Le cinéma égyptien à la lumière du printemps arabe

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Si la « révolution du jasmin » tunisienne de décembre 2010 – janvier 2011 a clairement été un déclic, les manifestants avides de liberté et de démocratie mais eux aussi de moralisation de la vie politique face à la corruption et l’enrichissement des dirigeants n’ont pas occupé la place Tahrir (« libération ») au Caire par simple imitation : cette aspiration était profondément ancrée dans le pays, comme en témoignent les films égyptiens que donnaient notamment à voir les dernières Journées cinématographiques de Carthage (23-31 oct. 2010). Alors qu’en Tunisie, dans la foulée de Nouri Bouzid (Poupées d’argile, Making of) ou Fadhel Jaïbi (Junun), se détachent une série de jeunes court-métragistes [cf.Le cinéma tunisien à la lumière du printemps arabe] , c’est déjà dans les longs métrages qu’une nouvelle génération s’affirme en Egypte. Retour à plusieurs mains sur ces films qui s’éloignent des chemins commerciaux pour être en phase avec ce qui fait aujourd’hui vibrer tout un pays.

Le jury longs métrages de Carthage ne s’y était pas trompé, il a donné son Tanit d’or à Microphone d’Ahmad Abdalla « pour son audace, sa jeunesse, l’efficacité de sa musique, la richesse de ses personnages dans une société qui refuse de leur octroyer la place qu’ils revendiquent ». C’est la première fois qu’un public arabe voyait le film et la reconnaissance tunisienne le soutient pour aborder son public. Comme tout film égyptien, il est très parlé, mais c’est un langage osé, celui de jeunes qui s’ennuient dans une société qui contrecarre systématiquement toutes leurs initiatives. « Tu es parti : tu as plusieurs mondes mais nous n’avons que celui-ci », lâche l’un d’entre eux à Khaled qui revient au pays après des années passées aux Etats-Unis. Avec le cinéaste Yousry Nasrallah comme professeur, un groupe d’étudiants d’Alexandrie tourne un documentaire sur le hip-hop et le rock, occasion de donner la parole aux jeunes et de faire écho au regard de Khaled (interprété par Khaled Abol Naga, acteur adulé des jeunes aussi bien en Egypte qu’en Tunisie) qui découvre combien leur contre-culture est une résistance. Ceux-ci tentent d’organiser un concert alternatif, mais leurs soutiens se retirant, se replient sur un café en pleine rue. Entre mosquée et police, le concert est mal barré, et c’est sur cette frustration que se concentre le film, qui épouse le rythme des jeunes qu’il laisse improviser et dont il adopte le point de vue. Entre les graffitis et la musique underground, c’est toute une marginalité qui se fait jour après un générique endiablé sur la poursuite d’un gars qui a volé une cartouche de cigarettes. Abdalla (né en 1978) multiplie les accélérés et les ellipses, entremêlant les scènes en un montage saccadé, au risque de verser dans le systématisme du clip dans sa volonté de faire un cinéma délibérément urbain. Les lumières naturelles et des focales en caméra portée proches du regard humain restaurent cependant l’ancrage dans un réel qu’Abdalla connaît bien pour l’avoir fréquenté longtemps, tandis que les musiques sont celles produites ces dernières années par les musiciens qui apparaissent dans le film. Avec une petite équipe (huit personnes) et un tout petit budget, le film est tourné avec une Canon D7, un appareil photo qui tourne aussi des vidéos et permet donc une grande discrétion dans les rues pour en capter la vie quotidienne.
Il rend ainsi compte de la réalité de jeunes très actifs, annonciateurs de la puissance subversive de la révolution égyptienne. La frustration de cette génération perdue et laminée par le chômage est emblématique de celle des classes populaires concentrées dans des banlieues aussi surpeuplées que déshéritées, gonflées par l’exode rural. C’est cette jeunesse sans espoir, déjà réprimée lors de l’irruption du mouvement Kefaya (« ça suffit ») en 2005, qui s’insurge aujourd’hui, dont l’avenir social est verrouillé comme l’a montré la longue grève des ouvriers du textile de Mahalla en avril 2008 et qui ne pouvait exister politiquement comme l’ont rappelé le truquage des élections de novembre-décembre 2010.

