Présenté à la Semaine de la critique à la 67ème édition du Festival de Cannes, Hope marque par son réalisme sur les règles implacables que doivent subir les migrants clandestins lors de leur périple vers l’Europe. (cf. [critique n°12284]). Nous revenons ici avec Boris Lojkine sur ce qu’il aborde dans son film et les choix qu’il adopte.
Vous avez fait 10 ans de philosophie avant de passer au cinéma. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ?
J’avais envie de voir le monde. J’ai eu un parcours académique très classique, j’ai eu les concours tout de suite, j’avais un chemin très tracé. Et je me suis retrouvé à presque 30 ans, finissant ma thèse et me disant : « je fais de la philosophie, c’est une grande excitation intellectuelle, mais ça n’est pas la vie que je veux. » Donc j’ai tout changé.
Vous étiez professeur ?
J’ai enseigné trois ans à la fac pendant ma thèse. Et dès que j’ai fini ma thèse, j’ai démissionné.
Vous avez fait des documentaires au Vietnam et vous passez dans cette fiction à l’Afrique, avec ce Camerounais et cette Nigériane qui font le voyage ensemble, une histoire d’amour réaliste. Pourquoi ce thème ?
Vous ouvrez le journal et vous voyez des histoires de migrants qui arrivent sur nos côtes. Ce qui m’intéresse pour le film, ça n’est pas juste le fait qu’ils prennent un bateau, mais tout ce qu’il y a derrière. Ce qui me touche dans les histoires de migrants, c’est leur dimension quasi-mythologique. Vous et moi, si on veut voyager, on prend un visa, un avion et on va à l’autre bout de la planète, ça n’est pas très compliqué. Pas très poétique non plus, c’est assez basique. Quand je lis ces récits et quand ensuite j’ai rencontré ces gens, j’ai l’impression que l’on est transporté dans un autre temps, un autre monde, une autre époque où il y a encore de l’épique, de l’épopée. Mais ça reste notre époque, avec des problèmes politiques, ça nous touche. Et pour moi qui veux faire des films, je ne peux pas résister à l’appel de ces histoires, ça me donne envie de faire des films.
Il y a déjà eu beaucoup de films sur ce sujet
La singularité de ma démarche réside peut-être dans l’envie de raconter ce monde de l’intérieur. Regarder comment il fonctionne, quelles sont ses règles internes, les rapports de force. Et je pense que le sujet des migrants n’est traité que de notre point de vue, même lorsque l’on prétend adopter le leur, on les regarde du nôtre, depuis notre rive, à partir les problèmes qu’ils nous posent, politiques ou économiques ou même idéologiques. Il y a une dimension anthropologique dans ma démarche et un rapport radicalement non-idéologique au monde des migrants.
Ce que vous décrivez est particulièrement dur
Tout ça est extrêmement documenté. Mais cela m’intéressait de passer à une fiction. C’est vrai qu’il est très improbable qu’un Camerounais et une Nigériane se mettent ensemble, mais le film l’explique clairement. Je voulais que cette histoire se déroule dans un univers extrêmement réel, celui de la route et des ghettos. Cet univers est très codifié, surtout à partir du moment où l’on traverse le Sahara, depuis le Sud vers le Nord en prenant le point de vue africain. A partir de ce moment-là, tout change ; comme le disent les personnages, vous n’êtes plus chez vous. Dès lors que vous avez franchi le Sahara, vous êtes chez les autres, les autres étant les Maghrébins, qui pour les Noirs sont déjà radicalement différents. De plus, aucun migrant ne fait de voyage individuel, tout n’est que voyage organisé. La première étape à la sortie du désert est la ville de Tamanrasset. Quand vous arrivez là, vous cherchez le ghetto qui vous correspond : si vous êtes Camerounais, vous allez dans le ghetto camerounais, si vous êtes Nigérian, vous allez dans le ghetto nigérian. Et chaque ghetto a ses filières. Si vous êtes Camerounais et que vous voulez traverser l’Algérie, il vous faut un passeport malien. Pourquoi ? Parce que les Maliens ont le droit de traverser l’Algérie sans visa. Donc le