Les raisons qui favorisèrent l’introduction du cinéma sur le continent africain en général sont historiquement de trois ordres : idéologiques, culturelles et commerciales. Cette étude porte sur le cas du Cameroun.
Les historiens du cinéma à l’instar de Pierre Haffner situent l’introduction du VIIème art sur le contient africain dès les premières années qui suivirent son invention. La première projection cinématographique eut lieu au café Zavani en 1896. Ces premières projections étaient d’abord destinées aux colons installés sur le continent ; car faites dans des lieux interdits aux Africains à cette époque : les cafés, les magasins, les théâtres.
Le cinéma entra également en Afrique parce que les aventuriers occidentaux étaient à la recherche de nouvelles sensations. R. Bezombes, parlant des Européens, confirme que « le public européen se lassait rapidement des mêmes scènes de la vie quotidienne » (Bezombes, 1992 : 18). Pour innover, les entrepreneurs du cinéma, à savoir les frères Lumière, Pathé, Gaumont envoyèrent des opérateurs de cinéma capturer des images inédites (1) en Afrique. Pour combler le rêve exotique d’un public avide de sensations, les premiers films tournés en Afrique par les réalisations européens recherchaient la nature sauvage, le détail étrange, insondable et mystérieux. Les premières projections étaient faites par des forains, des marchands diffusant des films dans des lieux d’attraction. Les premières projections sont signalées au Sénégal en 1900. Il s’agit de L’Arroseur arrosé des frères Lumière. Ahmadou Hampaté Ba déclare avoir assisté à la première projection cinématographique au Mali en 1908. Gadalla Gubara soutient que le premier film a été projeté au Soudan en 1925. Pour ce qui est du Cameroun aucune source ne précise quand ont eu lieu les premières projections. Toutefois des projections sont signalées dans des débits de boissons et des hôtels en 1924, 1925 et 1926. (Archives nationales de Yaoundé, (ANY), 1AL1617, Films de propagande pour le Cameroun)
Les premiers films quant à eux sont tournés à partir de 1927. De 1927 à 1935, les Allemands ont fait en moyenne 17 films.(cf. Bundesarchiv). De 1935 à 1960, la France a produit et réalisé plus d’une vingtaine de films disponibles dans les laboratoires en France. Toutefois quelles étaient les missions de ces différentes productions ?
Il a été démontré qu’aucune image, et en particulier l’image cinématographique, n’est neutre. Avant d’être tourné, un film est d’abord pensé conçu et réalisé dans un dessin pédagogique, de propagande, de vulgarisation ou de détente. Le cinéma colonial français avait plusieurs missions.
Implémenter une contre-campagne allemande ou justifier la présence française au Cameroun
La détermination de l’oligarchie nazie de récupérer ses territoires coloniaux, spoliés à l’Allemagne par les alliés franco-britanniques à la conférence de Versailles en 1919, devint son cheval de bataille à l’aube de la décennie 1930. Au nom du relèvement de la Nation allemande et de son prestige, l’oligarchie actualisa la doctrine de l’Anschluss, qui préconisait l’extension territoriale du Reich de toutes les régions et populations d’origine allemandes. Un tel projet incluait non seulement l’occupation de l’Autriche et l’assujettissement de la Pologne, mais aussi la récupération des anciennes colonies du Reich. Le projet politique de l’érection d’une Mittelafrika allemande qui en était le corollaire fut à l’origine de la production de films de propagande en faveur de la rétrocession du Cameroun. Dans ce dessin, une kyrielle de films ont été réalisés par des Allemands entre 1927 et 1935 (2) dans leurs anciennes colonies, dont le Cameroun. Dans le même ordre d’idées, les archives administratives émanant de le Sûreté du Territoire signalent la présence de cinéastes allemands au Cameroun vers les années 1925-1936, et cela sous des identités variées : paisibles touristes ou scientifiques en mission d’études ou d’exploration, ils arpentaient le territoire à la recherche d’images de toutes sortes.
La puissance coloniale française présente sur le territoire ne pouvait abandonner aux propagandistes allemands le monopole de prise d’images auxquelles les spécialistes accordaient une capacité d’attraction indéniable. Il était important de mettre le Cameroun à l’abri des convoitises de l’Allemagne révisionniste. Pour des raisons stratégiques, en effet, les militaires français considéraient le Cameroun comme un verrou qu’il fallait tenir et conserver par tous les moyens.
Il fallait par conséquent opposer à la propagande cinématographique allemande une contre-propagande utilisant le même médium.
