Le journalisme avec peine au Cameroun

Entretien de Vincent Tridon avec Norbert N. Ouendji

Bordeaux, jeudi 10 août 2006
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Après avoir travaillé avec Le Messager au Cameroun et plusieurs agences internationales d’information en sortant de l’IUT, Norbert N. Ouendji est revenu à Bordeaux pour reprendre ses études. Il a publié un livre sur les difficultés d’exercer le métier dans son pays.

En sortant de l’IUT, pourquoi avoir choisi de poursuivre vos études ?
Après la formation que j’ai suivie à l’IUT de journalisme de Bordeaux grâce à une bourse de la Fondation Reuters basée à Londres, je suis rentré au Cameroun. J’ai continué à collaborer au Messager [1], tout en travaillant, comme par le passé, pour diverses agences internationales d’information comme PANAPRESS (2). De même, lors d’un voyage à Addis-Abeba (Ethiopie) en mars 2002 à l’occasion du troisième Forum pour le développement de l’Afrique (FDA III) de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), j’ai rencontré le rédacteur en chef de l’agence IRIN (3) qui m’a proposé une collaboration. C’était en quelque sorte les retrouvailles, puisque auparavant, nous avions travaillé ensemble pendant longtemps pour l’agence IPS, Inter Press service (4).
Autrement dit, après la sortie de l’IUT, je n’ai pas enchaîné directement avec les études que je mène actuellement. Je suis revenu à Bordeaux un an après pour un troisième cycle. Le DEA obtenu en 2003 m’a ouvert les portes de la thèse. J’avais travaillé sur les journalistes africains réfugiés en France. A présent, mes recherches portent sur les usages et les défis du téléphone portable dans le monde des médias. Le Cameroun est mon principal terrain d’enquête, mais je fais des parallèles avec d’autres pays africains et m’inspire également des expériences dans les rédactions françaises comme Sud Ouest, quotidien avec lequel j’ai le plaisir de collaborer depuis 2004. Je travaille sous la direction de Madame la professeure Annie Lenoble-Bart, qui est directrice du Centre d’études des médias, de l’information et de la communication (CEMIC) de l’université de Bordeaux 3.
Il s’agit non seulement de renforcer mes capacités et de mieux comprendre notre métier, mais aussi d’être disposé à partager le peu de connaissances acquises avec ceux qui aspirent à cette profession. Tout en ayant pour activité le journalisme, il s’agit en fait d’avoir une expertise pouvant me permettre de contribuer au développement des entreprises de presse et à la formation des journalistes. Sur ce dernier point, je voudrais renouveler ma reconnaissance au directeur de l’Institut des Sciences de l’Information et de la Communication (ISIC) de Bordeaux 3, qui m’a donné l’occasion d’y intervenir en 2004-2005 comme chargé d’enseignement vacataire. A partir du modèle de Sud Ouest, j’ai produit des rapports visant à moderniser le fonctionnement du Messager. J’ai monté des projets de recyclage des journalistes dans certains pays africains qui ont été favorablement accueilli par plusieurs institutions. Au-delà de ces aspects, je souhaite m’investir dans les publications. J’espère que mon appartenance à certains programmes de recherches de la MSHA (Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, NDLR) et le soutien permanent de ma famille bordelaise et africaine me motiveront davantage.
Vous avez désormais une première publication à votre actif : Médias et pouvoir politique au Cameroun.
Le livre est construit autour de l’emprisonnement, en 1997, de Pius N. Njawé, fondateur et directeur de publication du journal Le Messager. Il avait évoqué, dans un article, un probable malaise cardiaque du président Biya au cours d’une finale de la coupe du Cameroun de football. Pour le pouvoir, il s’agissait d’un crime. C’est ainsi que Pius N. Njawé a été poursuivi pour propagation de fausses nouvelles et condamné à deux ans ferme à l’issue d’un procès jugé fantaisiste par plusieurs observateurs. La peine a été réduite à un an par la cour d’appel du Littoral (Douala). Mais sans en avoir fait la demande, Pius N. Njawé avait finalement bénéficié d’une grâce présidentielle, alors qu’il avait déjà affronté 10 mois de détention. La pression que subissait le régime de Yaoundé était tellement forte que le chef de l’Etat était obligé de prendre une telle décision, d’autant plus qu’il allait se rendre à un sommet des chefs d’Etat en France.