passeport malien est précieux. Vous achetez donc un passeport malien sur le marché noir de votre ghetto, passeport que vous allez revendre ensuite à la sortie de l’Algérie. On ne peut pas organiser cela tout seul. Et les gens qui gèrent ces filières occupent, comme on le voit dans le film, des positions un peu douteuses. Ils sont à la fois chefs de leurs communautés, choisis par leurs pairs, et mafieux, qui rançonnent rackettent et profitent des plus faibles. C’est un monde très, très dur et je n’ai jamais vu ce monde raconté au cinéma. Je pense que c’est parce lorsque l’on imagine les migrants, on imagine un gros bloc : les Africains. Mais « les Africains », ça n’existe pas. Il y a des Camerounais, des Nigérians, des Congolais, des Ivoiriens, des Sénégalais et eux-mêmes se perçoivent comme très différents les uns des autres. Sur la route, ils identifient tout de suite l’autre : « lui, il est Nigérian, holà, je me tiens à distance. Il ne parle pas comme moi, il ne s’habille pas comme moi. » Il y a beaucoup de signes de reconnaissance. Notre perception indifférenciée du migrant africain nous empêche de pénétrer ce monde. Je voulais justement pénétrer ce monde souterrain, avec ses lois dures et terribles. Si vous voulez faire un film sur la mafia, c’est pareil : il y a la loi de la famille, la loi du silence. Et ça m’intéressait de décrire ce monde et ses lois très précisément, avant même de tisser la fiction.
Par documentation, vous entendez rencontrer des gens sur place ?
Ça s’est passé en deux temps. Premièrement, j’ai beaucoup lu, que ce soit des récits des migrants eux-mêmes, des enquêtes journalistiques, des travaux d’ethnologues ou d’anthropologues sur le sujet, des rapports d’ONG
Ensuite j’ai écrit le scénario, j’ai commencé à financer mon film, puis je suis allé sur le terrain. Et bien entendu, même si j’étais bien documenté, ça a complètement bouleversé ma perception des choses et j’ai tout changé. De rencontrer des gens qui me racontaient leur histoire m’a permis de mieux appréhender cet univers.
Ça a pris beaucoup de temps ?
Trop !
Les rapports de force sont centraux dans le film. Même dans l’histoire d’amour qui se construit peu à peu entre Hope et Léonard le rapport de force est présent avec l’argent, le désir d’atteindre son but.
Oui, ce qui m’intéressait, c’était décrire un monde très dur, celui des camps et de la migration. Et l’apparition de moments de pure humanité dans ce contexte où l’on se bat pour survivre jusqu’au lendemain est pour moi comme une fleur dans le désert. C’est ça qui me bouleverse et qui est pour moi quelque chose de magnifique. Tout comme le fait qu’un homme puisse décider de prendre soin d’une femme dans un monde qui est terrible pour les femmes.
Votre réalisation ne laisse pas de place au recul. Que ce soit à travers la fonctionnalisation, les choix de lumière, l’action ou les gros plans.
Oui c’est vrai que là aussi j’ai fait le choix d’être vraiment au plus proche des personnages, avec cette esthétique qui nous embarque. Je trouve dommage que les films sur ce sujet soit difficiles d’accès, observationnels voire contemplatifs. Ça n’est pas cela que je veux faire. Je m’intéresse plus au cinéma d’action, par exemple le cinéma américain des années 50, les westerns de John Ford ou Howard Hawks. Ce sont des films simples dans leur facture, qui se focalisent seulement sur des personnages et des actions.
C’est cela qui vous mène à montrer la violence de face ?
Je ne pense pas que ce soit un film très violent. Mon film ne montre pas beaucoup de violence. Si on le compare à un film d’action américain, où il y a beaucoup d’hémoglobine, à part dans la scène finale, la seule personne qui meurt dans le corps du film, c’est un poulet. Il n’y a pas d’esthétisation de la violence, pas de corps qui explose, de lacération. Ça aurait d’ailleurs été impossible avec notre dispositif, il n’y a pas de trucages. Tout est très simple, parce que tout est très vrai. Le film est dur, pas violent.
