Les cinémas d’Afrique n’ont jamais cessé de tenter de se réapproprier le corps que la modernité nous dénie.
Critique de cinéma et passionné, je dois voir près de deux à trois cent films par an. Les perles sont rares : ce n’est pas souvent que s’impose cette émotion qui prend les tripes et fait adhérer entièrement à ce qui se passe sur l’écran. Plus souvent que d’autres, la cinématographie africaine m’a offert ce plaisir, ce qui m’a engagé à l’approfondir. Le pourquoi en est complexe et je crois que je ne cesserai jamais de m’interroger.
Au cinéma comme dans la danse, le théâtre ou la peinture, le corps est vecteur de l’émotion. Sans doute est-ce ainsi par son rapport au corps que cette cinématographie se détache pour moi, réponse intime à un questionnement profond sur la valeur de ma propre civilisation à répondre aux enjeux de la modernité.
Je m’explique. Cette fin de siècle a été marquée par le triomphe de l’image télévisuelle qui est dominée par la désincarnation : les téléfilms (pas tous : il y a en a de très bons) dématérialisent le corps au profit du récit – on met en scène des personnages si entièrement dévoués à dire un texte que la symbolique de l’image elle-même n’est plus utile pour soutenir le message : si métaphores il y a, elles passent en général par le langage parlé. Rentabilité oblige, on n’a ni le temps ni la volonté de travailler une image dont la petite taille implique de toute façon de diriger l’attention sur l’objet et de perdre toute profondeur de champ.
De même, au niveau des médias et de la publicité, c’est le règne du corps au superlatif : les top-models sont vénérés à l’extrême. A l’ère du body-building, ils n’ont plus comme concurrents que les sportifs et les stars de cinéma dans le hit-parade de la représentation. Mannequins omniprésents, leur corps présenté comme parfait ne semble plus exister qu’à l’extérieur, tandis qu’ils perdent toute intériorité.
Ce culte a un effet d’apaisement, réponse à une recherche de sécurité face aux peurs générées par l’épidémie du sida, la montée de la violence ou la perte de repères liée à la remise en cause des rapports entre sexes. Ces figures parfaites et parfaitement sexuées seront idéalisées pour ne pas devoir se poser la question corporelle par excellence : celle de la mort et du temps.
Ainsi donc, des films d’Afrique m’émeuvent car ils réinversent le rapport et reposent crûment la question du corps. Non en le montrant tout nu mais en le liant au monde. Car leur originalité est de respecter l’homme et d’ouvrir à la compréhension de sa place dans l’univers. Souleymane Cissé y parvient » très bien « , comme l’écrivait Serge Daney à propos de Yeelen, » en opérant non une esthétisation du monde mais une inscription immédiate des corps dans leur environnement. Si bien que le passage du « naturel » au « surnaturel » se fait sans roulement de tambours, qu’un regard suffit à transpercer le rival ou à posséder la femme, que la beauté des acteurs a l’élégance de ce qui se suffit à soi-même. »
Ni pittoresque, ni exotisme ! L’exotisme demande des cartes postales : ces décors où pourront se projeter nos désirs et nos fantasmes, ceux du barbare, du sauvage, du primitif. Au contraire, la simplicité et la clarté d’images qui n’ont pour autre but que de servir le propos laissent aux personnages le naturel et la grâce de leur présence au monde, maîtres qu’ils sont de la signification de leurs gestes et du rythme de leur être. Cissé s’en explique d’ailleurs lui-même dans son entretien avec Rithy Pahn (dans l’émission Cinéastes de notre temps) : » Les Bambaras appellent damu l’impression positive que l’on retire de la vue d’un être ou d’une chose et qui demeure longtemps dans le coeur et l’esprit. Damu, c’est peut-être ça la grâce. Quand tu vois l’être humain vivre, tu observes tout ce qu’il est, tout ce qui l’entoure. Quand tu sais le comprendre, tu dois le montrer avec damu. » Sans doute est-ce cette sensibilité du réel, cette complicité pour les hommes, les bêtes et les choses qui donne aux films de Cissé leur force d’évidence morale.
1) Espace-miroir.
Dès les indépendances, les films d’Afrique avaient inversé le rapport : il s’agissait de décoloniser le regard, la pensée. Les films se faisaient miroir d’un peuple autant que miroir d’un espace à reconquérir. Il s’agissait de dire : c’est moi, c’est chez moi. Leur sujet était la vie quotidienne (Safi Faye), les perversités du mimétisme des élites (Ousmane Sembène), la recherche de soi dans la confrontation des valeurs traditionnelles à la modernité importée. Il ne s’agissait pas de » jouer » le réel mais de le représenter : les corps se dégageaient de la figuration narrative pour privilégier l’inscription dans le quotidien, la représentation de l’espace social.