La production et la diffusion des films coloniaux français avaient une fonction politique par-delà leur apparente fonction ludique. A partir de 1936, l’offensive française fut menée par le commissaire Pierre Boisson. Il confia à la société France Outre-mer films’ la réalisation de trois films de propagande. Le premier était un reportage de 1000 mètres sonore et parlant intitulé L’uvre de la France au Cameroun, qui illustrait l’action de la France au Cameroun. A cet effet, le Commissaire Boisson donna des directives fermes au réalisateur du documentaire de s’attacher à montrer les aspects positifs de la présence française.
Le deuxième film, était un reportage sonore et parlant de 600 mètres intitulé Les Richesses du Cameroun. Le film à caractère publicitaire dressait un inventaire des richesses du territoire. Son objectif était d’enflammer l’imagination de l’opinion métropolitaine en montrant les atouts du Cameroun. On devait y voir le bois de la région du Wori-Dibamba, le cacao de Kribi, le café du Noun, la banane du Moungo, l’or de Bétaré Oya, etc (3). Il fallait tenir le spectateur sous le charme et l’inciter à venir voir le pays ou défendre l’appartenance d’un des plus beaux territoires d’Afrique à la France.
Le dernier film de la trilogie commandité par le gouverneur Boisson était intitulé : A travers le Cameroun, reportage muet de 300 mètres, réplique du second. Il était destiné aux Français métropolitains des régions dépourvues d’appareils sonores. L’intention était de les convaincre que l’appartenance du Cameroun à la France valait la peine d’être défendue.
Le cinéma, médium de divertissement
Pour le colon esseulé, le cinéma était un moyen d’évasion qui le projetait et le replongeait dans la civilisation européenne afin de surmonter la nostalgie qu’il éprouvait loin du pays natal. Toutefois, si pour le colon l’écran établissait le contact et la communion avec la mère patrie, ce n’était pas le cas du colonisé.
La conquête et la colonisation des peuples insoumis a toujours été le souci de l’administration coloniale française. La politique de la canonnière étant de plus en plus condamnée, le colonel Marchand, explorateur française de l’Oubangui Chari et figure de proue de la France coloniale, de retour de la bataille de Fachoda, recommanda l’usage des films, en particulier des comiques, comme arme de conquête de l’Afrique : « L’emploi du cinématographe peut produire sur l’indigène d’Afrique noire et de bien d’autres contrées à faciès moins foncés les effets d’impressions escomptées. A condition que les films soient soigneusement choisis pour l’amuser et non pour le terrifier. Il n’est qu’une façon sûr et avantageux de désarmer le primitif. C’est le faire rire
. L’enfant de l’Afrique est un guerrier né, il ne redoute pas le coup de feu, il l’adore sans doute à cause de son bruit. Que tout appareil guerrier même fictif soit soigneusement dissimulé dans la plus grande mesure du possible
Le cinématographocomique (pardon) est évidemment l’arme de conquête de l’Afrique et de bien d’autres lieux. Il donne d’emblée la réputation de sorcier vis-à-vis des enfants de la nature. » (L’Herbier, 1946)
Dans cette recommandation qui date de 1912, Marchand ne parle pas en tant qu’amateur mais en homme de terrain avisé. Faire rire l’Africain pour l’apprivoiser et le dominer, telle était la mission des films diffusés en Afrique. Etait-ce que l’Africain était perçu comme un émotif ? (4) La réponse n’est pas évidente. Qu’importe ! Puisque tout au long de la période coloniale, les films comiques sont la panacée en Afrique. Faire rire les Indigènes était le mot d’ordre. Au Cameroun français, le « cinématographocomique » tenait tête d’affiche. On diffusait surtout des comédies burlesques et des salaces. Dans les années 1930, les titres les plus récurrents étaient les comédies burlesques de Charlie Chaplin.
L’incidence psychologique du cinéma colonial sur les populations
Le cinéma décuplait le désir de s’identifier au héros vu à l’écran. L’emprunt des noms d’acteurs ou d’actrices au détriment des noms traditionnels en est une illustration parlante. Mefire Emmanuel, un cinéphile camerounais, confirme ce mimétisme et confesse davantage encore : « Pour être à la mode à cette époque et avoir du succès auprès des femmes, il fallait, comme les acteurs défriser les cheveux autrefois crépus et tracer une raie soit à gauche ou à droite selon les goûts de chacun. » (Mefire Emmanuel, 65 ans, militaire retraité, interview réalisé le 20 avril 2015 à Yaoundé)
En promouvant les valeurs esthétiques, économiques et culturelles occidentales, le cinéma a contribué, au Cameroun, pendant la période coloniale française, à la négation de l’identité culturelle des populations camerounaises.
