Le métissage ? Un concept qui asservit

Entretien d'Olivier Barlet avec Claire Denis

Apt, janvier 2005
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Dans L’Intrus¸ l’écrivain Jean-Luc Nancy fait revivre à sa façon ce qu’il a ressenti après sa transplantation cardiaque. En partant de ce livre dans son nouveau film éponyme, la cinéaste française Claire Denis poursuit sa réflexion sur l’étranger : le film fourmille de frontières que l’on franchit clandestinement, de rejets et de dangers. Rencontre avec Claire Denis après qu’elle ait présenté L’Intrus en avant-première au Rencontres cinématographiques de Manosque le 6 février 2005.

L’intrus le confirme : vous êtes une des seules cinéastes françaises à rendre la question de l’étranger centrale dans votre cinéma sans écarter la violence du rapport. Pensez-vous avoir ainsi un discours sur le métissage ?
Je crois que Jean-Luc Nancy n’avait pas compris ce que je voulais avec L’intrus. Je lui ai dit un jour : « De ton livre, il faut que je fasse un film ». Comme j’avais déjà fait un court métrage avec lui sur le thème de l’intrusion, c’était comme une prolongation. Mais je vois en l’écoutant parler après l’avoir vu pour la troisième fois qu’il est plus lucide que moi qui n’ai pas encore le recul. Comme Jean-Luc dit que je remonte le courant du greffé vers le greffon, je ne me suis jamais posée la question du regard de l’autre, de l’étranger etc., comme si cela me concernait tellement que c’était un problème que je ne pouvais aborder qu’à la première personne en se mettant d’emblée dedans. Je ne voyais pas comment regarder ça de loin et je crois l’avoir vraiment compris après mon premier film, Chocolat, qui était une tentative faussement autobiographique de parler de la colonie. Je dis « faussement autobiographique » car j’y ai mis un petit savoir d’adulte que je n’avais pas quand j’étais enfant. Je ne me voyais pas faire Chocolat 2, 3, 4 etc. ! J’ai fait S’en fout la mort pour me jeter dedans la tête la première sans trop me demander la perspective que cela donnerait au spectateur.
Est-ce un problème en soi ?
Cela ne réussit pas toujours : Serge Daney m’avait dit après S’en fout la mort que de se mettre dans l’œil du cyclone pour voir le cyclone n’est pas forcément la meilleure place. En me reposant la question, je me suis dit qu’à tout prendre, il y avait quelque chose de très tentant dans l’œil du cyclone : on prend un risque et cette petite frayeur qu’on se fait engage non une objectivité mais un risque proprement physique et matériel du film, bon ou mauvais. On décrit mal le cyclone depuis l’œil mais je ne suis pas quelqu’un qui peut décrire : je ne peux que fragmenter des sensations. Quand vous parlez du métissage, c’est un mot qui est étranger pour moi, sans jeu de mot : c’est un concept, un résultat. C’est comme quelque chose d’apaisé alors que ça se fait avec beaucoup de violence. Ce que j’aime beaucoup dans le livre de Jean-Luc Nancy, c’est que l’étranger, on ne lui demande pas de ne plus être intrus, de ne plus être étranger.
Le concept de métissage cherche-t-il à gommer la violence du rapport ?
Oui, il y a une violence au départ. Elle existe. Si on demande à l’étranger de s’en débarrasser, on lui demande de ne plus être. Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris dans le livre de Nancy, mais je pensais que si je faisais le film, je pourrais approcher le danger dont il parle. L’intrusion est un mot brutal, abrupt : il n’y a pas de douceur dans « intrusion ». Il faut qu’il y ait de la violence. Je crois que c’est surtout ça que j’ai retenu de son livre et cela décrit beaucoup de choses que j’ai tenté de faire avant, plus ou moins bien, mais que j’ai compris en le lisant.
On retrouve cela dans tous vos films : déjà, dans S’en fout la mort, Jocelyn est l’étrangeté même.
C’est déjà un fils, rejeté.
Et c’est un personnage sur lequel vous ne donnez pas d’éléments explicatifs, de psychologie permettant de comprendre ses actes.