Aujourd’hui encore, les cinéastes africains font davantage le choix que d’autres du plan moyen pour filmer les rencontres ou l’évolution d’un personnage dans un décor : montrer un personnage en pied permet de l’inscrire dans un corps plus large qu’est l’espace public et la communauté. De même, le refus du découpage formel répond au souci de coller à un environnement. On préférera capter une conversation en un seul plan cadrant les deux interlocuteurs en intégrant un élément du décor que de faire alterner leurs visages en une série de champ/contre-champ. Mais c’est aussi choix culturel : il correspond à une autre conception du temps dans le souci de saisir et respecter l’intérieur de l’homme. Le cinéaste tunisien Ferid Boughedir l’exprimait dans le n°13 d’Africultures : » Quand Gaston Kaboré filme Wend Kuuni et que, par rapport aux règles de montage classique, il reste sur le gros plan du garçon plus longtemps que prévu, à ce moment-là, brusquement, quelque chose de magique arrive : c’était une grande leçon pour moi ! Lui avait la perception qu’il fallait couper plus tard, et ces quelques secondes » de trop » font jaillir une émotion que je n’avais pas vu ailleurs. »
Cette façon d’aller à l’essentiel casse l’antinomie entre la vision globale d’une scène et l’attention dirigée sur un élément. Elle restaure, non sans risques, une certaine spontanéité, souvent renforcée par l’appel voulu à des acteurs non-professionnels et par une bonne dose d’improvisation. Le geste prend le dessus sur le dialogue et c’est moins la caméra qui bouge en de savants travellings que l’organisation du cadre qui génère le mouvement.
2) Oralité.
Les liens avec la tradition orale sont évidents : en privilégiant répétitions, flottement du récit, élan participatif, les films se dégagent d’une construction scénarique trop figée et libèrent les corps. Certains des premiers films africains, et non des moindres (Cissé par exemple), ce sont fait sur la base de scénarios assez flous pour laisser une grande liberté sur le tournage. La latitude laissée par le principal financeur, le ministère de la Coopération, était plus grande à cette époque plus expérimentale et moins concurrentielle.
3) Gestes et silences.
Dans une culture du non-dit, le corps n’est que plus signifiant : geste, regard, silence gagnent en force évocatrice. Comment oublier le regard silencieux des femmes touareg de Waati dont seules les mains bougent pour chasser les mouches ? Les échanges de salutations rituelles prennent leur importance : choix des formules, ton de la voix, position du corps et regards exprimeront ce que l’échange ne dit pas. Chez les jeunes cinéastes, on retrouve cette capacité à exprimer sans dialogues l’intensité du corps. Dans Temedy, un film sur le sida, le Guinéen Gahité Fofana sait cadrer Mouna pour la laisser » parler » de sa maladie avec son visage, ses gestes, ses attitudes…
La nécessité historique (après la colonisation) d’une réappropriation de soi n’est en rien caduque aujourd’hui. Face au racisme, aux projections exotisantes et à la perpétuation de l’imaginaire colonial dans l’image du Noir, l’inversion du regard de l’Autre est plus que jamais un combat. Fanon l’avait décrit : ce masque blanc sur la peau noire, ce racisme qui dépersonnalise en enlevant toute reconnaissance se résume à un regard sur la peau, au sens ou le racisme est finalement le déni du désir que ressent le Blanc pour le Noir (cf le film d’Isaac Julien sur Fanon, Africultures n°13). Maîtriser son corps reviendra à en saisir les conflits, c’est-à-dire à pouvoir dire » je « . L’histoire des films d’Afrique est aussi celle de la lente appropriation d’un discours individuel où le corps se fait de plus en plus parlant après avoir été parlé.
1) Corps souffrant/corps résistant.
Cela commence par le corps souffrant : la torture du militant dans Sambizanga de Sarah Maldoror, le corps esclave, le corps brisé, comme, chez Med Hondo, ces Maliens renvoyés en charter dans Lumière noire ou les immigrés massacrés dans Watani. C’est aussi le corps excisé dans Finzan de Cheick Oumar Sissoko ou le corps prostré des femmes sous le joug des traditions obsolètes. Mais bien sûr, ce corps se fait protestataire et lutte au nom des valeurs reçues de son origine : les mythes ancestraux. Il rejette, il refuse, il crie. Dans Finye (Souleymane Cissé), lorsque le vieux forgeron Kansayé implore l’aide et la protection des ancêtres pour sortir son petit-fils Bâ de prison, le message qui lui parvient le renvoie à la réalité présente : » Agis suivant ta propre intuition et ta propre initiative. » Il se joindra aux étudiants qui refusent l’ordre établi et manifestent contre le pouvoir en place.