L’affaire avait donc fait beaucoup de bruits. Elle méritait, à mon avis, d’être consignée dans un ouvrage afin d’éviter l’effacement de l’histoire. Des recherches supplémentaires m’ont permis de l’enrichir et de le compléter abondamment. Au-delà des propos sur les misères de la presse camerounaise, je m’appesantis sur les relations entre les journalistes et les gouvernants, principalement sur la manière dont les premiers traitent les informations en rapport avec l’état de santé des seconds. J’observe que chez nous, l’instrumentalisation politique de la justice ne permet pas toujours aux juges de travailler en toute sérénité et de rendre des décisions acceptables. La décriminalisation des délits de presse est une solution idéale, à condition évidemment que cela n’ouvre pas la voie aux abus éditoriaux. Norbert Zongo, journaliste burkinabé assassiné en décembre 1998, disait que dans son pays, on peut aller en prison pour une simple virgule mal placée dans un texte. Cela est valable au Cameroun. Le droit à l’erreur, reconnu par le droit de la presse dans les pays civilisés, n’existe pas ici.
Dans votre livre, le journaliste semble d’abord seul, sans la présence d’organisme réel pour le soutenir.
Il y a une foultitude d’associations et quelques jeunes syndicats. Mais ces regroupements répondent-ils aux préoccupations des journalistes ou alors servent-ils les intérêts des dirigeants ? Je fais référence à certaines études pour montrer que la deuxième hypothèse est dominante, même s’il y en a qui sortent du lot. On observe même que certaines structures sont créées pour faire concurrence à d’autres, et non pour évoluer dans un esprit de partenariat utile au développement et à l’épanouissement de tous. L’un des problèmes de la presse africaine en général, et camerounaise en particulier, c’est la désorganisation.
Il faut bien qu’un jour, on arrête avec la politique du chacun pour soi, pour regarder dans la même direction. La situation actuelle ne profite qu’au régime, qui s’en sert pour diviser davantage les journalistes et prendre des mesures liberticides contre la presse. Mais quelques fois, les arrestations de journalistes sont suivies de mobilisation, même si celle-ci est généralement timide et parfois sélective. Cela est dû à la configuration de la presse camerounaise ou, plus précisément, au flou qui entoure l’identité des acteurs du secteur. Les frontières d’accès à la profession si sont poreuses que le mécanicien ou le vendeur à la sauvette du coin peut devenir journaliste. Le manque de rigueur et de crédibilité de la Commission de la carte de presse ne facilite pas les choses. Il y a beaucoup de journalistes imaginaires ou fantômes, qui sillonnent les salons d’hôtels et autres lieux de conférences pour racketter les organisateurs d’événements, alors qu’ils n’y sont pas conviés. Si vous allez à Yaoundé et qu’on vous parle de « journaliste du Hilton », pensez immédiatement à cette espèce dont l’équivalent à Douala est « journaliste de la rue Mermoz ».
La question qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si ceux qui déshonorent ainsi le métier de journaliste méritent la solidarité de ceux qui se considèrent comme « vrais journalistes ». Dans la partie de mon livre consacrée à ce sujet, je rappelle que c’est dans ce contexte que l’Union des journalistes libres du Cameroun (UJLC) est née en 2001. Il s’agissait pour ses fondateurs de remettre en cause ce que l’un de ses dirigeants a appelé « le monopole sclérosant » de l’Union des journalistes du Cameroun (UJC) créée en 1996 et accusée d’être au seul service des journalistes appartenant aux médias bien implantés et connus.
Cela dit, il ne faut pas oublier le rôle important des organisations internationales de défense de la liberté d’expression et des droits de l’homme, qui interviennent chaque fois qu’un journaliste est victime d’abus ou lorsque celui-ci a outrepassé ses droits. Reporters sans frontières (5) est sans doute la plus connue et la plus redoutée. Ces derniers temps, quelques personnalités soupçonnées par certains journaux de pratiques homosexuelles ou de détournements, ont dû la saisir pour expliquer pourquoi elles ont décidé de mener des actions en justice contre les journalistes concernés. Une façon pour les ministres désignés, de prendre Reporters sans frontières à témoin par rapport à ce qu’ils considèrent comme les dérives d’un « journalisme de caniveau » ou de « la presse poubelle ».
Le grand problème reste le manque de liberté d’expression, qui est le point de départ de toute l’histoire.