Je repensais au livre de Fanon Peaux noires, masques blancs et pensais qu’un désir suicidaire comme celui de Jocelyn, peut-être comme celui que décrit Fanon, c’est une envie de disparaître, de se dissoudre. Pour un humain, cela signifie souvent mourir. Je ne savais comment parler de ce désir de mort psychologiquement. Je ne pouvais le faire qu’en essayant d’attraper comme un éclair Jocelyn qui va se jeter sur la lame du couteau, sans qu’on puisse l’arrêter, pour que le film soit ce mouvement ralenti vers la mort. Mais ces choses-là ne sont pas morbides. On trouve cette inscription S’en fout la mort sur les bus en Afrique, et c’est de là que vient le titre : une façon de dire que justement on ne va pas mourir, on ne vas pas louper le virage. Il y a une façon de braver le danger qui met à l’abri, de ne pas se soumettre au destin. C’est de la même manière que je n’aime pas me soumettre à la narration. Je trouve que ce n’est pas juste de se soumettre au destin. Je ne mets que des cailloux blancs car je crois qu’il y a une soumission dans les lois de la narration. Je ne suis pas rebelle du tout mais cette soumission-là, je ne la trouve pas possible, comme certains concepts où on se soumet à l’idée, comme le métissage qui permet de ne plus se poser de questions, qui asservit.
Si on franchit une frontière vers l’autre, c’est qu’il y a fascination, mais franchir une frontière culturelle forte comme celle qui sépare les continents ne peut se dégager du poids de l’histoire qui vient troubler la fascination. C’est une contradiction difficile à gérer.
Oui, mais au fond, ce trouble est bon. Si on n’était pas troublé, cela voudrait qu’on cache, qu’on range, qu’on étiquette, qu’on classe le phénomène. Le trouble permet d’être inquiet, de ne pas trouver la sécurité. J’ai toujours cherché, sans prétention, à me jeter dans l’insécurité totale, comme quelqu’un qui a peur de l’eau froide et qui se dit qu’il vaut mieux y rentrer d’un coup. Il y a ceux qui préfèrent y rentrer progressivement et ceux qui préfèrent la tête la première. Quand on est dedans, on essaye de départager la froideur, le corps qui répond etc. Je n’ai pas un esprit qui me permet de répondre à l’Histoire : j’en suis un projectile et n’essaye pas de la réfléchir. Parfois, je préférerais pouvoir sortir les fils du passé pour mieux comprendre le récit de l’Histoire. Mais ce n’est pas ma réaction : je suis projeté. J’avais envie de faire des films mais j’avais aussi peur de faire des films : je ne me suis jamais posé la question et j’ai eu peur de me la poser. Comme j’ai peur des débats. Je pense que c’est trop tard. Jean-Luc Nancy, c’est l’inverse. Je lui ai dit un jour que j’étais comme un bouture de son livre et on s’est mis à parler de termes d’horticulture car son livre parle de rejet, possible dans la greffe du cœur. Il n’a pas fait le lien mais l’a senti avec l’expression française de « rejeton ». Le film parle d’un fils qu’il a et d’un fils qu’il voudrait avoir. Le rejeton y devient aussi le rejet.
Voilà qui est très parlant sur la relation à l’Afrique. Cela vient-il de votre vécu ?
J’ai eu une histoire sans question avec l’Afrique : j’y suis arrivée bébé. Mes parents étaient jeunes et y travaillaient. Il y a eu la colonie puis la décolonisation et mon père, jusqu’à sa retraite, a travaillé plus ou moins en Afrique. Avec le recul, je me suis posée la question d’une certaine culpabilité ou d’une gêne que j’avais déjà enfant : à la rentrée des classes, la différence que je pouvais ressentir entre les classes de brousse où j’étais la seule blanche et les classes de ville où les blancs dominaient. Mon père prédisait et attendait la décolonisation. Ses postes duraient deux ans, ce qui nous a amené au Cameroun plusieurs fois, Ouagadougou, la Côte d’Ivoire, Djibouti etc. Je me suis sentie liée naturellement à des paysages, aux jardins, aux maisons, aux maîtres, aux amis, sans trop me poser de questions. Quand j’ai travaillé comme assistante de Wim Wenders sur Paris-Texas aux Etats-Unis, j’aimais travailler avec lui mais je me sentais très étrangère à cet environnement : cela me révélait un sentiment d’appartenance à un ailleurs. Je n’étais ni américaine ni allemande dans cette aventure et étais apparemment plus en paix. Je me suis dit que j’allais faire quelque chose qui parle de ça. Je ne voulais pas faire un documentaire en Afrique. L’idée était une chronique du passé revue par quelqu’un aujourd’hui, le personnage de Mireille Perrier. Très vite, j’ai compris que les gens qui s’intéressaient au projet pensaient qu’il était autobiographique. Il y avait une part autobiographique mais c’était tellement difficile de parler du trouble, de l’envie que j’avais de l’éclaircir ou au contraire de plonger dedans, que je me suis dit qu’il fallait avancer. Ce qui est purement autobiographique dans Chocolat, c’est le Nord-Cameroun et les gens qu’on y rencontre. Le nœud dramatique est rajouté, quoiqu’enfant, j’étais gênée d’avoir un boy, un domestique. Cela me paraissait anormal. Je sentais que mes parents aussi avaient une façon de le traiter comme un grand frère qui exprimait un trouble.