Pourquoi accepte-t-on que tout le monde s’entre-tue dans un western et pas quand c’est un film qui parle de la réalité contemporaine ? Cela existe pas loin, dans le monde réel et contemporain, juste de l’autre côté de la Méditerranée. Et je pense que le film est beaucoup moins dur que de nombreux westerns classiques que vous avez vus et que vous avez aimés. Ce qui est dur, c’est le contrat narratif du film qui nous dit que cette histoire très violente appartient à un monde réel, elle a beau sembler venir de temps mythologiques ou du western, elle se passe aujourd’hui, au présent.
Comment avez-vous travaillé avec des non-professionnels, qui ne savent a priori pas jouer, dans un tel projet de cinéma ? Vous les avez directement mis en situation ?
Non, il y a beaucoup de travail en amont. Mais le principal problème avec les non-professionnels, c’est qu’on ne leur donne pas à jouer ce qu’il faut. Ils ne pourront pas réciter une grande tirade comme le ferait quelqu’un qui sort du conservatoire. Donc il faut trouver quoi mettre dans leur bouche pour que cela fonctionne et les amener vers le scénario par ce biais, parce que c’est un film avec un scénario très écrit, très construit. C’est un chemin dans les deux sens : je dois trouver la bonne façon de leur faire jouer une scène afin qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, et ils doivent essayer de rentrer dans le cadre du scénario. C’est comme le rapprochement de deux mondes, comme une sorte de négociation. Il a fallu en convaincre certains, des sortes de bad boys avec un fort caractère, qu’ils pouvaient rentrer dans le scénario sans pour autant trahir leur monde, qu’ils étaient venus défendre en jouant dans le film.
Vos acteurs parlent des langues différentes, comment avez-vous fait pour gérer cela ?
Ça a été difficile. On n’avait pas loin d’une dizaine de langues : le français, l’anglais, le francamerounais, le broken english, le lingala, le béni, l’arabe, et d’autres encore. Cela complique le tournage : Léonard et Hope ne parlent pas la même langue, mais c’est vrai aussi pour les acteurs qui les jouent. Justin, qui joue Léonard, ne parle pas anglais ; Endurance, qui joue Hope, ne parlait pas un mot de français avant le tournage. Elle a appris quelques mots au contact de l’équipe, juste assez pour pouvoir jouer le rôle de quelqu’un qui, après avoir vécu quelques mois avec des francophones, pour bredouiller un peu de français basique. Mais cette diversité linguistique, cette épaisseur est passionnante. C’est presque ce que j’aime le plus dans le film : ce paysage linguistique, qui pour moi est vraiment l’Afrique et que j’ai l’impression de ne jamais entendre au cinéma.
Il semble que vous essayez de sortir du schéma classique des migrants qui veulent accéder à un eldorado économique où on leur dit qu’on ne peut pas les accueillir. Et pour sortir de ce schéma, il faut passer par le domaine de l’imaginaire, afin de comprendre ce qui pousse ces gens à bouger et à prendre des risques démesurés pour s’extraire de leur condition.
La migration ne peut pas être envisagée de manière purement économique. On peut comparer ces « aventuriers », qui partent « clandestiner », pour reprendre leurs termes, aux héros Français et provinciaux des romans du XIXème siècle comme Julien Sorel ou Rastignac. Ils ne sont pas désespérés, ils ne meurent pas de faim, mais pour eux la vie est ailleurs. Et s’ils veulent vivre leur vie pleinement, la conquérir, ils doivent se rendre à Paris. Et j’ai l’impression que tous ces Camerounais et Nigérians sont en fait des provinciaux qui se sentent à la périphérie du monde et qui, s’ils veulent être dignes de leurs vies, doivent se rendre en son centre. Bien évidemment, l’économie a son importance, ils veulent gagner plus d’argent, ils rêvent de plein de choses, mais pas seulement. Ce centre occidental du monde est tellement présent dans leurs vies, tellement proche via la culture de masse, la télévision ou la musique qu’ils ne veulent pas rester en dehors. Ce sont tous des Julien Sorel qui veulent monter à Paris.
Mais Julien Sorel est un héros qui a un visage, tandis qu’eux sont des héros sans visage, pour citer le documentaire de Mary Jimenez. Et l’enjeu de votre film n’est-il pas de leur rendre ce visage ?