Les enfants, par leur vulnérabilité, étaient beaucoup plus affectés par la manie d’imiter les acteurs de l’écran. Dans une livraison d’un hebdomadaire camerounais, en 1959, un parent horrifié dressait un réquisitoire contre les effets du cinéma sur les enfants : « Je passais l’autre soir dans un quartier de Douala lorsque mon attention a été attirée par deux jeunes garçons d’à peine dix ans qui, munis de longs bâtons en guise d’épée, jouaient de l’escrime. A les voir s’excuser avec une habilité si remarquable, n’importe qui leur aurait accordé quelques minutes comme je l’ai fait, tellement cette reproduction d’un film accompli par de si jeunes était passionnante ». (La presse du Cameroun, décembre 1959).
Dans cette scène, les enfants offrent un spectacle en s’amusant à reproduire ce qu’ils avaient vu à l’écran : « A mon retour quelque temps après, passant par la même route, j’ai vécu une autre scène. Le combat terminé, nos deux bonhommes s’étaient postés de part et d’autre de la route et attendaient. Une femme, montée sur un vélo, venant à passer, ces garnements ont introduit les deux bâtons dans les roues de la bicyclette et il n’en fallut pas plus pour que la femme s’écroule avec sa machine. Loin de prendre la fuite après leur acte, les deux garçons en position d’attaque attendaient que la femme se lève pour l’achever avec leurs bâtons épées (…) et pendant ce temps, nos jeunes se pavanaient gaillardement, heureux et fiers de la violence qu’ils venaient de remporter. Il n’y a pas que la scène dont je parle qui ait eu lieu, d’autres plus odieuses encore se relèvent tous les jours et ont pour source le cinéma. » (La presse du Cameroun, décembre 1959).
Pour l’auteur de ce témoignage, le lien entre la recrudescence des actes violents observés chez les jeunes enfants de cette époque et les films de violence qui étaient projetés ne faisait pas l’ombre d’un doute. Les films de violence étaient cependant systématiquement interdits aux moins de 18 ans.
Sans nier l’influence du cinéma sur les masses, il faut pour lui, donner une explication globale, prendre en compte également le climat, le contexte dans lequel vivaient les masses populaires camerounaises. Ludman, lui, est formel : « Ce n’est pas le cinéma qui crée l’enfance délinquante (
) ; à ces gangsters en herbe, le cinéma n’aura fourni que les trucs et les modes d’emploi » (Ludman, 1955 : 11) Toutefois, nul ne peut nier le fait que le cinéma est doué d’une forme d’hypnose que ne connaît aucun autre moyen d’expression et ses effets sur les cinéphiles sont indéniables.
L’impact politique du cinéma colonial français
L’impact des films s’évalue sur la cible vraie en fonction des périodes. Analyser l’impact politique des films coloniaux français au Cameroun est une tâche ardue et Dominique Noguez affirme que « tout film est politique parce qu’à la limite tout est politique » (Noguez, 1977 : 47). Cette affirmation trouve son sens dans la mesure où l’homme est identifié comme un animal politique et un film ne saurait être conçu hors de la cité. De 1935 à 1945, les pouvoirs publics français s’étaient investis à réaliser deux types de films pour deux publics différents. Les films de propagande – dans lesquels il faut inclure les films ethnographiques – étaient montés pour le public métropolitain et les films didactiques étaient destinés au public des colonies. L’évolution du Cameroun permet d’affirmer que les films de propagande réalisés sur le Cameroun de 1935 jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale ont eu les effets escomptés.
Qui dit politique dit idéologie, qui est explicitement tournée vers les problèmes de conquête ou d’organisation des pouvoirs. Les films coloniaux français réalisés au Cameroun reflétaient l’idéologie coloniale française. Grâce à ces films, l’Etat colonial a réussi à imposer cette idéologie et sa vision du monde aussi bien aux métropolitains qu’aux administrés des colonies. La montée de la francophilie consécutive à la création de la Jeunesse Camerounaise Française (JEUCAFRA) illustre le succès au Cameroun de la propagande par l’image.
De plus, les images qui présentaient au public métropolitain des noirs nus allaient amener les métropolitains à cultiver des stéréotypes sur les Africains (M’Bokolo et al, 1992 : 344). Ces images coloniales confortaient chez les uns et les autres le sentiment de supériorité de l’homme blanc et l’infériorité de l’homme noir car ces images montraient les Africains au public européen comme des masses humaines indifférenciées. Sembene Ousmane notait ainsi que les Européens et plus particulièrement les Français regardaient, décrivaient les Noirs comme des insectes (Sembene, 2003 : 45).
Ces images monstrueuses des Africains serviront cependant de catalyseur des consciences nationales.