Que Yousry Nasrallah apparaisse aussi ouvertement dans le film en tant que figure tutélaire n’est pas un hasard : il y a à Alexandrie comme au Caire un groupe d’indépendants solidaires qui rénovent le cinéma égyptien, dans la foulée de la tolérance et de la multiculturalité défendue par Chahine, lui-même né à Alexandrie, élevé dans la foi chrétienne et louant le cosmopolitisme de la ville [cf. Youssef Chahine, une vie contre l’intolérance] . Le site web de Microphone comporte des invitations à des concerts de solidarité contre le terrorisme à la suite du massacre au Nouvel An des fidèles rassemblés dans une église d’Alexandrie. On retrouve la nostalgie de Chahine pour une Egypte où se croisaient trois grandes religions et une multitude de nationalités dans le premier film d’Ahmad Abdalla, également présenté à Carthage, Héliopolis, qui adopte lui aussi la forme du docu-fiction. Dans ce quartier du Caire, se croisent des personnages vaquant à leurs occupations sous le regard cette fois encore de Khaled Abol Naga (l’alter ego d’Abdalla) qui fait une étude sur les minorités en Egypte et filme les gens qu’il rencontre aussi bien que l’architecture cosmopolite d’un quartier qui ne l’est plus. A la fois nostalgie d’une culture qui se perd et amère évocation d’une société piégée dans l’immobilité, cette mosaïque de personnages se rejoint dans ses échecs, dans la frustration de ne pouvoir résoudre ses problèmes et réaliser ses rêves, mais elle ne se rencontre pas et, de ce fait, ne constitue pas un peuple. Le rythme de ce puzzle est doux mais les angles originaux, jusqu’à cette longue fin qui témoigne de la difficulté à dire ce que l’on pense dans l’Egypte de Moubarak.
Cette constellation humaine faite d’une multitude de détails autour de quelques personnages sans histoire pourrait caractériser une nouvelle forme de cinéma qui rend compte de l’écoulement du temps dans une société bloquée, de la solitude et de la difficulté des relations, et des cercles vicieux auxquels sont confrontés ceux qui voudraient bouger. « On change sans que rien ne change », entend-on vers la fin du film, avant cet amer constat : « Tout ira bien ! »

Même constellation et mêmes constatations dans le deuxième long métrage d’Ibrahim El Batout que les JCC avaient présenté en 2008, et dont Abdalla était le monteur, Eye of the Sun (Ein Shams), nom d’une banlieue déshéritée du Caire, ancienne capitale de l’Egypte pharaonique à l’abandon. A travers les yeux de la jeune Shams, onze ans, c’est à la fois la tristesse et la magie de la vie égyptienne qu’El Batout documente, mêlant avec une réelle poésie réalité sociale et manœuvres politiques. Dans ce jeu de va-et-vient qui mêle la guerre d’Irak aux soubresauts du quartier, le taxi de Ramadan devient le lieu du monde et la leucémie de sa fille Shams un dramatique écho. Fiction et documentaire se nourrissent mutuellement. L’humour vient aussi bien des mises en perspective que des anachronismes. Les changements de registre nourrissent une vision plurielle du quotidien mais lorsque Ramadan prend la parole dans un meeting politique local, c’est pour rappeler que les problèmes du quartier, du cancer des enfants à la pollution, sont les problèmes du monde. De cet enchevêtrement des séquences élargissant sans cesse le propos sourd une poésie ouvrant à l’émotion. En détournant les codes du cinéma égyptien, Ibrahim El Batout livre une critique toujours acerbe mais jamais extérieure, jamais frontale. Sa méditation sur l’état du monde en dégage l’insensé sans jamais le mépriser. Ancrant son film dans le quotidien, il s’en déclare partie prenante.
30 000 $ de budget, une paille. « On savait qu’on n’avait rien, déclarait Batout : pour faire un film qui nous soit proche, il fallait faire avec ce qui a de la valeur, la vie des gens ». Plutôt que de mettre des années à monter un financement, il a préféré travailler en numérique et dans l’urgence : « Chaque minute qui passe ne revient pas ! » Acteurs et techniciens ont renoncé à leur salaire, et Batout assume les imperfections : « Je suis prêt à faire des films éventuellement faibles techniquement pour qu’ils existent ». Cette urgence, Batout la puise dans son expérience de cameraman reporter de guerre. « Les héros ne racontent jamais leur histoire, ce sont d’autres qui la font », disait-il en indiquant que c’est devenu pour lui une raison de vivre. « La famille de Ramadan gagne au maximum 300 $ par mois : je dois avoir l’intelligence d’être modeste et n’ai pas besoin de dolby ou de grue pour la montrer ! ». Fait en dehors du système et donc sans autorisation de tourner dans les rues, d’abord présenté au Caire en ouverture du Festival du film indépendant (qui se tient en marge du Festival international du Film et en constitue un off contesté puisqu’interdit en 2007), le film a remporté dans les festivals un succès qui a fait changer la censure d’opinion et lui a permis de sortir dans les salles égyptiennes.