Effectivement, et pour ça, le vrai enjeu c’est de réussir à aller dans la fiction avec eux. De réussir à faire vivre Léonard et Hope, pour que l’on vive avec eux, que l’on s’attache à eux. D’habitude, ils sont traités de manière très sociologique, comme les exemplaires génériques du migrant. Et j’espère que cette histoire d’amour malgré eux fait qu’on ne les regarde plus comme des exemplaires de migrants, mais comme Léonard et Hope avec leurs difficultés, leurs aspirations et leur envie de vivre.
Jean-Luc Godard a dit lors d’une interview diffusée au moment du festival de Cannes sur France inter : « moi, j’aime les frontières, mais pas les douaniers. » Je suppose qu’il reconnaissait l’importance des frontières dans la diversité (marquant un changement de culture, de saveur), mais que leur fermeture est une absurdité. Il me semble que montrer cette absurdité est aussi un des enjeux de votre film.
Oui, c’est vrai. Ce sont des considérations avant tout idéologiques et politiques, mais pour moi, les frontières au sens administratif n’ont plus lieu d’être. C’est paradoxal quand on met ça en parallèle avec la mondialisation de notre monde. Sur les marchés de Dakar, le poulet européen est moins cher que le poulet sénégalais, mais un paysan sénégalais qui n’a plus la capacité de produire de poulet ne peut pas aller en Europe. Toutes ces grandes métropoles du tiers-monde sont un peu comme la Naples du XIXème siècle. Mais pour Naples, il y avait la soupape États-Unis, on pouvait partir en Amérique pour recommencer. Maintenant, la soupape est fermée.
L’ouverture des frontières suppose une décision politique, mais aussi l’acception de l’autre à la fois comme un semblable et comme un différent. Peut-être est-ce là encore un des enjeux de votre film : que l’on puisse s’identifier à eux comme être humain.
Oui, mon ambition au cinéma est concentrée exclusivement sur ça. Faire des films anthropologiques, c’est-à-dire qui s’intéressent à des réalités autres que la nôtre et qui les regardent dans leurs spécificités, mais aussi des films empreints d’universalité où l’on puisse être dans l’empathie et où l’on puisse s’identifier. Que la distance soit abolie. Je ne recherche pas l’universalité « Disney » où tout le monde est pareil, tout le monde ressent les choses de la même manière, de la Chine à Tahiti en passant par New York. Je recherche à la fois une totale universalité et un respect total des singularités et des différences.
Hope se sépare du groupe des Nigérians. Pourquoi ce choix ?
Comme on le comprend dans le film, la communauté nigériane est très brutale. J’ai rencontré des Nigérianes qui faisaient tout pour quitter leur communauté, qui est sans doute la communauté la plus violente du milieu de la route. Celle qui pratique le plus la traite des femmes, qui envoie les femmes se prostituer en Europe. Tous les gens qui jouent dans le film ont été castés dans les ghettos du Maroc et tous viennent du milieu de la route. Endurance, qui joue le rôle de Hope, était l’aînée d’une fratrie de sept filles ; lorsque sa grand-mère, qui était son soutien, est morte, on lui a expliqué qu’elle devait partir. On l’a amenée à un oncle, un intermédiaire, qui l’a amenée à un guide. Et une fois qu’un petit groupe avait été formé, elle a compris qu’elle était destinée à la prostitution. Personne ne lui avait expliqué, personne ne lui avait demandé si elle était d’accord ou pas. Endurance a fait toute la route, elle est arrivée à Oujda, la première ville marocaine en venant d’Algérie. C’est à Oujda qu’on prépare la traversée en bateau dans le cadre de la migration nigériane. Mais ça n’est pas nécessairement immédiat. Il faut d’abord s’acquitter des dettes que l’on a envers le guide. Soit la maquerelle qui vous a commandée depuis l’Europe envoie l’argent, soit vous devez vous acquitter vous-même de ce qu’ils appellent la différence, c’est-à-dire les 1000 euros que le guide vous réclame pour vous avoir emmené jusque-là, dans ce mauvais plan. Endurance a mendié à la mosquée tous les jours pendant 6 mois et elle a réuni 500 euros. Elle a eu la chance de rencontrer un homme très bien, un homme que j’ai rencontré et qui s’appelle Clayton. Elle est tombée amoureuse de lui et s’est mariée avec lui plus tard. Et cet homme lui a donné l’argent qui manquait et elle a payé sa différence. Mais pendant les six mois qu’elle a passés à mendier, deux fois on lui a dit : « tu pars cette nuit », on l’a emmenée sur la plage et par chance, les deux fois le voyage a été annulé. Si ça n’avait pas été le cas, Endurance serait aujourd’hui sur les trottoirs d’une ville européenne, devrait 35 000 euros à un réseau et sa vie serait finie. Donc on peut comprendre qu’une jeune femme nigériane puisse avoir envie de fuir ses frères !
