2008 correspond au trentième anniversaire de la publication du premier album d’un auteur africain en France. C’est en effet en 1978 à Cayenne (Guyane française), que fut publiée la première bande dessinée d’un auteur africain sur un territoire français. Car si la France métropolitaine a longtemps été fermée aux auteurs africains, avant l’émergence du Congolais Barly Baruti, les départements et collectivités d’Outre-mer français ont souvent hébergé leurs productions. En effet, plus d’une dizaine de dessinateurs y ont été édités. Certains y ont même démarré leur carrière avant de continuer en Métropole. Tout l’Outre-mer français n’est cependant pas concerné. Certains comme Wallis et Futuna ou Saint Pierre et Miquelon n’ont jamais produit de BD, du fait de leur enclavement et de leur faible population. D’autres n’ont abrité aucun talent d’Afrique, comme la Polynésie ou la Nouvelle Calédonie qui ne sont, il est vrai, guère prolixes en édition de bandes dessinées.
Seules deux zones sont concernées par la présence d’auteurs africains. Il s’agit de l’Océan Indien (Mayotte et La Réunion) et les Caraïbes (Guadeloupe, Martinique et Guyane française). Curieusement, il s’agit de cinq territoires où vivent des populations majoritairement (mais non exclusivement) d’origine africaine. Peut-on y voir un effet d’une quelconque solidarité entre artistes de même origine géographique ? Peut-être
Cependant, les raisons de la présence de bédéistes africains différent selon les territoires et démontrent qu’elles sont beaucoup plus complexes et prosaïques qu’une forme d’hommage de la diaspora à la « terre nourricière ».
La Réunion reste un cas à part. C’est, actuellement, la seule île de l’Outre-mer français où la bande dessinée a pris de l’ampleur. Non seulement la BD marche bien en terme de talents graphiques ou scénaristiques (Appollo, Huo-Chao-Si, Li-An, Tehem) mais également par le nombre d’ouvrages édités sur place. La Réunion se situe également dans une région très dynamique dans le domaine de la BD. Madagascar en a une longue tradition remontant au tout début des années 60, Maurice a produit d’excellents bédéistes comme Laval Ng ou Éric Koo Sin Lin et Les Seychelles abritent de bons caricaturistes. La conjugaison de ces paramètres a donc entraîné des relations étroites entre les professionnels du 9e art local. Des bédéistes malgaches et mauriciens ont systématiquement été invités aux cinq éditions du Festival de Saint Denis, Cyclone BD. Des auteurs réunionnais (Appollo et Huo-Chao-Si) ont déjà encadré une formation à Tananarive (en 2004) et sont à la base de l’album BD Africa : Les Africains dessinent l’Afriqueparu chez Albin Michel dans lequel apparaissent cinq bédéistes malgaches (1).
En matière d’édition, le magazine réunionnais de BD Le cri du margouillat a été un élément déclencheur extrêmement important dans la création de liens avec les pays environnants. Dès le début de ce fanzine (1986), les responsables ont souhaité se situer pleinement dans la région, en rupture complète avec le parisianisme dominant dans l’édition française (2). De fait, plusieurs auteurs de la région ont été publiés dans différents numéros : Aimé Razafy (3), Roddy (4) (Madagascar), Laval Ng, Marc Randabel (5), Deven Teevenragodum (6), Éric Koo Sin Lin (7) (Île Maurice) et surtout des auteurs sud-africains bien avant que ceux-ci ne se fassent remarquer par des éditeurs français comme L’association ou Cornélius (8). Le Comorien Moniri (de son vrai nom Moniri M’bae) a également dessiné une série, Little Momo, pour les numéros 18 à 28 du journal (9). En 1999, Centre du monde éditions, petite structure éditoriale créée par l’équipe du Margouillat, publiera même Retour d’Afrique du malgache Anselme Razafindrainibe, reprise de toutes ses histoires publiées au fil des années dans Le cri du margouillat.
Dans certains cas, les auteurs de la région peuvent se retrouver sur des thèmes communs. C’est le cas du mythe de la Lémurie forgé par le poète et homme politique Jules Hermann dans un ouvrage posthume de 1927, Les Révélations du Grand Océan. Tout en reposant sur des observations géologiques, l’ouvrage propose une rêverie sur l’existence d’un continent primitif appelé Lémurie. Berceau de toutes les civilisations, il a été englouti après une catastrophe cosmique. Madagascar et les Mascareignes en seraient les derniers vestiges et les Hauts de La Réunion symboliseraient les traces laissées par de prodigieux sculpteurs géants. Hermann voit par ailleurs dans le malgache l’origine de toutes les langues, y compris le français et le créole réunionnais. Le mythe lémurien inverse ainsi la perspective traditionnelle et fait des îles australes le centre du monde.
