» La culture doit créer en nous des perspectives, donner de l’ampleur et de la profondeur à notre vie, à travers les sciences, la philosophie et l’art. Elle doit relier la connaissance à l’action par une philosophie des valeurs, elle conduit à un art de vivre, ne tend pas seulement à interpréter le monde mais à le transformer.
Dans nos revendications, le droit au savoir est inséparable du droit au bien-être. Que tous ceux qui le sentent se groupent. Notre époque, plus que toute autre, condamne l’homme seul. La coopération est la base de toutes les grandes entreprises. Les dilettantes n’ont pas de place pour cette action. L’ampleur et la durée de la tâche demandent un engagement en commun. «
Extraits de la première déclaration du mouvement d’éducation populaire ‘Peuple & Culture’publié en 1945
Les seuls biens supportant la comparaison avec le livre seraient peut-être ce qu’il contient, et sans qui le livre n’existerait pas : la nature, l’art et la rencontre avec l’homme, moi et l’autre
Et comme raconte ce vers rapporté d’Abou Obeyda (1) » Si tu ne fréquentes qu’une personne semblable à toi, tu n’auras fréquenté personne « . Le livre contient la langue, la sienne et la langue de l’autre, le livre est comme autant de miroirs des représentations des mondes qui nous constituent. Ce livre est encore, comme chaque rencontre, une avancée dans la construction de soi et du monde dans lequel nous vivons. Il est un objet de pouvoir et de contre-pouvoir : écrit, lu, censuré, porté aux nues ou ignoré, parfois brûlé
Il est tout et devient rien quand il se réduit uniquement à un produit commercial comme un autre. Virginia Woolf l’écrivait déjà, quand elle faisait parler un de ses personnages, écrivain et critique, dans son roman Orlando, publié en 1928 : » ‘La vérité’, dit-il en se servant un verre de vin, ‘c’est que tous nos jeunes écrivains sont à la solde des libraires. Ils pondent n’importe quoi pourvu que ça paye leurs factures de tailleur. C’est une époque.’ »
En Afrique, 90 % en moyenne des livres en vente sont importés des pays du Nord. A l’avenir, le défi à relever pour les éditeurs d’Afrique, est de produire localement ces 90 %. La situation de l’Afrique du Sud et de l’Est est plus encourageante, même si celle-ci n’est pas encore satisfaisante. (3)
Dans les pays africains, le livre existe, les auteurs existent même si certains sont partis, les éditeurs existent, les imprimeurs existent, les lecteurs existent, la richesse existe, la pauvreté existe et l’argent aussi existe. Oui, il y a de l’argent pour fabriquer les livres, les diffuser et les distribuer. Et, il y a aussi de l’argent pour les acheter. Mais ce livre africain n’est pas édité en Afrique, il est édité dans les pays » développés « , les pays occidentaux. Les élèves africains étudient dans une langue qui n’est généralement pas la langue de leur mère. Où sont dans les éditions 2003 du Petit Larousse et du Petit Robert 2 les grandes figures africaines ? On y cherchera en vain Thomas Sankara ou Sylvanus Olympio pour y trouver Omar Bongo ou Félix Houphouët-Boigny
Comment expliquer qu’après plus de 40 ans de coopération de toutes sortes, l’édition africaine soit dans un état aussi fébrile ? Et pourtant, elle est vivace et féconde : en l’espace de cinq ans, les éditeurs ont produit quelque 1 200 titres disponibles.
La vie du livre en Afrique est un combat long et difficile. Le marché du livre scolaire est dans les mains des maisons d’édition des pays du Nord. En Afrique de l’Ouest et Centrale, deux groupes, Hachette et EDITIS (Vivendi Universal Publishing), se partagent royalement » la part du lion » (plus de 32 millions d’euros en 2002 dans les seules déclarations d’exportation de livres des douanes françaises). Les Etats africains éditent en lieu et place des éditeurs et mangent les miettes laissées par les multinationales, suivis de très loin par deux éditeurs québécois qui mangent les miettes des miettes, Hurtubise HMH et Beauchemin. Cependant, depuis quelques années, des éditeurs africains éditent enfin des livres scolaires pour les classes de premier cycle (cf. Le livre scolaire).
