Le 14ème colloque sur le cinéma documentaire organisé à la cinémathèque de Toulouse les 24-27 janvier 2006 par le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information, organisme de formation des personnels de l’éducation nationale) avait pour thème » Vues d’ailleurs filmer l’étranger « . Parmi les films présentés : le Cauchemar de Darwin, avec un débat en présence de son réalisateur Hubert Sauper. Analyse du phénoménal succès de ce documentaire et du film dans son rapport aux spectateurs.
Étant en déplacement en Afrique, je n’avais pu visionner Le Cauchemar de Darwin en séances de presse avant sa sortie et ne l’ai donc vu que tardivement au cinéma de Nyons, bourg de 7000 habitants où l’engagement de l’exploitant Jean-Claude Georgel draine près de 50 000 spectateurs par an sur deux salles avec une programmation exigeante et cinéphile. La salle était pratiquement pleine, fait remarquable pour un documentaire sur l’Afrique. Le public en est sorti accablé et meurtri, dans un silence de plomb inhabituel pour des gens qui souvent se connaissent. Réflexion générale quand les langues se délient : » Quelle tristesse, ainsi va le monde ! »
Curieux de connaître leurs réactions, j’ai présenté le dvd du film aux participants de l’atelier sur la critique de Dakar en décembre 2005 (cf. sur le site l’article Dakar 2005 : au-delà du formatage, la représentation). Même réflexion accablée mais cette fois plus territoriale : » C’est ça l’Afrique ! »
Ainsi, chacun prenait pour soi le constat du film. Les Occidentaux enfermés dans la honte de profiter du système d’exploitation mondial, les Africains coincés dans leurs problèmes et personne ne voyant comment s’en sortir. Une lumière pourtant à l’atelier de Dakar : la discussion a vite montré qu’ils ne partageaient pas une vision aussi négative de l’Afrique et que si la misère sous toutes ses formes existe, ne montrer qu’elle est une vue partielle qui ne rend pas compte de la complexité et surtout de sa vitalité. Le choc des images avait mis un moment cette critique de côté.
» Ce film, je l’avais en tête avant de l’avoir filmé « , indiquait Sauper à Toulouse. D’où son souci de faire un » casting « , pour reprendre son expression : de trouver les bons exemples, les bonnes personnes allant dans le sens de sa démonstration. Il parle de son film et de son engagement avec une touchante sincérité : » il est la traduction de ma fascination pour Raphaël, le gardien de nuit qui se fera à la fois guide et traducteur, et pour le lieu. Je me révolte et je veux transmettre ça au spectateur « , indique Sauper dans son entretien avec Claude-Eric Poiroux dans le bonus du dvd.
Cette misère n’est pas propre à l’Afrique : Sauper indique bien qu’il aurait pu tourner dans d’autres continents ou faire un film » sur la banane ou la crevette » dit-il ironiquement, et que le but du film n’est pas d’engager les gens à ne plus manger de perche du Nil pas plus qu’il ne chercherait à conseiller de ne plus manger de bananes ! Il n’apporte pas de solution. Son seul objectif est d’aider à » comprendre l’image que l’on voit à la télé « . » Si on voit, on comprend les statistiques qu’on lit « , dit-il dans l’entretien du dvd.
Effectivement, les horreurs du Cauchemar de Darwin, nous les avons déjà vues, nous les connaissons déjà, elles font partie de notre relation au monde. Quel besoin alors de cette sorte de réveille-matin qui nous les rebalance en pleine gueule ? Sous quelle fascination nous précipitons-nous pour payer un billet et recevoir à nouveau ce choc émotionnel ? Abordée durant le débat, cette question fut éliminée sous prétexte qu’un film n’est ni suspect ni condamnable parce qu’il a du succès. Un point de vue que je partage entièrement mais qui ne répond pas à la question de savoir pourquoi ce film en particulier correspond si bien aux attentes du public (succès médiatique, succès festivalier, succès critique, succès en salles, bouche à oreille positif). Sauper propose une réponse : » c’est la forme esthétique du film qui a fait qu’il soit connu « . Effectivement, il se démarque de bien des documentaires informatifs ou pédagogiques : durant la discussion de l’atelier de Dakar, l’accord était général sur le fait qu’il est très fort dans sa façon d’imposer sa vision comme une vérité.
