L’intégration, mot en vogue, a pour nous autres en Italie ses figures emblématiques, ses success-story, des phares. Mais surtout, ce n’est pas un mot vain. Intégration appelle une série d’attitudes qui montrent effectivement comment, au jour le jour, se situe l’étranger qui s’intègre et comment se comportent les autochtones qui intègrent. Dans ce sens, Félicité Mbezele s’est déjà construit son petit cocon d’intégrée. En fait foi, surtout, son spectacle Kantheros, fameux au sein de la diaspora. Pendant une heure, elle y récite seule les heurs et malheurs d’une « Africaine à Rome ». Banal, si ce n’est que le tout est déclamé non en italien comme on se serait attendu pour un spectacle du genre, mais en dialecte romain. Plus intégrée que cela !
Donc, nous parlions de Félicité Mbezele : Camerounaise, comédienne de métier (plusieurs séries télévisées projetées par la RAI : Una Donna per Amica de Rosella Izzo, par exemple) et, last but not the least, directrice depuis peu du tout premier Centre des cultures africaines à Rome. Une personnalité en somme. Sourire, élégance africaine colorée, verbe fleuri. On la définit volontiers comme « la Whoopi Golberg du cinéma italien ». Une passionaria.
Son histoire est celle de centaines d’autres Africains, bien insérés dans leur société d’accueil en Italie, présents sur tous les forums où il est question de dialogue, de culture. Pour que l’Italie connaisse, comprenne l’Afrique ; pour que l’Afrique comprenne l’Italie : une ambassadrice de bonne volonté en va-et-vient permanents. Sa valise est posée à Bologne quand elle s’est réveillée à Milan, Turin ou Paris.
La police française et tous les corps assermentés sont connus pour leur professionnalisme. C’est l’autre mot pour dire qu’ils savent se montrer intransigeants, quelle que soit la « hauteur » de la personne qui vient à manquer aux obligations civiques normales de la vie ou d’enfreindre la loi. Mais c’est l’autre mot aussi pour dire, quand ils dérapent, qu’entre en jeu le faciès, ils peuvent aller aussi loin qu’un groupement de traîne guêtres d’une république bananière. Or le 1er juin dernier, les douanes françaises ont dérapé.
Nous sommes le jeudi 24 mai 2007, au siège de la Radio Vaticane à Rome. L’association que je dirige, le CRA-2000 (Centre de réflexion africaine), et qui rassemble des communicateurs et des intellectuels africains, tient une conférence sur le thème évocateur de : « Leadership africain, entre charisme et Gouvernance. D’Amilcar Cabral à Kwame Nkruma et d’autres ». Le panel des intervenants est significatif de cette volonté de fondre les cultures ; du résultat de ce melting-pot. Outre le Père Federico Lombardi, Directeur général de Radio Vatican et Porte-parole du Vatican qui nous accueille, il y a là en effet Samia Yaba Nkrumah, la fille du grand leader panafricaniste ; Jean-Léonard Touadi, l’Italien originaire du Congo-Brazzaville devenu depuis peu assesseur à la Commune de Rome ; Filomeno Lopès, philosophe et chanteur d’origine bissau-guinéenne. Et, comme public, un parterre de ce que la diaspora africaine de Rome compte de représentants les plus en vue ; qu’il s’agisse de diplomates, d’humanitaires ou de militants associatifs. Et il y a Félicité Mbezele.
Elle prend la parole avec fougue ; dénonce une Afrique qui pleurniche et ne sait pas se rendre visible là où sa voix doit se faire entendre ; dénonce les gémisseurs quand le tigre ne passe pas son temps à se pâmer devant sa tigritude etc. le ton ferme est ferme et passionné ; l’intervention est véhémente. Conviction à fleur de peau. Il faut arrêter la comédienne qui, entre deux encouragements aux organisateurs, parvient toutefois à annoncer qu’elle part la semaine suivante à Paris pour une conférence où l’on parlera, justement, de culture, d’Afrique et d’intégration.