Complicités conscientes ou non, néocolonianismes de la langue, idéologiques et commerciaux, les bailleurs de fonds foncent tête baissée dans ce jeu » de qui gagne-gagne » avec les complicités conscientes ou non des gouvernants africains et des opérateurs de programme d’aide au développement. Grands et petits programmes d’aide envoient des containers emplis de tonnes de livres donnés et/ou achetés. Les coûts de transport du Nord vers le Sud, même subventionnés, sont considérables.
Il est urgent de créer dans le secteur du livre un organisme de contrôle, indépendant de ces programmes.
Pourquoi ne pas avoir aidé les éditeurs africains à éditer au lieu de privilégier l’exportation massive, écrasant ainsi toute velléité privée ? Comment les gouvernements africains ont-ils participé à l’absence du développement plus rapide d’une édition locale ?
Comment sont traités les auteurs de la diaspora africaine par les éditeurs du Nord ? L’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana nous raconte une histoire de livre qui explique où ils en sont, eux, les auteurs, avec les maisons d’édition françaises. Les auteurs des pays d’Afrique éditent au Nord puis voient leurs livres exportés et vendus au prix fort en Afrique. Certains s’en moquent, revendiquant leur être supérieur et reconnu par nos grands noms de l’édition parisienne, allant jusqu’à mépriser les lecteurs africains, d’autres continuent à éditer dans leur pays d’origine ou encore commencent à se battre pour éditer au Sud. Les éditeurs des pays du Nord les font tant rêver qu’ils les entraînent à signer des contrats leur interdisant d’éditer ailleurs.
Combien de livres produits sur place pourrait acheter un lecteur africain avec le prix d’un livre importé (de 2 à 4 fois plus cher qu’un livre produit localement) ?
Certaines taxes sont supprimées. Celles qui donneraient aux éditeurs la capacité de produire sur place comme le papier et les intrants ? Non, on supprime celles sur les livres importés et dans certains pays la taxe intérieure (TVA ou équivalent). La libre circulation des biens culturels va-t-elle toujours aller dans le sens Nord-Sud ?
De nouvelles règles sont nécessaires pour favoriser enfin un « développement endogène et autosuffisant » dans un espace régional et/ou continental du livre dans les pays d’Afrique. Et si les coéditions solidaires (cf. le chapitre Alternatives solidaires) et les coéditions Sud-Sud, prenaient le pas sur les importations ? Et si l’Afrique travaillait avec l’Afrique ? Et si le livre en Afrique devenait africain ?
Ce dossier décrit la face cachée du monde du livre dans 19 pays : Burkina Faso, Bénin, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo, Guinée Conakry, Cameroun, Gabon, République du Congo (Brazzaville), République démocratique du Congo (Kinshasa), République Centrafricaine, Tchad, Rwanda, Burundi, Djibouti, Madagascar et Maurice (certains pays font l’objet d’analyses partielles). De brefs coups de projecteurs éclairent le lecteur de la situation des autres pays d’Afrique, notamment de l’Est et du Sud.
Nous essayons de faire émerger les causes plutôt que les conséquences de ce soi-disant non développement du livre édité en Afrique. Car l’édition africaine existe, malgré des contextes nationaux et internationaux souvent hostiles du point de vue des politiques menées. Les lecteurs et lectrices sont de plus en plus nombreux et demandeurs de livres à un prix d’achat correspondant à leur niveau de vie. La demande dépasse l’offre.
Plus nous avancions dans nos recherches, plus la réalité complexe de ce monde nous est apparue durement. Nous, passionnées du livre, avions la prétention de raconter cette histoire actuelle, mais le passé est venu nous raconter la sienne violemment. Nous demandons donc aux lecteurs leur indulgence car tout ne peut être dit en 150 pages et seulement trois mois de travail.
