique ou dénonciateur, aucune violence, mais Éva Doumbia nous donne de quoi écarquiller les yeux des plus aveugles et des plus insensibles, tout en s’amusant, car les comédiennes, les danseuses, danseur, chanteurs, chanteuses et musiciens déploient une maestria et une énergie qui emporte le spectateur.
Et quand Éva Doumbia ose, elle ne fait pas les choses à moitié. Elle a su s’entourer d’artistes qui pouvaient partager son univers et regarder dans la même direction, comme la Congolaise Marie-louise Mumbu qui a prêté ses mots au spectacle et écrit les textes. Les voix sont d’abord d’une extrême intensité, les chorégraphies conçues par la Compagnie N’Soleh, dynamiques et inventives, occupent le plateau avec une belle vitalité et surtout les comédiennes tissent les styles chorégraphiques, les formes contemporaines et africaines, et même des danses assez « hot ». Rien ne manque des robes très sophistiquées, avec volants hispanisants ou taille prise de poupée au Wax le plus coloré en passant par les coiffes à l’égyptienne et même le string panthère. Éva Doumbia commence le spectacle par une devinette, celle de cet amoureux qui coupe pour le Marabout qui le lui a demandé une mèche de cheveu de celle dont il veut s’attirer les faveurs et dont il aime tant la chevelure. Mais, au rendez-vous que le Marabout a convoqué grâce à ses sortilèges sur la mèche de cheveu, c’est un cheval qui se présente… La révélation du tissage, qui ouvre le propos, structure finalement l’esprit du spectacle et son esthétique. Ce sont les danses, les chants, les images, les témoignages documentaires ou littéraires et la diversité des langues aussi qui résonnent et se tissent avec le français, les langues du Cap vert et du Brésil, qui ramènent l’Amérique latine, l’Afrique, les États-Unis. On assiste à une forme scénique créolisée, un monstre qui avance en toute simplicité et nous embarque avec force dans un tourbillon de plaisir. C’est le monde noir qui surgit avec ses sons ses formes ses voix, ses nuances chromatiques de toute sorte et sa dispersion extrême.
Éva Doumbia travaille sur tous les modes d’expression, le spectacle s’ouvre par un prologue un happening, qui nous permet d’entrer dans l’univers du « cheveu black » de partager un quotidien, celui du salon de coiffure de la Goutte d’or, salon où la parole fuse où les femmes se lâchent, libèrent aussi leur inhibition, mais viennent surtout soigner leur complexe par le camouflage, le factice, l’artifice. Éva Doumbia nous accueille dans le théâtre comme la montreuse de phénomènes du Barnum, pour une exhibition un dévoilement intime, car c’est aussi le show qui se prépare, mais ce show fait le détour par l’intime, le détour par l’autofiction : au cœur du spectacle, il y a le cœur d’Éva. Et ce qui est mis à jour, ce sont ces souffrances intimes et enfouies depuis l’enfance du « tressage-dressage », rituel initiatique des beautés noires… Alors pendant que le cabaret s’installe, Éva donne de sa personne et se laisse natter et coudre un tissage de Barbie girl en direct, sous les yeux des spectateurs, tout en partageant avec eux une nouvelle d’une auteure africaine-américaine, dont on retrouvera les textes pendant le spectacle. Puis le cabaret commence avec des projections vidéo qui convoquent notre monde contemporain, une mise en chair du cheveu qui se fait matière textile, robe en tif, mais aussi racine, matière végétale et wasserfall, comme celui de la déesse que Rimbaud tente d’embrasser vainement dans Aube, Mamiwata dangereuse, car modèle inaccessible et fatal pour la femme noire en raison du regard masculin qui fait toujours ricochet sur cette image aquatique fascinante et ensorceleuse de femme sirène, d’ondine aux cheveux en rivière. Le spectacle ne manque pas de convoquer aussi des corps de femmes et d’hommes, une palette de carnations, la Brésilienne longiligne et claire, la Congolaise aux fesses rebondies, la danseuse tonique et musclée… toutes ces femmes, cheveux lâchés ou nattés, ont une vitalité, une joie qui se communique et cette histoire d’aliénation terrible parvient à être partagée en toute simplicité avec des images percutantes, des émotions durables et des images qui font rémanence : images égyptiennes, totem de Barbie démantelée, danse du sous-pull, voix de Miriam Makeba, fantôme de Mickaël Jackson… grâce aux magnifiques costumes de Sakina M’sa et à ses créations plastiques emperruquées, on traverse aussi les époques : les années soixante, les années soixante-dix, les années quatre-vingt… Le plateau d’Éva Doumbia est un tissage, qui travaille les racines, qui tresse les souvenirs d’enfance, les complexes d’adolescence, les inhibitions de femme, un tissage qui raconte le métissage autrement. Il n’y a pas de pays métis, mais il y a un territoire du corps où s’écrit une histoire nouvelle à partager. Car ce « corps diasporique » a besoin de renaître à sa différence pour atteindre l’autre bord sans sombrer.
Tout y passe, l’exhibition sexuelle du corps noir de la femme « panthérisée » au griot qui pose sa kora pour chanter la tête disparaissant sous une perruque blonde, sensualité, humour, effet spectaculaire, performance physique et musicale, incongruités en tous genres. C’est un spectacle dont le chaos même dit la mise en pièces des références esthétiques et identitaires et leur nécessaire reconstruction. Éva Doumbia n’est pas dans la propagande ou l’activisme des « Nappy Girls » ou des mouvements « afro natural », mais elle fait partager son expérience pour mieux la dépasser.

///Article N° : 10425

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Les images de l'article
Cabaret capillaire © Patrick Fabre
Cabaret capillaire © Patrick Fabre
Cabaret capillaire © Patrick Fabre





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