Jean-Marie Teno : un cinéma de résistance et d’espoir

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Sous le titre  » Reel Resistance – the Cinema of Jean-Marie Teno « , Melissa Thackway et Jean-Marie Teno ont publié en collaboration chez James Currey une analyse exhaustive et puissante de la cinématographie du cinéaste camerounais. Une traduction en français est attendue.

Rares sont les monographies sur un cinéaste d’Afrique et encore davantage sur un documentariste, ce qu’est fondamentalement Jean-Marie Teno en dehors de son seul long métrage de fiction, Clando. Ce livre de plus largement illustré est donc à marquer d’une pierre blanche. Il l’est d’autant plus qu’il est passionnant de bout en bout, convoquant à la fois la profonde érudition de l’universitaire Melissa Thackway dans la première partie et dans la deuxième les réponses détaillées que lui apporte le cinéaste sur son parcours, ses aspirations et ses choix. C’est à travers lui une histoire des cinémas d’Afrique qui s’écrit, tant son engagement n’a jamais faibli.

Comme le rappelle Teno dans sa préface, le documentaire a longtemps lutté pour être accepté comme « cinéma ». D’entrée de jeu, il dénonce les cinéastes bourgeois qui sous couvert d’indignation ne remettent jamais en cause l’ordre social. D’où sa recherche d’un cinéma politique dans sa forme comme dans son contenu, mais aussi comme outil de libération qui déconstruise clairement les mécanismes de l’oppression.

C’est autour de cette problématique que s’articule le livre. Sa première partie comporte une introduction au cinéma documentaire en Afrique, loin d’être inutile vu le peu d’études et de livres sur la question, lesquels portent essentiellement sur la période coloniale (une bibliographie exhaustive clôt l’ouvrage). Il est en effet important de définir les termes et les démarches pour se démarquer des idées reçues qui voudraient que le documentaire soit la réalité plutôt qu’une lecture de cette réalité. Ni neutre, ni objectif, le documentaire est ainsi soumis aux jeux de pouvoir et de manipulation. Le commentaire y sera « la voix de Dieu » imposant une compréhension.

Mais le cinéma de Teno n’est-il pas caractérisé par la prédominance de la voix-off ? La différence avec une illustration subordonnée à une commande est qu’outre la réappropriation d’une parole confisquée, il affirme une voix qui dit son nom et son origine, une méditation personnelle et subjective. Sa voix-off est donc non une illustration mais une dynamique, un dialogue avec le spectateur, la voix d’un colonisé qui la reprend et l’affirme, certes individuelle mais volontiers collective, sans que les deux volontés ne s’opposent. Son ironie invite à la réflexion.

Thérèse Sita Bella, Paulin Soumanou Vieyra, Samba Félix Ndiaye, Safi Faye : les œuvres des pionniers sont évoquées, et l’écho que trouvent surtout celles de cette dernière dans les premiers films de Jean-Marie Teno en se détachant d’entrée des règles du genre. Liberté, expérimentation, spontanéité et hybridité vont en effet caractériser son cinéma.

Plutôt qu’une lecture chronologique de ses films, Melissa Thackway préfère identifier des points communs, si bien que ses « critical insights » dégagent davantage des tendances que des questionnements critiques, cherchant davantage des points d’entrée dans la cinématographie de Jean-Marie Teno. Refusant catégoriquement les oppositions binaires entre cinéma populaire et cinéma élitiste, elle réaffirme l’intelligence du public et son intérêt pour des « sujets sérieux ». Les « films-assemblage » des débuts, qui entremêlent les registres et les formes, vont évoluer vers des films où la voix-off détermine un récit critique puis des films attachés au témoignage d’une personne.

L’engagement et la créativité sont inextricablement liés, Teno cherchant pour chacun de ses films les formes adaptées à son propos, inspirées des démarches narratives locales. Il se réclame d’une mission de conscientisation posée par les pionniers tout en ayant le souci de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Il s’agit de déceler dans les verrous d’une société autocratique les ferments de résistance. Cela ne va souvent pas sans l’humour de la satire qui confère à ses films une grande richesse de ton, son commentaire se faisant lui-même souvent ironique. On l’a compris : la recherche n’est pas une perfection formelle qui caractérise souvent le cinéma réactionnaire mais bien au contraire de saisir les failles du quotidien qui parlent sur l’état de la société. C’est pourquoi la subjectivité reste la clef d’un cinéma à la première personne dont l’objectif est de mobiliser le spectateur, c’est-à-dire de le bousculer pour le faire réagir.

Pour Melissa Thackway, le regard de Jean-Marie Teno sur l’Histoire est un questionnement du présent avec un œil sur le futur. Il appelle une structure éclatée du film dans des chronologies non-linéaires et des approches rhizomiques. L’utilisation des archives coloniales demande un geste d’analyse postcoloniale, mais encore faut-il y avoir accès ! La voix des Africains est absente des productions audiovisuelles de cette époque. Le cinéma de Jean-Marie Teno opère donc un retournement via un détournement, à la recherche d’une esthétique décoloniale.

L’expérience africaine contemporaine, en continuité avec l’Histoire, est transnationale et connectée au monde, ce qui ouvre à la critique des archaïsmes et fixations. Critiques de la société camerounaise et volontiers personnels, les films de Jean-Marie Teno se rapprochent ainsi pour Melissa Thackway du Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire.

On laissera ici découvrir au lecteur la richesse de l’échange entre Melissa Thackway et Jean-Marie Teno qui constitue la deuxième moitié du livre, interview en forme de leçon de cinéma qui reprend sa biographie depuis le début. C’est très vivant et formateur. Il retrace son enfance mouvementée, sa découverte de l’Europe via une bourse pour des études d’ingénieur en Angleterre, ses engagements étudiants, son expérience de journaliste de radio au retour au Cameroun, son attrait pour la vidéo et le montage durant ses études à l’Institut national de l’audiovisuel France et ses expériences de télévision. Le cinéma n’était pas loin et son premier Fespaco fut en 1983, rencontre avec les pionniers et découverte des nouvelles tendances. Il poursuit son engagement politique avec l’exigence d’un cinéma de conscientisation ancré dans la réalité.

L’entretien détaille les questionnements tant politiques qu’esthétiques qui surgissent à ces différentes époques, la pratique documentaire, l’intérêt d’être nourri par la culture africaine dans les recherches formelles, la richesse apportée par les artistes et cinéastes rencontrés, les expérimentations et les dépassements… On avance dans le récit de cette construction permanente comme on lit un roman, tant un imaginaire bourré d’inventivité se dévoile. On mesure ce qu’il faut de détermination pour avancer malgré les obstacles et les incertitudes. Et ce qu’il faut de courage pour parler à la première personne.

La question du rapport au spectateur est centrale mais la solitude est le lot des chercheurs. L’expérience de la Guilde des réalisateurs et producteurs, tentative de collaboration et de réflexion collective, restera à son niveau sans lendemain. Reste la nécessité de la transmission : Jean-Marie Teno anime aujourd’hui nombre d’ateliers de formation au Cameroun et ailleurs. C’est sans doute là qu’il puise la force de continuer le combat.

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