Dans le film, elle est aussi prise dans l’engrenage du vaudou, un mélange de croyance et de nécessité.
Pour moi le vaudou, qui est une croyance très importante au Nigeria, est surtout une manière d’intimider les gens. C’est une sorte de serment, mais vous êtes moins tenu par la religion que par la communauté. Et il est très difficile d’échapper à la communauté lorsque l’on est dans la clandestinité. Le vaudou n’est qu’une manière de montrer que vous êtes tenu par ces gens, par leurs menaces de ce qui peut se passer si l’on trahit sa parole. En fait, ce genre de cérémonie se fait au départ, au Nigeria, car elle sert à prendre en otage toute une famille. La famille amène une jeune fille, on effectue la cérémonie sur cette jeune fille avec la famille présente. Et si la jeune fille trahit une fois arrivée en Europe, toute la famille est comme prise en otage et peut subir des représailles. Et je pense que la jeune fille est moins tenue par la crainte superstitieuse qu’il ne lui arrive quelque chose que par la crainte très réelle qu’un membre de sa famille n’ait des problèmes ou même ne soit assassiné. Bien sûr, je ne prétends pas raconter le vaudou : seulement comment des bandes criminelles l’utilisent pour leurs propres affaires, avec un fond religieux assez maigre.
Vous avez pu tourner au Maroc sans difficultés ?
Pour tourner au Maroc, il faut faire une demande auprès du CCM qui ressemble au CNC français. Et une fois que vous avez l’autorisation, on ne peut plus rien vous reprocher. Généralement avant l’autorisation, personne ne lit le scénario. Il faut seulement éviter les scènes de sexe et toute insulte au roi. On a donc obtenu l’agrément. Et une fois cet agrément en main, théoriquement, les autorités marocaines doivent vous aider à faire le film. Ça a donné certaines choses paradoxales. Par exemple lorsque l’on a tourné sur la montagne qui s’appelle Gourougou, et qui domine, côté marocain, la ville de Melilla, qui se trouve du côté espagnol de la frontière. Il y a deux enclaves espagnoles au Maroc : Ceuta et Melilla. Ce sont donc deux petites portions de territoire européen sur le continent africain. Il y a de nombreux campements africains à Gourougou, ou plusieurs milliers de personnes peuvent se rassembler pour aller attaquer le grillage de sept mètres de haut qui est la seule séparation qui existe entre le continent africain et le continent européen. Ce sont des zones extrêmement militarisées. Il y a des rafles trois à quatre fois par semaine. A l’aube, les militaires arrivent, tous les clandestins fuient dans la montagne, certains sont rattrapés. Ils mettent leurs affaires en hauteur dans les arbres, espérant que les militaires n’iront pas les chercher pour les brûler avec tous ce qui est resté au sol, ils fuient pour la journée et reviennent quand les militaires sont partis. Ces lieux sont extrêmement durs. J’ai eu des problèmes avec la police lorsque je suis allé dans des vrais campements. Mon directeur de casting aussi a eu des problèmes lorsqu’il est allé chercher des gens que j’avais déjà rencontrés et avec qui je voulais tourner. Mais le paradoxe est qu’ayant l’autorisation du Centre du Cinéma Marocain, et celle du gouverneur, on avait une voiture de police avec nous pour nous soutenir, pour nous aider et pour être sûr que personne ne nous embête. Et le paradoxe absolu est que ces mêmes policiers qui nous aidaient avaient fait des rafles le mois précédent et en feraient probablement le mois d’après. On a eu assez peu de problèmes. Par contre il a été impossible de tourner dans de vrais ghettos ou de vrais campements, c’est aussi là que le film tend vers la fiction. Car il est impossible de tourner dans les vrais ghettos de Rabat ou les vrais campements de Gourougou. Il a fallu reconstituer des ghettos ailleurs et aménager les décors afin qu’ils soient justes et authentiques. J’ai eu plus de problèmes lorsque j’ai fait les repérages seul, dans les ghettos ou à Oujda. Pendant le tournage on avait une légitimité administrative, aussi aberrant que ce soit.