Peut-on rattacher Giran, documentaire présenté en compétition officielle aux JCC de 2010, à ce mouvement rénovateur ? Il a quelque chose de suranné mais cette poussière a des allures de mise en garde. Il prend lui aussi pour sujet un quartier cosmopolite mais où l’on sent que les choses ne pouvaient en rester là. La réalisatrice Tahani Rached ne donne cependant pas dans l’allégorie lourdaude. Garden City, petit quartier résidentiel du Caire jouxtant le centre-ville et qui fut lieu de pouvoir puisque siège des puissances internationales, y est découpé au scalpel, tout un microcosme étudié, pour mieux cerner les enjeux politiques, humains et ludiques de l’Egypte. Le montage serré permet de tisser une forme de conte qui indique subtilement la fin d’une époque. Car Giran (« voisins ») mêle savamment la tâche indélébile du pouvoir oppresseur et la grandiloquence des discours libres. La parole se fait élément de mise en scène pour alléger le poids des souffrances. Ces voisins de classes sociales différentes portent une histoire, une joie, des larmes amères. Convoquant habilement le passé, Tahani Rached rend à Cléopâtre ce que César avait pu lui retirer : sa fierté !
De l’ambassadeur du Royaume-Uni en Egypte au vendeur de fruits en passant par l’écrivain torturé sous la période Nasser et le garçon de garage, revoilà le flux de cette constellation humaine qui balance entre passéisme pour certains et colères revendicatrices pour la majorité. Un traitement plutôt académique limite le résultat mais n’entache pas sa cohérence. En une centaine de minutes, c’est un constat des plus alarmants que trace Rached, qui nous conduit à une vérité dérangeante mais ô combien actuelle : le Nil est en train de déborder !

Le nouveau film d’Ibrahim El Batout, Hawi, vu aux festivals de Doha et Rotterdam, s’inscrit dans la même veine que son précédent : petit budget, des images proches du documentaire, un souffle réaliste et le souci d’une jeunesse qui étouffe et se bat au quotidien pour se tailler un espace où respirer. Désormais reconnu comme l’une des figures incontournables du jeune cinéma égyptien, El Batout a pu engranger quelques aides internationales à la production (Hubert Bals Fund – Pays-Bas, Aljazeera – Qatar), mais il est loin d’atteindre le budget moyen d’une production ordinaire, même en Egypte. Il travaille en caméra légère et portée, avec une toute petite équipe, et joue son propre rôle quand il n’est pas cameraman. Ses acteurs sont non professionnels ou bénévoles, et il tourne sans décors en lumière naturelle. Le réalisme se retrouve aussi dans la longueur des plans : El Batout laisse la caméra tourner jusqu’à ce que la coupe soit nécessaire et ne revient pas trop dessus au montage.
Le film joue sur deux niveaux liés à la génération des personnages. Brahim, la quarantaine passée, revient en Egypte après des années d’exil en France. Youssef est libéré de prison avec pour mission de récupérer des documents confidentiels qui semblent particulièrement intéresser les services secrets. Les deux hommes faisaient partie d’un groupe de militants et avaient été arrêtés et emprisonnés dans le passé. La deuxième génération est celle de leurs enfants : deux filles, la vingtaine, confrontées à la vie sans leurs parents. Un père en exil, l’autre en prison, tous deux divorcés : c’est une sorte d’orphelinat, métaphore de cette Egypte qui n’assume pas une progéniture laissée pour compte.
Lorsque ces deux générations se retrouvent, c’est en un carrefour symbolique de l’impasse sociale. Le passé pèse de tout son poids sur la génération des pères qui sont mis face à leur responsabilité. Brahim revient voir sa fille, qu’il avait laissée sans nouvelles pendant une vingtaine d’années. Youssef accepte l’accord avec la police pour lui aussi revoir sa fille et s’assurer de son avenir. La génération du militantisme politique et d’une confrontation directe mais non aboutie avec le régime policier se confronte aux jeunes perdus qui se cherchent une voie et se tournent vers l’art pour respirer.