Nous avons essayé d’être » objectifs » même si parfois le découragement, la colère, l’incompréhension ou l’enthousiasme nous guettaient. Nous n’avons pas eu le temps de parler du livre dans certains pays d’Afrique, ni de l’édition en langue arabe, et de bien d’autres sujets encore, comme par exemple l’histoire du livre (4) sur ce continent, et nous le regrettons. Si bien que comme l’a écrit un de mes amis : » Il n’y aura jamais de dernier mot
« .
1. Paroles de liberté en terres d’Islam, éditions Charles Léopold Mayer, éditions de l’Atelier, 2002.
2. Référence à l’ouvrage de Jean-Yves Mollier Où va le livre ?, La Dispute, 2002. Cet ouvrage dresse le portrait de la France du livre et des médias, dénonce les dangers de la concentration dans le secteur du livre, attire l’attention sur la disparition des moyennes maisons d’éditions, donne des chemins de traverse à explorer, remet en questions un système qui transforme nos cultures en marchandises
3. Cf. (disponible en français et en anglais) : Pour le développement du commerce du livre à travers l’Afrique : étude des obstacles actuels et du potentiel futur, Ruth Makotsi avec Flora Musonda, APNET, ADEA (Association pour le développement de l’Education en Afrique, groupe de travail sur les livres et le matériel éducatif), 2002.
4. Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du dix-huitième siècle à l’an 2000, Jean-Yves Mollier et Jacques Michon, Presses de l’Université de Laval, Québec, L’Harmattan, Paris, 2001 et L’Edition sans éditeurs, André Schiffrin, La Fabrique, Paris, 1999.
5. Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, Chambre de Commerce International.Remerciements
Je remercie toutes les personnes qui ont aidé à la réalisation de ce dossier, les auteurs avec lesquels j’ai travaillé, et aussi mes ami(e)s, compagnon(ne)s de route, un merci chaleureux à Gwenaelle Martin-Garin, précieuse stagiaire, à mes côtés au début du programme Afrilivres – programme de soutien à l’édition africaine, toujours présente aujourd’hui, Anne Mbaye et Jean-Marc Mariani, responsables de la base de données Afrilivres à Africultures, et encore Guillaume Desgranges, Maud de Charentenay, Samuël Foutoyet, Pascal Lécaille, Guillaume Fine, Christophe Cassiau-Haurie, Jean Richard, Jean-Yves Mollier, Sylvie Labas, Max Egly, pour sa confiance et son soutien, à mes ami(e)s écrivains, Joseph Ki Zerbo, Fatou Keïta, Chenjerai Hove, un grand merci à Jean-Luc Raharimanana et à Kossi Efoui, à tous les éditeurs et ami(e)s d’Afrilivres, et en particulier à ceux qui ont répondu à nos longues et fastidieuses enquêtes, à Moussa Konaté, Hamidou Konaté, Bonaventure Ruzindaza, Ephrem Dorkenoo, Serge D. Kouam, Béatrice Lalinon Gbado, Ignace Hien, Jean-Claude Naba, Haja Andriamaroandraina, Mical Drehi Lorougnon, Mamadou Aliou Sow , Dramane Boaré, Robert Kokou Mensah Azankpé, directeur de la Division des Publications et de la Diffusion du Togo, et enfin à Emmanuel Pierrat, cabinet Pierrat, avocat à la Cour, et Imamo Ben Mohamed Imamo de la CNUCED/CCI (5).
Isabelle Bourgueil est coordinatrice du programme Afrilivres. Depuis le début de l’aventure en décembre 2001, elle travaille avec les deux associations qui ont initié ce projet avec un groupe d’éditeurs d’Afrique : la revue Africultures, opérateur technique de ce programme, et l’Alliance des éditeurs indépendants qui le soutient avec le ministère français des Affaires étrangères et l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. ///Article N° : 3167