Vous abordez très peu cette violence extérieure, celle des autorités, dans votre film. C’est vraiment la violence du milieu des migrants qui vous intéressait.
On la voit quand même, puisque le film s’ouvre sur le viol de Hope par un policier algérien et qu’on voit une scène d’arrestation. Mais c’est vrai que le film laisse à la marge la violence policière ou militaire pour les considérer seulement comme une sorte de cadre qui pose les lois de cet univers. Le but était de s’intéresser à cet univers lui-même : comment ça se passe entre eux, quelles sont les hiérarchies dans ce milieu extrêmement violent. Et au fond, cette violence est causée par leur mise en clandestinité, par la répression. Ça n’est pas l’objet du film, mais si l’on considère cela de manière plus politique, la cause de tout cela, c’est la politique migratoire européenne, de laquelle découlent les politiques migratoires du Maghreb. Ce sont les pays extérieurs à l’Europe qui sont chargés de faire la police. C’est plus pratique et ça coûte moins cher. Et cela a pour conséquence la mise à l’écart de la société de cette population. Et, forcément dans ces conditions, cette population s’organise dans la plus grande violence.
Vous avez choisi le nom de Hope, Espoir, pour cette jeune fille, mais il y a en fait assez peu de place pour l’espoir dans ce film où les personnages sont cernés par la violence et la cruauté. Que peut-on faire lorsque l’on est dans cette situation ?
Ce que fait Léonard et qui est l’objet du film : lui tendre la main. Tout le film raconte ça : dans un monde aussi violent, qu’est-ce qu’un garçon comme lui peut accepter ou non sans perdre son humanité. Et ce qu’il ne peut pas accepter, c’est de laisser cette fille qui vient de se faire violer dans le désert, alors que c’est grâce à ce viol que tous les autres en réchappent. Tout le film interroge cela. Vous avez raison, le film montre un univers impitoyable, mais dans cet univers impitoyable, il ne fait qu’interroger le problème de conscience de Léonard, le personnage masculin, qui au départ est montré comme ordinaire, pas très malin, en effet un peu plus doux que les autres, mais qui comprend les choses après les autres. On aurait envie de le pousser, de lui dire « réveille-toi ! ». Mais il finit par se réveiller et faire quelque chose pour cette femme. Je voulais montrer le chemin de ce garçon pour qui son humanité va passer par faire quelque chose pour cette fille. Et un geste d’humanité, c’est de l’espoir. Hope est d’ailleurs un prénom très courant au Nigeria.
N’y a-t-il pas aussi des réseaux de solidarité sur l’ensemble de ces routes ?
Je ne crois pas. J’ai vraiment rencontré beaucoup de monde et je ne crois pas. Il existe des ONG qui travaillent au Maroc, très peu en Algérie. Mais quand vous creusez un peu, vous vous rendez compte que le travail de ces ONG reste malheureusement superficiel. C’est ainsi dans le Nord algérien, et au Sud, vers Tamanrasset, il n’y a vraiment rien. Et je suis très sceptique concernant la solidarité interne, c’est peut-être ma vision du monde, mais les très très nombreuses personnes que j’ai rencontrées ne m’ont pas donné cette impression. La maxime de la route c’est « l’aventure c’est une place », ce qui veut dire : « l’aventure est individuelle avant d’être collective ».
Ces « chairmen » qui s’enrichissent sur le dos de ceux qui veulent partir, ils ne partent pas, eux ?