Le Mauricien Malcolm de Chazal sera parmi les premiers à prolonger l’uvre d’Hermann par ses propres constructions poétiques sur Maurice. C’est dans ce cadre que peut s’expliquer le choix de l’éditeur réunionnais Grand Océan (dont le nom n’a pas été choisi par hasard) de publier le couple de dessinateurs Xhy & M’aa en 1997 (10) dont l’univers délirant est proche de ces théories. Grand Océan récidivera par la suite avec deux autres ouvrages écrits et illustrés par ce couple d’artistes (11).
L’association ARS Terres créoles est une association sans but lucratif qui vise à valoriser le patrimoine historique et littéraire de la région. Dans ce but, elle a créé la collection Mascarin chez Océan Éditions (Réunion) et a créé le prix Jacques Lacouture du livre de jeunesse de l’Océan Indien. Ils ont édité le Seychellois Peter Marc Lalande il y a deux ans (12). Dans ces deux derniers cas, la motivation de l’éditeur reste la même, rendre compte de la créativité artistique des artistes de la région. Ils sont aidés en cela par un réservoir de talents régionaux importants et une dynamique en faveur de la BD propre à cette île de l’Océan Indien.
La situation n’est pas la même dans les autres îles et territoires d’Outre-mer qui ont accueilli des bédéistes africains, où la BD – encore très circonscrite à la Métropole – n’a qu’un développement limité. À l’exception de La Réunion, les éditeurs des autres Dom Tom n’ont jamais investi dans ce support et le nombre d’ouvrages édités sur place reste faible.
À Mayotte, la BD se résume quasi uniquement au travail de Vincent Lietar qui, depuis 1986, publie une planche hebdomadaire dans différents journaux de Mayotte avec comme personnage central un petit garçon nommé Bao, devenu une figure emblématique de cette île. En parallèle, jusqu’en 2000, le dessinateur malgache Luc Razakarivony installé sur place, a produit plusieurs albums. En 1993, il dessine la dame au chapeau dans le journal Makisard (scénario de Carole Lemonnier Du Roncheray). En 1995 et 1996, paraissent deux tomes des aventures de Greg et Abdou scénarisé par le Mahorais Abdou Salam (13). Enfin, en 2000, est édité en collaboration avec le franco comorien Nassur Attoumani, Le turban et la capote (14), bande dessinée médicale inspirée d’une pièce de théâtre de Abdou Salam éditée aux éditions réunionnaises Grand Océan en 1997.
En Guyane française en 1978, le Béninois Jules Niago, professeur de sciences économiques au lycée de Cayenne, et le Guyanais Maurice Tiouka ont publié, à compte d’auteur, Candia, la petite oyapockoise. Ce titre est la première BD publiée dans ce département (15) où les quelques éditeurs locaux se sont peu investis dans ce secteur qui ne compte que deux ou trois titres. Le plus remarquable reste Lavantir Mèt Dòkò qui date de 1998 et n’a pas entraîné de courant spécifique si ce n’est l’édition d’ouvrages par des métropolitains de passage ou installés sur place (16).
Aux Antilles (Guadeloupe et Martinique), quelques dessinateurs africains ont également pu se faire remarquer. Le Camerounais Mayval (17) a participé à l’aventure du journal satirique Le griot des Antilles ainsi qu’à quelques numéros de la revue de bandes dessinées Kreyon noir.
C’est également le cas de son compatriote Achille Nzoda (18), qui a démarré sa carrière en Martinique. On peut ajouter le Congolais (RDC), Augustin Nge Simety dessinateur de deux albums illustrant les aventures d’un petit garçon antillais (19) sur un scénario de l’Antillais Blaise Bourgeois. Ces deux albums ont été édités par Orphie, éditeur installé au départ à La Réunion et qui fait l’essentiel de son chiffre d’affaires dans les Dom Tom.