El Batout ne prêche pas l’activisme politique pour sortir la société de son impasse. C’est dans l’art que ses personnages se réfugient : chant, musique, images… Mais même là, comme dans Microphone, le système les rattrape et les oblige à se réfugier de plus en plus dans la marge. Tous se retrouvent autour d’Insanya, une enseignante de piano dont le prénom signifie « humanité ». C’est elle qui, comme la patrie Egypte, veille sur tous. Elle est désignée comme gardienne des secrets du passé et des espérances de survie.
D’inspiration réaliste, El Batout se fait proche des personnages, sans dialogues sophistiqués, sans grand maquillage ou stylisation des décors. Tout est mis au service de la peinture d’une réalité rugueuse, presqu’invivable, où les êtres respirent mal. On sent le poids de la limitation des espaces de liberté (les jeunes musiciens ont du mal à se faire produire malgré leur talent), des moyens de survie (la précarité de la vie est palpable : Youssef dort à même le sol et Jaafar dans la même pièce que son cheval agonisant qui était son gagne-pain). Mais on sent aussi l’insécurité généralisée : Brahim doit changer d’hôtel fréquemment, Youssef est surveillé par la police mais aussi par un groupe de criminels. Bref, le film étant rattrapé par l’actualité égyptienne, il confirme ce que les événements ont montré au monde entier durant les semaines de révolte.
On retrouvait déjà cette atmosphère chez Ahmed Rashwan en 2007. Il mettait en scène dans Basra un groupe de jeunes confrontés aux mêmes soucis : difficultés économiques, manque de liberté, même pour le moindre plaisir… Les deux personnages principaux, un couple de photographes, manquent d’inspiration et ont du mal à vivre de leur art. Un autre couple, des jeunes mariés, est pris au piège par la crise du tourisme liée à la guerre du Golf. Ils perdent leurs emplois au moment où ils pensaient pouvoir vivre ensemble. Un jeune cinéaste est obligé de renoncer à son art pour se mettre au service de l’industrie de la publicité, ce qui finira par le détruire.

El Batout, Abdalla, Rashwan sont emblématiques de ce jeune cinéma égyptien qui impose une sensibilité face au système de production industriel centré sur l’entertainment. Ils viennent tous du documentaire, voire même de la critique comme Rashwan. Ils tournent autour de la quarantaine, en sont à leurs premiers longs métrages et cherchent à promouvoir une nouvelle génération : El Batout apparaît dans Microphone aux côtés de Yousry Nasrallah. El Batout et Rashwan encadrent des étudiants issus des écoles de cinéma dans leurs premiers courts-métrages.
En dehors des circuits organisés de la production cinématographique, cette génération cherche sa voie avec ses propres moyens, très limités. Ce manque de moyens influence grandement leur façon de faire du cinéma. La colère, le poids de la frustration et la forte volonté d’arracher la parole nourrissent leur ancrage dans la réalité d’une société qui ne demandait qu’à exploser. Les images que les medias transmettent de cette société en éruption ne sont que les laves d’un volcan que ces cinéastes avaient déjà dans l’œil de leur caméra ; leurs films font écho à son grondement. S’ils constatent l’impasse de leur société, c’est pour chercher les voies qu’elle se donne, et notamment les jeunes, pour faire peuple malgré la répression, dans la richesse d’une diversité historique bien souvent niée par le pouvoir. « Les créateurs sont porteurs de la modernité, disait feu le producteur tunisien Ahmed Bahaeddine Attia : ils sont l’avant-garde d’un peuple. Et ils sont la fierté de ce peuple. Leurs créations sont une façon de lutter contre l’obscurantisme du rejet sans nuance de l’Occident. Ils résolvent le problème identitaire autrement que les intégristes en proposant des lectures personnelles. »

///Article N° : 9941

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Les images de l'article
Hawi, d'Ibrahim El Batout
Basra, d'Ahmed Rashwan
Heliopolis, d'Ahmad Abdalla
Heliopolis, d'Ahmad Abdalla
Ahmad Abdalla reçoit le tanit d'or pour Microphone aux JCC 2010 © Olivier Barlet
Ein Shams, d'Ibrahim El Batout
Basra, d'Ahmed Rashwan
Ein Shams, d'Ibrahim El Batout
Microphone, d'Ahmad Abdalla
Tanit d'or aux JCC 2010 pour Microphone. A côté d'Ahmed Abdalla, l'acteur Khaled Abol Naga. © Olivier Barlet
Microphone, d'Ahmad Abdalla





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