Jamais en effet, il ne met en doute son regard. Au contraire, les fréquentes comparaisons par juxtapositions de plans concourent à donner la réalité comme univoque : elle parle de soi, il suffit de la capter en mettant les mains dans le cambouis. Et c’est vrai qu’on ne peut dénier à Sauper qu’il le fait : il filme dans la benne du camion qui porte les ragoûtants déchets de poissons. Il n’est pas du style cinéaste qui se fait un film en Afrique comme on prend des vacances. Son précédent, Kinsangani Diary (Loin du Rwanda), à la recherche des réfugiés rwandais au Zaïre, est une véritable descente aux enfers, témoignage honnête de son désarroi (il croyait en trouver quelques centaines et en trouve des dizaines de milliers dans un état extrême). » Il faut ouvrir le couvercle de la poubelle du monde et nager dedans pour filmer ça « , dit-il dans l’entretien du dvd. Ses films mettent profondément mal à l’aise. Parce que ce qu’ils donnent à voir est laid et qu’ils se donnent ainsi comme révélateurs du caché, de l’invisible.
Pas de commentaires. Parfois quelques éléments d’information sur des encarts. Jamais non plus d’apparition à l’écran : Sauper n’est pas Moore. Il ne roule pas pour lui-même, même s’il produit des images qui se vendent bien. Cette dernière affirmation ne serait une accusation que si l’émotion portée par les images n’a qu’une fin en soi, celle d’être consommée. L’art de Sauper est d’attirer intuitivement le spectateur dans son désarroi, dans son effarement, dans ce qui est proprement un cauchemar. » Le cauchemar, c’est dans le cerveau du spectateur que ça devient cohérent « , dit-il dans l’entretien du dvd. Car c’est bien à une écriture du rêve que fait penser son cinéma : une série de visions chocs, toutes allégoriques, obsédantes, combinées en puzzle de signifiants et se développant par des translations alimentant la tension.
Les gros plans dérangeants sur les visages entretiennent cette vision. Sauper indiquera durant le débat qu’ils répondent à la proximité qu’il ressent envers les personnes qu’il filme. Mais faut-il pour cela des gros plans, sorte d’introspection forcée ? Les personnes y gagneraient-elles en dignité ?
Le film s’ouvre sur la vision mirifique de l’ombre d’un avion sur la surface du lac Victoria au son d’une douce chanson russe ( » pour montrer que malgré tout, il y a la vie « , dira Sauper au débat), mais y oppose vite l’ironie de la chasse endiablée d’une abeille dans la tour de contrôle par l’employé supposé guider les avions avec une radio en panne, jusqu’à ce qu’elle soit trucidée à coups de bloc de papier. Gros plan sur l’abeille écrasée qui coule le long de la vitre. Cette malheureuse abeille nous introduit autant à la catastrophe écologique d’un lac en perdition (à cause de la prédation de la gigantesque perche du Nil qui y fut introduite il y a 40 ans et qui achève de dévorer 90 % des autres espèces, massacrant l’équilibre écologique du lac peu à peu envahi par les algues) qu’aux » dommages collatéraux » d’une exploitation et d’une exportation intensives de ce poisson vers les marchés européens.
Deux démonstrations se chevauchent pour s’allier en une vision globale qui sonne altermondialiste mais se révèle pour le moins manichéenne : d’une part, l’exportation prend le pain de la bouche des Africains et les accule à la famine et à tous les maux de la misère (prostitution, sida, violence), d’autre part elle est d’autant plus amorale qu’elle occasionne un trafic d’armes leur permettant de s’entre-tuer. C’est ainsi à travers un fait local un système sadique et meurtrier qui est dénoncé : l’exploitation capitaliste du monde. Cet écart entre le général et le particulier se réduit peu à peu durant le film, au fur et à mesure que les deux démonstrations s’alimentent et se chevauchent. Ce qui est fort, c’est qu’elles ne passent pas par les logiques de la plupart des documentaires : ni chiffres, ni arguments économiques, ni interviews, ni reportage mais plutôt une plongée. Par rencontres successives, Sauper s’éloigne de son sujet (la pêche) pour mieux cerner son intuition globale. Sa pédagogie est dans le choc émotionnel de ce qui ne peut être que la réalité, la vérité.
Ne nous méprenons pas : je ne doute aucunement du cynisme du système économique mondial, et à quel point il s’arrange pour nous empêcher de regarder les réalités en face, pas plus que je ne doute de la corruption ou l’aveuglement de nombre de responsables ou dirigeants au Nord comme au Sud. Je ne doute pas non plus de la nécessité de répéter le message de temps en temps, pour éviter de l’oublier engoncés dans notre confort et notre richesse. Ce qui me gêne est un film qui contrôle mieux les images que la tour de contrôle de Mwanza les avions, dans une construction qui ne me laisse pas la place de penser la complexité. L’émotion au cinéma est le produit d’une mise en scène, de stratégies esthétiques. Soit elle répond au besoin émotionnel du spectateur en lui permettant de consommer sa » dose « , soit elle le mobilise pour ménager une autonomie de pensée, c’est-à-dire de construire sa place de sujet dans le monde autant que dans sa propre vie.