Officiellement, au Cameroun, la censure a été supprimée en janvier 1996, par un amendement à la loi de décembre 1990 sur la liberté de communication sociale. Jusqu’alors, le journal devait passer par les services dépendant du ministère de l’Administration territoriale (Intérieur), qui lisaient les articles, les corrigeaient et en faisaient ce qu’ils voulaient. Le contenu entier des journaux comme Challenge Hebdo, Galaxie, Le Messager, etc. était biffé, interdit à la lecture, sous prétexte d’atteinte aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. C’était une période de folie et de barbarie qui rappelait le règne de Louis XVIII dans les années 1800 en France.
Plusieurs organisations internationales, dont l’UNESCO, avaient contribué à y mettre un terme. Aujourd’hui, cette forme de censure a priori a donc disparu. Mais on a l’impression que les autorités l’ont fait pour se faire bonne conscience. Car, la censure a posteriori est bien vivante. La saisie du matériel de production du quotidien privé Mutations (6) par les gendarmes en avril 2003 en est une illustration parfaite. Ils avaient emporté le CD-rom contenant une édition comportant un dossier jugé embarrassant sur le couple présidentiel. L’opération avait eu lieu avec la complicité de la direction générale de la Société d’édition et de presse du Cameroun (SOPECAM), éditrice du quotidien gouvernemental Cameroon tribune (7).
Depuis lors, Mutations a changé d’imprimeur. En 1991, Le Messager avait déjà cessé de solliciter les services de la SOPECAM, pour éviter d’être victime du « comité de lecture » qu’y avait installé le ministre de la Communication pour censurer les journaux indociles. La répression risque d’être plus forte encore avec le projet de loi que le gouvernement s’obstine à faire voter par l’Assemblée nationale depuis mars 2006. Au-delà des contraintes fiscales qui rendent désormais difficile la création d’un journal, le ministre de la Communication prévoit dans ce texte de suspendre les directeurs de publication pour une période allant jusqu’à six mois en cas d’entorse à l’éthique et à la déontologie professionnelle. Déjà, il a le pouvoir de fermer une radio ou une télévision privée quand bon lui semble. Il faut préciser que depuis la signature du décret d’application de la loi libéralisant le secteur audiovisuel le 3 avril 2000, aucune chaîne privée émettant actuellement en FM n’a encore obtenu une licence. Freedom FM, la chaîne du « Groupe Le Messager », a quant à elle été interdite de lancer ses émissions en mai 2003, alors qu’elle avait investi 60 millions FCFA (8) pour mettre en place le dispositif technique, administratif et rédactionnel.
Je suis tenté de paraphraser l’universitaire camerounais Michel Tjade Eone en disant qu’on avance en même temps qu’on recule. On est dans une situation de liberté surveillée. Autrement dit, on peut écrire ce que l’on veut, mais il faut en subir les conséquences. La menace judiciaire et autres sanctions politico-administratives sont permanentes, alors que les journalistes camerounais évoluent dans un contexte défavorable où rien n’est véritablement entrepris par les pouvoirs publics pour faciliter leurs tâches. Et le fait qu’au Cameroun les commentaires et les opinions soient plus sacrés que les faits augmente les risques de châtiment, compte tenu de la nature autocratique du régime. Le caractère moribond et la fonctionnarisation du Conseil national de la communication ne lui permettent pas de remplir ses missions pédagogiques, tandis que le Conseil camerounais de médias, créé par l’UJC en mars 2004 pour assurer l’autorégulation et l’intermédiation en matière de presse, ne fait pas encore l’unanimité.
Y aurait-t-il la peur d’une déstabilisation du pays par les médias ?
Il serait excessif de croire à une telle perspective, même si au Cameroun on reconnaît l’existence d’un journalisme à gages animé par ceux que l’on considère comme des plumitifs. Les journaux les plus en vue, et auxquels les citoyens sont les plus exposés, font assez d’effort dans le traitement de l’information dans le respect de leur ligne éditoriale. Il faudrait aussi prendre en compte la résignation presque collective, notamment en ce qui concerne le combat pour l’alternance démocratique. Les scandales dénoncés par les journaux n’émeuvent pas grand monde, alors que, paradoxalement, il y a un réel besoin de changement. Dans tous les cas, le régime sait user de la division, de la corruption et de la répression pour étouffer toute velléité de déstabilisation. A travers le projet de loi dont j’ai parlé tantôt, il montre d’ailleurs, une fois de plus, qu’il veille grain.