C’est donc de retour de cette conférence-là, annoncée devant une multitude de témoins dans la Salle Marconi de Radio Vatican, que Félicité Mbezele se fait contrôler, ce 1er juin 2007 à 15H, dans le TGV Paris-Milan, par 8 agents – oui, bien 8 ! – de la douane française. Le contrôle se veut de routine. La fouille aussi. Tout comme le jeu normal des questions-réponses : « La fouille sommaire de l’intéressé (sic) et de son sac à main permet de découvrir un billet de train entre Rome et Paris Bercy en date du 31 mai 2007 ainsi qu’un billet de train entre Lyon et Milan. L’intéressée nous déclare être venue à Paris pour assister à une conférence culturelle et retourner en Italie où elle réside » (extrait du procès-verbal de constat – Feuille 1, copie 3).
C’est ici que tout bascule. Parce que les agents, pour une raison qu’ils resteront seuls à connaître, imposent à la comédienne « un test enzymatique de dépistage des produits stupéfiants ». Pourquoi ? Félicité Mbezele ne pose pas la question et ne résiste pas. Elle se soumet avec la gaîté de qui va faire une belle farce à des agents visiblement trop zèlés. Mais alors, la surprise et le sourire changent vite de camp. Car, affirment les agents dans le procès-verbal : « Le résultat du test à la cocaïne est positif » !
Félicité est, comme bien des personnes de sa profession, une fille exubérante. Nous l’avons vue au théâtre, dans les conférences, dans les différentes manifestations de la ville de Rome, et personne ne se rappelle l’avoir jamais vue fumer. Mais voilà que, elle que les chiens policiers renifleurs venaient de superbement ignorer quelques minutes auparavant dans ce train de la démence, devient une cocaïnomane.
Dès lors tout s’emballe. Non seulement son portable est confisqué avec ordre formel de ne tenter de communiquer avec personne, même à bord du train (elle est isolée) ; mais encore elle est forcée de se soumettre à un examen d’urines ; à une radiographie des intestins parce que, expliquent les douaniers avec une conviction qui frise la menace, « la loi X, paragraphe Y punit d’un an de prison et de plus de 3000 euros d’amende » toute personne qui refuserait de se soumettre à ce genre de tests et patati et pata. Bien plus, Félicité est sommée de signer, surtout loin de tout témoin, qu’elle est parfaitement consentante pour tout cela. Ensuite de quoi descente manu militari du train, bien entendu. A la gare de Chambéry.! Du grand jeu.
Adieu le billet jusqu’à Milan. Adieu les engagements pris pour des spectacles le lendemain à Rome. Adieu la dignité. Tout simplement. L’appareil digital qu’elle a dans son sac est littéralement disséqué ; les photos souvenirs d’un récent voyage au Cameroun sont analysées, commentées, suspectées. Prise au piège de tout, isolée par l’escouade et soustraite au regard des autres voyageurs honnêtes, la comédienne se croit dans un mauvais film. Elle pleure. Mais les policiers eux sont à la curée ; mettent en doute sa qualité de comédienne (au propre : « pourquoi n’avez-vous pas plus d’argent que cela si vraiment vous êtes comédienne ? ». On imagine comment aurait été formulée la question si elle avait eu 7000 euros sur elle !) ; on la traîne aux Hospices civils de Lyon, établissement hospitalier où, ironie du sort, c’est un immigré, un médecin Congolais qui est réquisitionné pour faire passer tous les examens à la dangereuse trafiquante. L’homme de métier s’exécutera non sans avoir préalablement signalé que ce cas, que les policiers lui demandent de traiter en priorité absolue, ne sera vu qu’après les urgences dont il a la charge. Ensuite de quoi, il établit le certificat N° d’entrée 537708082 3 – 530080823, qui affirme ce que tout le monde savait dès le début de cette farce : le tube digestif ne contient aucun corps étranger ; que la « patiente » en gros n’a pas ingéré de drogue.
L’enfer sait se rendre proche pour qui le destin a tiré les mauvaises cartes. Et Félicité Mbezele de se demander : qu’en est-t-il des pauvres hères qui, pris dans un tel engrenage sont allés plus loin qu’un simple cabinet de médecin ? Quid de ceux que nous appelons ici « Vu comprà » (vendeurs à la sauvette, souvent d’origine sénégalaise) dont le français est hésitant et l’italien pas plus sûr, et qui seraient pris dans une telle cabale si la liberté de voyager devient un réel danger ?
Deux mots pour la fin : la police insiste – menace ? – pour que Félicité Mbezele signe le procès-verbal où il est spécifié qu’elle s’est soumise à toutes ces vexations de manière « volontaire ». Et mezza voce un d’eux lui dit, en partant : « surtout pas un mot à la presse, compris ? ». Compris.
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