» C’est incroyable ce qu’on arrive à faire à la table de montage « , indique Sauper dans l’entretien du dvd. L’image est une arme et il ne crache sur aucun effet. » Notre culture ne veut pas regarder la mort en face « , disait-il lors du débat. » Cela rejoint l’homophobie. Je trouve important de restaurer ce malaise « . Et il le fait. Une femme qui aligne les ragoûtantes carcasses sur les claies de séchage a un il caché par un tissu. Le gaz ammoniac dégagé par la décomposition des poissons bouffe les yeux : même s’il n’est pas provoqué, le dévoilement de cet il perdu plonge le spectateur dans l’effroi.
On passe sans détour à une conférence de la délégation de l’Union européenne à Dar-es-Salam où l’on apprend que la plus grosse partie des exportations tanzaniennes de perche du Nil est à destination de l’Europe et que les usines de traitement, grâce au financement de l’Union, respectent le niveau international d’hygiène et de qualité. Il n’est pas a priori condamnable que les Européens s’enquièrent de la qualité de ce qu’ils importent et mangent, mais ils pourraient se soucier des conséquences locales. Sauper indique dans le débat que ces responsables européens savent parfaitement que, transformé en filets dans des usines modernes, le poisson n’est plus abordable pour la population, à qui il ne reste que les têtes des carcasses, consommées dans tout le pays. Ils savent aussi qu’au moment du tournage, comme en témoigne la télévision, une famine frappe la Tanzanie et qu’il faudrait 17 millions de dollars pour nourrir les deux millions de personnes atteintes par la mauvaise récolte de riz.
Le film révèle ainsi la macabre hypocrisie d’une production uniquement destinée à l’exportation vers les riches tandis qu’il ne reste plus aux pauvres sur place que les carcasses séchées et grillées dans des conditions d’hygiène plus que précaires. Sauper déplace donc sa caméra vers une petite handicapée passant dans la rue, sur laquelle il zoome, figure récurrente dans le film, avant de revenir sur les délégués européens. La scène suivante est ainsi introduite : les enfants des rues qui se disputent un repas trop maigre pour les nourrir tous, et se l’arrachent à pleines mains, photo choc qui fera la publicité du film lorsqu’un des enfants ouvre grand la bouche en regardant la caméra.
Filmer et montrer frontalement une sidéenne en état extrême de faiblesse et qui indique ne plus pouvoir manger n’est pas neutre. L’image est choquante : elle ne révèle pas seulement l’inanité du raisonnement du prêtre catholique qui dénonce le préservatif comme un péché, elle participe d’un dispositif qui aligne les unes après les autres les misères de l’Afrique comme le produit d’un système global amoral et sans pitié. Tout est dans le dosage : Sauper indique qu’il aurait pu filmer son frère qui se débattait à côté, de la bave sortant de la bouche. Lorsqu’il filme dans Kisangani Diary les journalistes de télévision eux-mêmes en train de filmer une femme en état d’extrême faiblesse, en train de mourir de faim, Sauper ne nous offre pas seulement une réflexion sur l’acte de filmer, il mobilise la honte du spectateur consommateur qui se découvre – à l’image de ces pilotes russes si humains qui, pour ne pas perdre leur job, ferment les yeux sur leurs cargaisons – acteur involontaire du désordre mondial.
Là est l’ambiguïté de fond : l’image choc mobilise-t-elle ? Durant le débat, une spectatrice a remercié le cinéaste de l’encourager par son film à poursuivre sa lutte et son engagement militant. Le choc serait donc mobilisateur ? Mais elle a également indiqué que lorsqu’elle a vu le film avec des amis, ils étaient restés sans parole ensuite. D’autres conversations avec des spectateurs m’ont ainsi plutôt confirmé qu’il les accablait et menait à la résignation.
Un spectateur a indiqué pendant le débat que le film éveillait en lui une immense culpabilité. Est-ce faire de la mauvaise psychologie que de rappeler que la culpabilité sert l’ego ? On n’y pleure que sur soi-même. Ces larmes de crocodile expliqueraient-elles le succès du film ? Ou bien le fait que le cinéma étant une traduction de la réalité, il a trouvé le moyen de représenter le dégoût que chacun ressent en ce moment sur l’état du monde ? Et révèle ainsi ce qui en est représentable aujourd’hui.