Cela dit, je pense, comme bon nombre d’observateurs, qu’on devrait se méfier plus des étudiants, des vendeurs à la sauvette et autres conducteurs de moto-taxis que l’on appelle chez nous les « ben skineurs », que des journalistes. Ces couches sociales défavorisées constituent une véritable bombe sociale prête à exploser et à perturber le système en place chaque fois que leurs intérêts sont menacés. Elles n’hésitent pas à affronter les forces armées lancées à leurs trousses pour les torturer et les réduire au silence, voire les assassiner. Vous êtes sans doute au courant du drame qui s’est produit à l’université de Buéa (Sud Ouest anglophone du Cameroun, NDLR) en avril 2005. Les hommes en tenue, que l’on appelle au Cameroun « les forces du désordre », avaient tiré sur des étudiants qui manifestaient pacifiquement, faisant au moins deux morts… La presse rend régulièrement compte de ces bavures policières qui ternissent l’image du pays.
Justement, la presse a-t-elle les moyens de faire son travail ?
Ce n’est pas évident. Dans la plupart de cas, notamment dans le secteur privé, les moyens sont archaïques et des patrons se comportent comme des capitalistes qui prolétarisent les employés. Les budgets de fonctionnement sont ridicules au point que les frais de reportage font parfois défaut dans certaines rédactions. Il y en a qui accumulent des arriérés de frais d’impression et de facture de téléphone, de loyer, d’électricité, d’eau, etc. Les fins de mois sont élastiques. Il y a chez nous, des employeurs qui peuvent passer deux ou trois mois sans payer les journalistes, alors que leurs salaires sont généralement minables. On en trouve qui touchent moins de 100 000 FCFA. Beaucoup sont engagés sans contrat de travail. L’affiliation à la sécurité sociale n’est pas garantie.
L’absence d’une convention collective y est sans doute pour quelque chose. Les discussions ont été engagées à ce sujet depuis 2005, mais n’ont pas encore abouti. Les éditeurs exigent avant tout l’application par le gouvernement de « l’Accord de Florence » et son Protocole de Nairobi, adoptés par la Conférence générale de l’UNESCO respectivement en 1950 et en 1976. L’Accord de Florence, auquel le Cameroun a adhéré, vise à faciliter l’importation d’objets à caractère éducatif, scientifique ou culturel. Il s’agit précisément, en ce qui concerne les entreprises de presse, de mettre en route les mécanismes devant leur permettre de bénéficier des avantages fiscaux et douaniers sur les produits utiles à la fabrication des journaux.
Au-delà des questions liées à la précarité de la presse camerounaise, il y a le problème d’accès aux sources officielles d’information. En 1994, mon ami Valentin Siméon Zinga, aujourd’hui rédacteur en chef du quotidien La Nouvelle Expression (9) et moi avons été jetés en cellule par un officier de gendarmerie alors que nous le sollicitions pour recouper une information. On vit encore cette situation aujourd’hui. En juin dernier, trois journalistes de la presse privée ont été séquestrés par le commandant de brigade de gendarmerie d’Akwa Nord à Douala, au cours d’une cérémonie dont ils assuraient la couverture. L’un d’entre eux a été copieusement tabassé et momentanément mis en cellule pour avoir voulu identifier leur bourreau.
Par ailleurs, et de façon générale, les autorités n’ont pas encore une culture du partage de l’information. Seuls les médias gouvernementaux sont privilégiés, au détriment de ceux du secteur privé. Ils doivent se débrouiller pour les obtenir, parfois à leurs risques et périls. On se souvient que le directeur du Messager a été accusé dans les années 90 pour soustraction de document administratif. En 2001, celui du quotidien Mutations a été arrêté pour avoir publié des décrets officiels du chef de l’Etat sur la réforme de l’Etat. Le ministre de la Communication avait prétendu qu’il y en avait quatre qui étaient frappés du sceau « secret défense », alors que le document soulignait que les décrets seront publiés partout où besoin sera, en français et en anglais. Les gendarmes ont cherché en vain à obtenir ses sources d’information. Ce sont des sujets que je rappelle dans mon ouvrage, tout en insistant par ailleurs sur l’absence de transparence qui entoure les questions essentielles touchant la vie du chef de l’Etat, et particulièrement sa santé.