Le cinéma fut davantage une arme au service de la colonisation qu’un instrument de divertissement en Afrique en général et au Cameroun en particulier. Il faut se garder aussi d’en faire une panacée puisque le film n’était qu’un outil de propagande parmi d’autres. Les multiples usages qu’en faisaient les acteurs de la colonisation (administrateurs, missionnaires et colons), chacun, en fonction de ses objectifs avoués, soulignent en effet le dévoiement de la fonction première de ce médium.
L’instrumentalisation de l’image filmée était la règle. Chaque promoteur triait les images en fonction de sa cible outre mer. Les films produits au Cameroun sur le Cameroun aidaient à mobiliser des fonds utiles à l’uvre coloniale. Les images triturées des productions ethnographiques renforçaient la conviction de ce public. Productrice plus importante par les moyens qu’elle pouvait déployer, l’administration coloniale commandita une dizaine de films de propagande mi ethnologiques, mi politiques. Le choix des images, moins centrées sur les hommes que sur les richesses naturelles, devait enflammer l’imagination d’un public métropolitain chauvin et protectionniste. Accessoirement, les images alibi des réalisations matérielles et sociales justifiaient le bien fondé de la colonisation ou légitimaient la présence de la France aux promoteurs privés. Simples marchands de films importés, ils recherchaient leur propre profit. Le succès du cinéma au sein des masses africaines urbanisées était une aubaine à saisir, pragmatiques ils servaient au cinéphile ordinaire avide de violence, les films d’action qui déridaient ses fantasmes.
1. Citons les noms des opérateurs tels que Félix Mesguich en 1909, François Le Noan en 1910, Léo Lefèvre en 1906. Pour plus d’informations, cf. Paulin Soumanou Vieyra ’ Du cinéma et l’Afrique au cinéma africain » in Afrique 50 singularités d’un cinéma pluriel, L’Harmattan, Paris, 2005, p.60.
2. M.N. Tsogo Momo, ’Le cinéma au Cameroun français (1935-1955) : une arme au service de la puissance coloniale ? », mémoire de maîtrise en Histoire, Université de Yaoundé, 2007-2008, p.30
3. ANY, 1AL1617, Films de propagande pour le Cameroun
4. Il parait opportun de rappeler la célèbre affirmation de Senghor à savoir « la raison est hellène et l’émotion nègre ».Marie Nadège Tsogo Momo est doctorante en Histoire à l’université de Yaoundé
BIBLIOGRAPHIE ET FILMOGRAPHIE
I – BIBLIOGRAPHIE
Documents d’archives
ANY, 1AL1617, Films de propagande pour le Cameroun
La presse du Cameroun, décembre 1959.
Ouvrages
Abwa Daniel, Commissaires et hauts-commissaires de la France au Cameroun (1916-1960), Yaoundé, PUY et PUCAC, 2000.
Bezombes Renaud, Cent ans de cinéma, Hatier, Paris, 1992.
Barlet Olivier, Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question, Paris, L’Harmattan, 1996.
Ferro Marc, Cinéma et histoire, Gallimard, Paris, 1993.
Gadjigo Samba, « Cinéma africain : étape ou état d’enfance » in FEPACI, l’Afrique et le centenaire du cinéma, Présence africaine, Paris, 1995.
Haffner Pierre, « stratégies du cinéma mobile : une note pour une histoire parallèle du cinéma et de l’Afrique noire » in FEPACI, l’Afrique et le centenaire du cinéma, Présence africaine, Paris, 1995.
L’Herbier Marcel, L’Intelligence du cinématographe, Corrêa, Paris, 1946.
Ludmann René, Cinéma, foi et morale, les éditions du Cerf, Paris, 1955.
M’Bokolo et al, Afrique noire, Histoire et civilisations, tome 2, Hatier, Paris, 1992.
Mveng Engelbert, Histoire du Cameroun, tome 2, CEPER, Yaoundé, 1985.
Noguez Dominique, Le Cinéma autrement, Union générale d’éditions, 1977.
Piéron Henri, Vocabulaire de la psychologie, PUF, Paris, 1979.
Ruelle Catherine et al, Afrique 50 – singularités d’un cinéma pluriel, L’Harmattan, Paris, 2005.
Soumanou Vieyra Paulin, Le Cinéma et l’Afrique, Présence africaine, Paris, 1969.
Tsogo Nadège, Le Cinéma au Cameroun français (1935-1960) : une arme au service de la puissance coloniale ? Mémoire de maitrise, Université de Yaoundé I, 2008.
II – FILMOGRAPHIE
Unser Kamerun
Deutsche Kolonisation am Kamerunberg
Christus im Urwald
IA in Kamerun///Article N° : 13836