Parce qu’elle est aisément médiatisable, l’image choc fait vendre. Le public aime s’y complaire. Il en redemande : un étonnant phénomène d’autoflagellation le pousse à se précipiter pour voir un film dont il sait pertinemment qu’il va le déranger et ne pourra s’en extraire. Cela participe de cette fonction du cinéma d’un partage collectif d’émotion sur des références communes : vu individuellement hors de ce contexte, le Cauchemar de Darwin n’aurait pas le même effet, le téléspectateur zapperait peut-être vers un programme moins sombre et gênant. Dans la salle de cinéma se joue une sorte de messe où les spectateurs rejouent ensemble mais confortablement assis leur effroi devant l’horreur du monde. Ils peuvent ensuite se redire le choc subi, le valoriser auprès d’amis et leur donner l’envie de le partager. Emmanuel Ethis a montré » qu’il est rassurant d’avoir peur ensemble. » (1) Et qu’on le fait entre gens qui se regroupent en fonction de communes sensibilités, ici ceux qui ont une fibre politico-humaniste. Au cinéma comme ailleurs, les démonstrations ne convainquent souvent que les convaincus.
Primé un peu partout (Angers, Toronto, Venise, etc.), le film a crevé le box-office en France. Sauf la vivifiante exception de voix septiques (cf. l’excellent article de Philippe Mangeot dans Les Cahiers du Cinéma), la critique parle d’une voix : ne ratez surtout pas ce réquisitoire effarant qui autopsie l’horreur avec sang-froid (Première), ce superbe documentaire aux allures de polar (Télérama, qui en fait le film de l’année), cette nouvelle vision apocalyptique de l’Afrique (Les Inrockuptibles), cette plongée étouffante dans le cynisme des grandes puissances et dans les entrailles de la misère (Rolling Stone), ce dossier tendu comme un thriller, nerveux comme un polar et prenant comme un mélodrame (Ouest France), ce film noir et saisissant (Libération)
Le film noir. Cette référence à un genre serait-elle la clef de la reconnaissance ? Ce sentiment de déjà-vu qui nous convainc ? On retrouve en effet dans le film ces confidences nocturnes, cet équilibre des lumières, cette insistance sur les yeux et les silences, cette enquête qui dévoile peu à peu un complot plus large qu’envisagé au départ
Quelle est donc cette étrange fascination pour une vérité assénée à coup de massue mais que chacun connaît trop bien : la déréliction, l’effroyable immoralité du monde ? Si le public était friand de démonstrations sur les rapports Nord-Sud, il aurait fait un triomphe à Djourou, une corde à ton cou d’Olivier Zuchuat, qui est passé inaperçu. Qu’est-ce qui permet au contraire d’affirmer l’objectivité du constat ou l’évidence du Cauchemar de Darwin (Chronic’art) ? Depuis quand une image est-elle objective ou évidente alors qu’elle est toujours le produit d’une construction ?
Nous ne doutons pas un instant de la bonne foi du cinéaste : s’il nous le dit, c’est qu’il y a des armes dans les avions. Les silences entendus des pilotes russes, finalement obtenus après une longue approche qui ne dit pas son nom (une mise en confiance pour leur tirer les vers du nez), suffisent à nous convaincre. Nous y croyons parce que nous le savons déjà : il faut bien qu’elles viennent de quelque part, ces armes qui déchirent l’Afrique. Alors pourquoi pas là, puisque le contrôle de l’aéroport semble déliquescent ? Il n’y a pas ici la rigueur d’une enquête journalistique ou autre : nous partageons la conviction du cinéaste, nous le croyons sur images. Et mesurons ainsi la véritable place qu’il nous donne : plutôt que de bâtir nous-mêmes la relation entre les images et une vision, celle de partager sa certitude, non de façon rationnelle mais intuitive.