Quel regard portez-vous sur la situation en France de ce point de vue, suite à l’accident de santé du président Jacques Chirac par exemple ?
Les chefs d’Etat en général n’aiment pas trop communiquer sur leur état de santé. On a eu également ce sentiment lorsque le 2 septembre 2005, le président français, qui venait d’essuyer un échec inattendu au référendum sur la Constitution européenne, a été victime de l’accident vasculaire cérébral auquel vous faites allusion. Bien qu’il ait été hospitalisé, certains de ses proches ont minimisé l’ampleur du mal, donnant ainsi l’impression que l’état de Jacques Chirac n’avait pas de conséquences graves sur la marche de la République. D’ailleurs, le dispositif communicationnel mis en place par le secrétaire général de l’Elysée après sa sortie de l’hôpital le confirme. Il s’est employé à montrer aux journalistes que son patron respirait la forme, mais sans jamais brandir son bulletin de santé. Les activités présidentielles en faisaient foi.
A mon humble avis, ce qui est intéressant de noter, c’est le fait que cette question anime un débat politique et démocratique auquel les médias contribuent activement et sereinement. Dans mon livre, je constate que les confrères français en ont fait une préoccupation majeure et qu’ils peuvent en parler sans risquer d’être conduit à la prison de la Santé ou à la maison d’arrêt de Gradignan (près de Bordeaux, NDLR). Ici, les démentis ou les silences suffisent, alors qu’au Cameroun où le délai de prescription est de trois ans, les peines privatives de liberté peuvent facilement être appliquées contre les journalistes.
Pour conclure, je pense qu’on doit briser le silence sur ce sujet, compte tenu des incidences que la méforme d’un chef d’Etat peut avoir sur la gestion de la République. Les communicateurs institutionnels gagneraient à anticiper sur des dossiers sensibles de ce genre, en donnant à la presse des informations crédibles qui éviteraient à la rumeur de s’installer. Les journalistes seraient alors à l’abri des pressions, intimidations et autres manipulations. Il faut comprendre que leur rôle n’est pas d’aider les chefs d’Etat à mourir au pouvoir. C’est pourquoi l’attitude des médias gouvernementaux dans la gestion du malaise subi par le président Biya en mars dernier est troublante. Il avait eu une gastro-entérite subite alors qu’il participait au 7e Sommet de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) à Bata en Guinée Equatoriale. RFI en avait aussitôt fait état. Cameroon tribune et la Cameroon radio television (CRTV) y avaient apporté un démenti, suggérant que le chef de l’Etat était victime d’une intoxication médiatique orchestrée par les chaînes étrangers.
La presse camerounaise manque également de moyens financiers.
Nous en avons parlé tout à l’heure. Je vous ai dit qu’on évolue dans un environnement où seuls les médias d’Etat ont l’essentiel de ce qu’il faut, même s’ils rendent un service dont la qualité ne fait pas l’unanimité. Pour le reste, c’est la débrouille. Mais en ce qui concerne la presse écrite, le tirage atteint rarement 10 000 exemplaires dans le secteur privé comme dans le secteur public. De plus, non seulement la distribution est mal assurée, mais aussi les Camerounais ne lisent pas beaucoup. La pauvreté ambiante est un obstacle important. Les gens luttent plus pour la survie que pour acheter un journal dont le coût équivaut à deux baguettes de pain, c’est-à-dire 300 FCFA. Malgré les dispositions prises par les éditeurs de la presse privée pour agrafer les journaux avant leur mise en circulation, certains vendeurs à la criée préfèrent les louer à 50 ou 100 FCFA pour une heure maximum. Il y en a qui n’hésitent pas photocopier les pages qui les intéressent. Au début de cette année, il s’est même développé une industrie de vente de journaux photocopiés, version piratée de journaux classiques qui proposaient aux Camerounais des titres sensationnels sur des sujets comme l’homosexualité ou les pilleurs de la République, etc.
Vous comprenez donc la difficulté de parler d’une entreprise de presse viable au Cameroun. La situation que je viens de décrire ne profite en effet pas aux médias. Il faut mettre en place des stratégies efficaces pour augmenter les recettes publicitaires afin d’équilibrer les budgets. Un accent devrait aussi être mis sur la transparence dans la gestion, de façon à éviter que les fonds de l’entreprise se confondent avec ceux de son promoteur comme c’est généralement le cas. Les journaux peuvent également monter des projets de développement et les soumettre aux organismes comme l’UNESCO, l’Organisation internationale de la Francophonie, etc. qui disposent des ressources financières à cet effet. A condition que les fonds reçus servent effectivement la presse et non les patrons.