Entre le boy et la mère, il y a une attirance mais le boy Protée ne se prête pas au jeu : il refuse. A la différence du cinéma colonial où le couple est impossible pour préserver sa pureté, mais où c’est la puissance dominante qui refuse, non l’accouplement mais le couple.
J’ai d’abord lu Une vie de boy d’Oyono, sur une possible relation amoureuse avec la femme blanche. Mais je me rendais compte que, autant chez Karen Blixen dont la ferme africaine est marquée par la première guerre mondiale que chez Doris Lessing qui après avoir souffert dans la ferme de ses parents milite au parti communiste, le moteur premier n’est pas forcément l’attirance ou le rejet. Je me suis dit que la romance fleur bleue était inscrite partout et n’était pas née de la colonisation mais était un truc de classes : le prince peut aller vers la bergère mais dans l’autre sens c’est beaucoup plus compliqué. Il fallait différencier le sexe et la classe. Quand une Blanche a une aventure avec un homme de couleur, l’enfant est métissé. Par contre, l’homme peut avoir des bâtards ici ou là, cela ne lui pose pas grand problème. Dans la littérature, c’est souvent la femme qui fait le faux pas alors que du côté de l’homme, c’est la nature qui parle. Je me suis dit que j’allais emprunter cette route bien usée mais avec cette différence que le boy la repousse explicitement pour des raisons qui ne soient ni psychologiques ou politiques mais juste le refus de quelqu’un qui dit non. Je préférais que ce ne soit pas la peur ou la fidélité, mais un principe. Et au fond, c’était ça Chocolat.
A travers la violence que vous mettez en scène dans des couples mixtes qui se déchirent beaucoup comme Théo et Mona dans J’ai pas sommeil, et qui affirment une marginalité sociale, on a l’impression que, comme Rouch dans Les Maîtres fous, vous cherchez à casser une vision pacifiée de la relation interculturelle pour qu’on puisse accepter que l’Autre est un autre.
La relation ne peut pas être compassionnelle. Le projet de J’ai pas sommeil mélangeait deux histoires mais dans ce couple de Théo et Mona, il y avait certes beaucoup d’amour, mais une inquiétude de Théo qu’il ressentait pour son frère, pour sa famille, lui faisait demander plus à sa femme, de comprendre qu’il était mal d’être là même si elle l’aimait, que son amour ne suffisait pas, qu’il fallait qu’elle fasse un sacrifice comme de repartir à Fort-de-France alors qu’elle lui donnait des preuves valables de son amour, sans vouloir lui donner une preuve spéciale. Au fond, je crois qu’il a raison de la réclamer : je comprends qu’il demande quelque chose en plus. Il apparaît que le métissage est une fusion merveilleuse, que c’est le miracle de l’amour. C’est vrai qu’il existe mais l’estime de soi entre énormément en compte dans la vie des êtres humains. Sans la reconnaissance de ce qu’on est et sans la possibilité de puiser en l’autre l’estime de soi, c’est difficile de se contenter de l’amour, même s’il est « sans nuage ». Son frère Camille exprimait la même chose mais différemment : il accepte que la relation sexuelle soit un marché, et réclame au fond quelque chose en plus, d’exister par le meurtre, aussi sauvage que cela puisse paraître.
Dans votre film Beau travail, qui se situe dans la légion « étrangère » à Djibouti, c’est l’artificialité de l’intégration qui semble essentielle.
La légion étrangère, c’est comme la vie monacale : une discipline collective qui vient tout restructurer et exalter sa propre existence. Mais c’est une place artificielle. Ce qui me frappait chez les légionnaires que je rencontrais dans les bars de Marseille en tournant Nenette et Boni, c’était leur solitude et leur incapacité d’en parler. Ils étaient entre deux missions ou à l’hôpital militaire mais attendaient de retrouver cette discipline pour se réinsérer. Je pensais que le film tenait dans ce que dit l’adjudant Galloup du légionnaire Sentain : « inapte à la vie civile ». Il arrive à quelque chose à travers un dépassement de lui, mais dès qu’il est remis au civil, ce n’est plus possible.

///Article N° : 3731

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