Notre vision du monde se bâtirait-elle ainsi sur la rumeur ? Nous nous doutons bien que le capitalisme ne fait nulle part de cadeau mais est-ce au détriment de toute complexité ? Mwanza n’est-il que l’étalage de misère que nous dévoile le film ? Une industrie florissante, même problématique dans ses conséquences écologiques ou humaines, ne profite-t-elle pas à sa région, ne serait-ce qu’en termes d’emplois ? Un coup d’il sur les journaux kenyans (The Standard et The Nation), indique qu’une campagne a été menée contre le film par l’organisation des Pêcheries du lac Victoria et l’Union internationale pour la conservation de la nature (qui organise le colloque montré dans le film). Il est clair qu’il s’agit là de défendre les intérêts de ceux qui profitent du système mais la lettre adressée aux producteurs par leurs deux représentants, Thomas Maembe et Dr Alice Kaudia, dénonce l’aspect unidirectionnel du film, lequel passerait sous silence les bénéfices de l’exportation de poisson pour les pêcheurs locaux en se concentrant uniquement sur un petit groupe sur la côte tanzanienne du lac (également bordé par le Kenya et l’Ouganda).
Ma première question à Hubert Sauper a donc été de savoir s’il avait cherché des voix de résistance. Y aurait-il sur place des écologistes africains, des ONG, des groupes de la société civile, des rédactions de quotidiens qui prennent le problème à bras-le-corps ? La Tanzanie, issue de l’ère Nyerere, avait développé de multiples unités villageoises de production. Qu’en reste-t-il ? Ne nous replonge-t-il pas dans cette vision d’une Afrique victime, incapable de se prendre en mains, qui ne peut attendre son salut que d’une prise de conscience des Blancs ?
Sa réponse est inquiétante : durant les quatre ans nécessaires pour faire ce film, il n’a fait que chercher ces résistances mais ne les a pas trouvées, juste un article d’un journaliste d’investigation du East-African, convoqué dans le film pour dénoncer la présence d’armes dans les avions avant que l’orage n’arrive.
Sauper insiste par contre sur cet enfant des rues qui dit le métier qu’il voudrait faire plus tard. Oui, c’est un élément de vie, un élément d’espoir, tout comme ces dessins colorés faits par un jeune qui décrit la violence de son milieu – une piste que le cinéaste aurait pu développer, mais noyé dans le déferlement de misère du film, comment y prêter attention ? Reste l’accablement, sans espoir de changement. Les bras tombent. À quoi bon réagir, puisque le monde est désespérant, puisque tous les responsables sont pourris ? N’est-ce pas là l’extension et la banalisation d’un discours d’extrême-droite, selon cette inquiétante contamination visible aujourd’hui dans les grands débats politiques ? À présenter ainsi le système planétaire en noir et blanc, Le Cauchemar de Darwin transmet davantage le désarroi du cinéaste qu’il ne propose au spectateur de réagir. Plutôt que de mobiliser son public, ne le détourne-t-il pas de la politique ?
Sauper s’est montré persuadé que son film pouvait faire réfléchir et pousser les spectateurs à agir. L’après-midi, Rostov-Luanda montrait une femme extraordinairement souriante expliquer avec douceur que l’Angola était déjà en guerre lorsqu’elle est née et que » les hommes ne partagent pas, qu’ils ne partagent jamais « . Je ne crois effectivement pas beaucoup au repentir des riches. Pour soutenir cet » espoir coûte que coûte » auquel se réfère Sissako après avoir constaté la décrépitude d’un pays meurtri, il est clair que ce ne sont ni l’économie ni la politique telles qu’elles sont aujourd’hui pratiquées qui sauveront l’Afrique mais davantage la pression sociale et l’offensive culturelle. Les morts de Ceuta et de Melilla ont sans doute fait davantage pour l’évolution du déséquilibre Nord-Sud que l’aide européenne aux pêcheries de Mwanza. Les films des cinéastes africains préparent sans doute plus efficacement les consciences au ré-enchantement du monde (pour reprendre l’expression de Ben Okri) que les discours des responsables politiques.
Il ne s’agit pas d’opposer le Sud au Nord : il n’y a pas de regard noir et de regard blanc. Il y a partout un centre et des périphéries, des pouvoirs et des alternatives, un discours dominant et des résistances
Les expressions artistiques contemporaines montrent à quel point ce n’est plus sur une territorialité ou une authenticité identitaire que se fondent les analyses du temps présent, mais sur une connexion avec les problématiques humaines.
Cela engage une nouvelle pensée d’un monde qui se créolise tout en défendant la richesse de sa diversité. Mais cela, un cinéma du désenchantement peine à le saisir et à le transmettre. Il tranche avec les films vus l’après-midi qui, eux, par leur façon de dégager au sujet filmé la capacité de réagir, d’intervenir, voire de prendre en mains le film, ouvrent pour le spectateur la perspective de se réapproprier son destin.
1. in Sociologie du cinéma et de ses publics, Armand Colin, p. 26.///Article N° : 4319