Dans tous ces cas, les dessinateurs africains ont occupé un espace laissé vacant. Malgré des éditeurs très investis dans la défense de l’identité caribéenne, un milieu littéraire très engagé et très porteur (Confiant, Chamoiseau (20)), la BD antillaise reste insignifiante. La moindre importance du réservoir local justifie le recours à des professionnels métropolitains et étrangers. Il est facilité par une présence plus importante d’Africains dans ces îles du fait d’échanges et de relations plus soutenus qu’avec la Polynésie et la Nouvelle Calédonie. C’est ce qu’explique le scénariste antillais Blaise : « Je me suis adressé à un professionnel de type européen. Ses dessins ne correspondaient pas à ce que je recherchais. En dernier ressort, j’ai passé une annonce. Simety m’a répondu. Il m’a envoyé des dessins. Ce qu’il a fait m’a plu et je lui ai donné rendez-vous. Simety a été ensuite « emballé » par le projet. Sur la région parisienne, je n’ai pas trouvé de dessinateur antillais (21) » précisant même « Mon éditeur est de la Réunion. Je me suis adressé aux éditeurs antillais : Guadeloupe, Martinique. Je n’ai reçu aucune réponse de leur part. (22) »
Les Dom Tom contribuent à établir des liens entre certains artistes africains et l’Europe permettant à quelques-uns d’entre eux d’y poursuivre leur carrière : elle commence brillamment pour le Mauricien Laval NG, elle démarre pour Achille Nzoda et Luc Razakarivony qui, après avoir été dessinateur à Mayotte, est devenu éditeur en Métropole. Malheureusement l’Outre-mer français n’est perçu que comme un moyen d’accéder au « Nord » et non comme une fin en soi. Les tirages des éditeurs locaux ne permettant pas des salaires conséquents aux dessinateurs qui travaillent pour eux. Le marché métropolitain leur est quasiment aussi fermé qu’il ne l’est pour les éditeurs étrangers (Canadien, Suisse, Libanais, Belge et
. Africain). Lutter contre un marché du livre à deux vitesses est un combat commun à l’ensemble des francophones et l’existence de relations entre l’Afrique et l’Outre-mer français permettra peut-être, à terme, de faire sauter certains verrous.
1. Le projet sera finalement repris par P’tit Luc. Les auteurs malgaches sont RADO (Une Poignée de cacahouètes), JARI (Pas de quartier), Jean de Dieu RAKOTOSOLOFO (Commerce avec les morts), NDREMATOA (La vie d’un pécheur), RODDY (Le Tireur de pousse-pousse).
2. Jacques Tramson, Quand le margouillat perd son cri, Notre librairie, N° 145, 2001.
3. Aimé Razafy a travaillé comme caricaturiste à Madagascar tribune. Une partie de ces dessins a été regroupée dans l’album Sans cible en 1993.
4. Considéré comme l’un des dessinateurs majeurs de la scène malgache, Roddy vient de sortir BD off dans la collection Karapapaka en 2008 et a illustré Soza le pêcheur (Ed. PREDIFF) en 2007.
5. Après avoir été l’un des grands espoirs de la Bd mauricienne, Marc Randabel travaille maintenant dans la communication et le graphisme pour la Mauritius Commercial Bank.
6. Caricaturiste vedette du journal Le mauricien.
7. Vit en Australie et vient de publier The gold coast : a visual diary en 2007.
8. Les relations en matière de BD entre l’Afrique du Sud et la France ont déjà fait l’objet d’un article sur Africultures : « //africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=7207 »
9. Le travail de ce dessinateur est à découvrir sur son blog : « http://littlemomoworld.over-blog.com/ »
10. Xhy & M’aa, Fol amour, la question d’Elie, Ed. Grand océan, 1997. ISBN 2-912862-00-0.
11. Un essai : Secret 2 en 1993 et un livre illustré en 2004 : 8 et 13 Marques indélébiles des partenaires de Dieu.
12. Humour naturel, vol. 1 : Poissons, couleuvres et tortues, ARS terres créoles, 2006. ISBN 2-908578-65-4
13. Razakarivony, Luc et Salam, Abdou, Greg et Abdou 1 : Mouraingy, Mamoudzou, Ed. Coco-création, 1995 et Razakarivony, Luc et Salam, Abdou, Greg et Abdou 2 : Tam tam diable, Mamoudzou, Ed. Coco-création, 1996.
14. Razakarivony, Luc et Attoumani, Nassur, Le turban et la capote, Mamoudzou, Ed. Coco-création, 2000.
15. Jules Nago (né en 1944), auteur par ailleurs de pièces de théâtre et de recueils de poèmes, éditera également – toujours à compte d’auteurs – un album pour enfants en 1993 : La mère poule et ses canetons ainsi qu’un roman aux éditions Akpagnon : Quand les dieux s’en mêlent en 1989.
16. Par exemple, Julie Blanchin, Le chant du païpayo (2006) et Olivier Copin, Instantanés de Guyane (2005) chez Ibis rouge.
17. Son site est sur « http://www.mayval.eu/ »
18. Son site est sur « http://nzoda.free.fr/ »
19. Ti Niko, mais comment les grands y font les bébés ? (2005) et Ma maman en calcul
Elle plus que forte ! (2006).
20. Patrick Chamoiseau qui a commencé sa carrière comme dessinateur sous le pseudonyme de Abel (Le retour de M. coucha).
21. « http://www.karibbean-spirit.com/spip.php?article759 »
22. Op. Cit.///Article N° : 7687