Mais ce cri saura aussi redevenir silence pour magnifier le corps manifestant : les ouvriers de l’usine qui, dans Baara du même Cissé, portent en cortège le corps du cadre qui les défendait ont tous le torse nu – ils font corps ensemble pour continuer la lutte.
2) Corps dansant.
De même, on ne danse pas dans les films parce qu’on a » le rythme dans la peau « , vieux poncif exotique, mais pour revendiquer une dignité. Le corps dansant est comme le corps riant l’affirmation d’une indocilité (pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe), d’une différence, d’une indiscipline éminemment subversive : » Ma danse et mon rire, dynamite délirante, t’éclateront comme des bombes » écrivait Léopold Sédar Senghor.
Là encore, les femmes sont loin d’être en reste. Celles de Visages de femmes de Désiré Ecaré dansent joyeusement en chantant la morale de l’histoire :
» Que mérite un homme qui n’a pas confiance ?
Il ne mérite qu’une chose.
Quoi donc ?
D’être trompé.
Oui, d’être trompé ! »
3) Corps sensuel.
Visages de femmes avait été interdit en Côte d’Ivoire pour sa longue scène d’amour dans un marigot. Pourtant, l’accouplement adultère de Kouassi et Affoue répondait cinématographiquement par la jouissance de la transgression à la suffisance d’un mari tyrannique et borné. Non pas l’oeil d’un voyeur, comme s’en défendait lui-même le cinéaste, mais » un regard contemplateur « , porteur d’émotion et de rêve…
Aujourd’hui, des films osent prendre la peau nue comme espace textuel, laissant glisser la caméra au plus près des formes comme dans Dakan (Mohamed Camara) ou Bye bye Africa (Mahamat Saleh Haroun). Cissé l’avait fait dans la scène de la douche de Finye. L’acte sexuel reste tabou. Pourtant, de courtes scènes d’amour font leur apparition comme dans Le Cri du Cur (Idrissa Oueadraogo) ou Mossane (Safi Faye). Elles font encore couler de l’encre en Afrique mais ne choquent plus autant, la mondialisation des images repoussant peu à peu les limites. Au-delà de ce qui est montré ou pas, c’est le naturel de l’acte et la mise en scène du désir qui sont en cause. A la projection exotique et réductrice sur le corps noir – ce pseudo-hédonisme africain qui en l’idéalisant le dématérialise – mais aussi au joug de la coutume sur les corps, s’opposent de façon revendicative et subversive la représentation naturelle de la sensualité et l’inscription du désir dans la quotidienneté.
3) Corps profond.
Car au fond, n’est-ce pas le cinéma qui est lui-même transgression dans une société où, comme le disait la cinéaste togolaise Anne-Laure Folly, » tout dévoilement de la chose est un viol de la chose » ? Sa puissance subversive est moins de montrer ce qui ne se montre pas que d’évoquer subtilement cette force souterraine, ce corps profond du cinéma qu’est l’affirmation du sujet, l’individuation, la représentation du désir.
Pour explorer sans concession leur corps conflictuel dans la modernité, de jeunes cinéastes de la diaspora prennent le risque d’exposer leurs incertitudes et leur recherche intime en mettant en scène leur désir et ses contradictions. La valse hésitante de Malou qui vient passer un week end chez Bwési et les efforts maladroits de ce dernier pour la posséder dans La Fumée dans les yeux (François Woukoache) témoignent de la liberté de ton de cette démarche de responsabilisation. Le cinéaste joue son propre rôle et se regarde en face, comme dans Bye bye Africa (cf critique dans ce numéro). Il est dès lors cinéaste et tout simplement homme avant d’être africain, sans aucunement renier son origine et sa culture : il partage la nécessité de se réapproprier son corps avec tout humain confronté à l’appauvrissement que représentent les modèles modernes de désincarnation.
Ainsi donc, sans doute est-ce de là que vient mon émotion : puisant dans leur culture force de résistance et subversion, les cinémas d’Afrique n’ont jamais cessé de tenter d’inverser le rapport dominant au corps, de regagner ce corps profond d’une présence au monde, d’une inscription dans le temps et en définitive d’une conscience de la mort qui redonne sens à la vie.
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