La révision des modalités d’octroi d’aide publique à la communication privée pourrait aussi contribuer à dynamiser ce secteur. Pour l’instant, cette aide, d’un montant de 150 millions FCFA, est inscrite au budget du ministère de la Communication qui la distribue même à des journaux paraissant à l’improviste, ainsi qu’à des entreprises commerciales et industrielles opérant dans le secteur. Dans cette confusion générale, les structures spécialisées dans la communication institutionnelle en profitent également. Autant de raisons et bien d’autres qui ont poussé les titres les plus importants du pays à refuser d’y souscrire.
Une aide indirecte serait plus efficace, notamment avec l’application des tarifs préférentiels sur le téléphone, l’électricité, l’eau, les transports, les envois postaux, etc.
La situation est-elle identique dans les pays voisins ?
En 2003-2004, j’ai eu l’occasion de signer un contrat de consultant avec l’UNESCO dans le cadre de l’analyse de la loi sur la presse au Tchad et en République centrafricaine. Cela m’a permis de promener un regard sur d’autres aspects et de constater que la situation est presque la même dans les autres pays de la sous-région. La où le principe d’aide existe, la controverse autour de sa répartition et l’inconsistance de l’enveloppe sont toujours à l’ordre du jour. Souvent, cette aide prend la forme d’un don exceptionnel du pouvoir exécutif. Tel a été le cas en décembre 2001, lorsque Sassou Nguesso a annoncé l’octroi de 300 millions CFA pour contribuer au développement de la presse congolaise. Au Gabon, Omar Bongo a débloqué 250 millions FCFA en janvier 2001 dans les mêmes conditions avant de décider d’une aide annuelle de 500 millions FCFA en octobre 2005.
Les journalistes centrafricains se battent pour bénéficier des subventions de l’Etat. Mais ils peuvent déjà se targuer de travailler désormais dans un pays où les peines privatives de liberté ne peuvent plus être prononcées contre un journaliste pour un délit de presse. La République centrafricaine (RCA) est en effet entrée dans l’histoire en février 2005 quand François Bozizé a promulgué la loi votée le 25 novembre 2004 par le Parlement de transition qu’il avait mis en place après son coup d’Etat de 2003.
Au-delà de la volonté politique, cette évolution est le résultat d’un combat ardu des journalistes réunis au sein du Groupement centrafricain des éditeurs de la presse privée et indépendante (GEPPIC) et de l’Union des journalistes de Centrafrique (UJCA). Suite à l’arrestation et à l’emprisonnement de Maka Gbossokoto, directeur de publication du quotidien Le Citoyen, une suspension des parutions avait été décidée, de même qu’une « journée sans journaux » tous les vendredis. Il était hors de question de continuer tant que ce dernier, par ailleurs correspondant de Reporters sans frontières, était en prison et que le code de la presse n’était pas réformée.
Le moins que l’on puisse dire est que la dépénalisation des délits de presse en RCA est un exemple à suivre. Cela pourrait limiter le phénomène d’exil des journalistes dont le nombre reste considérable, comme le montre l’actualité de la Maison des journalistes à Paris (10). Les pays comme la Guinée Equatoriale ont plus d’efforts à faire compte tenu du désert médiatique que cultivent les autorités de Malabo. Aucun journal privé n’est autorisé. Les plus téméraires animent des publications depuis l’exil. La seule chaîne de télévision « privée », Télé-Asonga, appartient à un député et membre du gouvernement, qui est fils du président Obiang Nguema.
Le développement d’internet peut-il contribuer à libérer l’expression ?
Bien sûr ! Aujourd’hui, la plupart des journaux africains ont une version électronique qui fait le bonheur des membres de la diaspora. Les quatre quotidiens camerounais animent un site dont la mise à jour est assurée en temps raisonnable, ce qui n’était pas le cas dans un passé récent. Ici comme ailleurs, internet est non seulement une source et un moyen de collecte d’informations, mais aussi un outil de lutte contre la censure et le musellement de la presse. Le journal tunisien Kalima (Parole) dont la déclaration de publication a été faite le 16 novembre 1999 par sa fondatrice Sihem Bensedrine, n’a jamais reçu le OK du ministère de l’Intérieur, mais dispose depuis octobre 2000, d’une version en ligne : http://www.kalima.com. Vous verrez, en le visitant, qu’il est régulièrement brouillé. L’éditeur annonce aussi que « ce site est bloqué en Tunisie ».