En fait si, au départ un chairman est toujours lui-même un migrant. Souvent, un chairman est un migrant qui a « duré ». Il peut avoir été refoulé ou bien il peut avoir décidé de s’installer parce qu’il a trouvé un business qui fonctionne. Normalement, un chairman doit faire six mois. Après quoi il réunit un peu d’argent et il paie son voyage pour continuer. Mais il y a aussi des chairmen qui restent et qui deviennent purement et simplement des chefs de bandes. Juste avant mon tournage, il y avait une espèce de révolution démocratique chez les Nigérians. Ce sont pourtant eux qui ont inventé la chairmania. Ce sont eux qui s’occupent des fokops, qui représentent les infractions aux règles du ghetto, et sont punies par la communauté. Les Nigérians sont les plus impliqués dans cette organisation. Et au moment où j’étais là-bas, a eu lieu l’élection du chairman de Maghnia, qui est la dernière ville algérienne avant le Maroc, la ville où tous les migrants doivent payer leur impôt avant de passer, donc un endroit extrêmement précieux. Et pour la première fois, selon ce qu’on m’a raconté, l’élection aurait élu une liste plus pacifique, face à une liste violente qui passait toujours depuis 15 ans, uniquement grâce à la terreur. Donc il semblerait qu’il y ait un changement en cours, qui irait de pair avec l’amélioration des conditions de vies de ces Sub-sahariens au Maroc. Parce qu’à la fin des années 90 et au début des années 2000, il n’y avait aucune vie possible pour eux au grand jour – ce qui les renvoyait dans la clandestinité, donc dans les bas-fonds, donc dans la violence. Il y a eu beaucoup de régularisations récemment. Et maintenant, on voit de plus en plus de Noirs qui occupent des HLM au Maroc, leur vie ressemble plus à la vie des sans-papiers chez nous et ce n’est plus cette sorte de farwest terrible qu’on a connu à la fin des années 90. D’ailleurs, le mari d’Endurance est vice-chairman à Maghnia, je l’ai rencontré plusieurs fois, je l’ai eu au téléphone il y a peu, c’est un homme charmant et qui semble très doux. Il n’est peut-être pas doux avec tout le monde, mais bon, il semblerait qu’il y ait un changement en cours et peut-être de l’espoir. Mais ce qui crée cette violence, c’est la mise à l’écart d’une population. A partir du moment où une population ne peut pas exister au grand jour, vous la forcez à exister de manière mafieuse. Si ça change, peut-être que ça changera aussi le mode de recrutement des chairmen. Jusqu’ici c’était théoriquement des élections, mais en vérité des coups d’Etat faits par des chefs de bandes. J’ai entendu beaucoup d’histoires de chairmen se faisant assassiner, se faisant couper les deux jarrets. On croirait vraiment un western.
Ces Nigérians, c’est tout de même une référence à la violence de la société nigériane elle-même, ça n’est pas génétique ! Mais je vois que vous nous avez épargné un certain nombre de choses
C’est vrai, je n’ai pas raconté le pire !
Aviez-vous une arrière-pensée politique en faisant le film ?
Le film n’a pas de message politique direct. Ce n’est pas un film à thèse qui veut vous dire quoi faire. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir des opinions personnelles, par exemple celle que les frontières sont une aberration. Mais il est évidemment politique, indirectement. Car en nous mettant face à la réalité de ce monde et en nous faisant nous rendre compte que ce monde de western est causé par nos politiques migratoires, ça nous incite à réfléchir. Je trouve impensable qu’on ouvre les frontières avec l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et qu’on oblige des pays africains à recevoir nos poulets tandis qu’en même temps, alors que les biens circulent, les gens ne peuvent pas circuler.
Qu’est devenu Léonard ?
Le grand but de Léonard était de refaire son identité. Donc il est reparti au Cameroun, qu’il avait quitté à 17 ans, avec le rêve d’être footballeur. Il a joué dans des petits clubs de troisième division près d’Agadir. Il est retourné au Cameroun avec l’argent qu’il a gagné sur le tournage pour refaire son passeport. Il n’y est pas arrivé. Après bien des insistances, il a eu finalement son passeport, mais trop tard pour qu’on puisse faire un visa d’urgence pour venir à Cannes !
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