En Afrique, la Tunisie est l’un des rares pays rivalisant avec les cyberphobes comme la Chine ou la Corée du Nord. Elle exerce un contrôle excessif sur internet. Elle a même acquis des programmes et logiciels lui permettant d’intercepter des messages jugés subversifs. Au Cameroun, on en est pas à ce niveau. Mais il existe depuis le 16 juin 2004, un système de veille et d’alerte cybernétique (SYSVAC) au ministère de la Communication. Il est chargé, entre autres, de la surveillance permanente des sites web diffusés sur l’ensemble du réseau internet. Avant la décision ministérielle créant cette structure, le ministre de la Communication avait exigé la fermeture du site http://www.africanindependent.com animé par un journaliste camerounais réfugié aux USA. Il estimait que ce site était la « source médiatique originelle » de la rumeur qui avait abondamment circulé à l’époque et qui faisait état de la mort du président Paul Biya, absent du Cameroun depuis plus d’un mois, sans nouvelles…
Quels changements peut-on attendre pour le Cameroun ?
C’est une question complexe qui dépasse sans doute ma compétence. Mais si je m’en tiens à ce que pense une partie non négligeable de l’opinion, il faudrait mettre en place des structures viables devant assurer la transparence des prochaines élections. La plus attendue, c’est la présidentielle de 2011. Et on espère que Paul Biya, qui a 73 ans et qui est au pouvoir depuis 24 ans, ne s’appuiera pas sur la majorité dont jouit son parti au Parlement pour modifier la Constitution afin de briguer un autre mandat de 7 ans. Il n’en a plus le droit. Au lieu d’imiter ses homologues tchadiens, gabonais ou togolais, il ferait mieux de bien préparer sa succession pour éviter de plonger le Cameroun dans une situation critique. Longuè Longuè, artiste camerounais engagé, qui a récemment séjourné à la prison de Gradignan pour une affaire de mœurs montée de toutes pièces, vient de sortir un album qui résume ces préoccupations.
En dehors de « trop d’impôts tuent l’impôt » dans lequel il explique que le pays ne fait que sombrer dans le sous-développement, parce que les recettes fiscales enrichissent les riches, je vous conseille particulièrement le titre « 50 ans au pouvoir » où il met en garde les dirigeants contre toute tentative de modification de la loi fondamentale à des fins personnelles. « Essayez, vous verrez que nous sommes des Camerounais », prévient-il. Il faut espérer que les personnalités ainsi interpellées ont bien compris le message.

(1) Le site du journal Le Messager : http://www.lemessager.net
(2) Agence panafricaine de presse basée à Dakar (Sénégal) : http://www.panapress.com
(3) Integrated regional information network (Réseau d’Information régional intégré), agence dépendant Bureau des Nations unies pour la Coordination des Affaires humanitaires, Abidjan (Côte d’Ivoire) : http://www.irinnews.org
(4) Inter Press service : http://www.ips.org
(5) Sur le site de Reporters sans frontières est publié le rapport 2006 concernant l’Afrique : http://www.rsf.org/article.php3 ?id_article=17074
(6) Le site du journal Mutations : http://www.quotidienmutations.net
(7) Le site du journal Cameroon tribune : http://www.cameroon-tribune.net
(8) 1 € = 655,957 FCFA
(9) Le site de La Nouvelle Expression : http://www.lanouvelleexpression.net
(10) Le site de la Maison des Journalistes : http://www.maisondesjournalistes.org
Norbert N. Ouendji, journaliste et doctorant. Né le 4 novembre 1968, il est entré au Messager en 1992-1993. Diplômé de l’IUT de journalisme de Bordeaux en 2001 (formation en année spéciale), il prépare actuellement une thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication au CEMIC, université de Bordeaux 3.
Norbert N. Ouendji est l’auteur du livre : « Médias et pouvoir politique au Cameroun, Les journalistes face à la santé présidentielle », publié aux éditions Les Belles Pages, Marseille, Juillet 2006, 260 pages, 15 euros. Préface : Achille Mbembe – Postface : Pierre Christin.///Article N° : 4567

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