Avec le XIXème siècle, la figure du tirailleur fît irruption dans l’art africain. En fait, tout l’univers colonial fut d’abord représenté dans la sculpture traditionnelle. Dominations, spoliations, chocs culturels, les fondements mêmes de la conception artistique allaient être bousculés. Le tirailleur eut dans cette histoire la particularité de se tenir dans l’entre-deux cultures. Il ne fut pas autant représenté que les tenants du pouvoir colonial, porteurs d’un inconnu biologique, technologique et culturel. De même, il échappa aux repères propres à l’édification des identités nationales post-coloniales. Son personnage n’en resta pas moins vecteur de l’agressivité militaire subie par les administrés. Il se retrouva dès lors caricaturé au travers de masques, marionnettes ou peintures naïves, multiples témoins d’une histoire, somme toute, récente.
Une telle diversité d’objets pourrait déconcerter. Car des premières aux dernières représentations de ce » stigmatiseur « , l’art africain aura lourdement subi l’influence de l’esthétique occidentale. Un signe fera son apparition : la signature de l’artiste sur l’objet d’art, valorisant la singularité, et non plus l’identité communautaire, comme origine de l’uvre .
Plusieurs siècles après les premières représentations des marchands et soldats européens qui effectuèrent des transactions avec les peuples côtiers, la présence coloniale marqua profondément la statuaire africaine. Dans le respect des proportions canoniques en vigueur dans les sculpture ethniques, l’homme noir, armé, portant la chéchia rouge, le boléro et le pantalon bouffant fit son apparition. Les pouvoirs qui lui était conférés au sein des communautés administrées en firent un personnage dont on se devait d’attirer les bonnes grâces, y compris par le biais du culte. Bambara au Mali, Sénoufo en Côte-d’Ivoire, Ashanti au Ghana, Kamba au Kenya ou Makondé au Mozambique l’intégrèrent au » panthéon » des pouvoirs terrestres, sous la forme de sculptures en bois, souvent polychromes. Elles font partie de ce qui fut appelé ultérieurement » les Colons « . Ce terme désigne les statuettes qui, à travers l’Afrique, représentèrent la présence ou l’influence occidentale. La production de cette forme d’art allait par la suite se généraliser. Elle se videra de son caractère religieux, sous l’effet d’une demande commerciale occidentale en objets d’art et artisanat. Les attributs autoritaires du tirailleur s’effaceront de la représentation au profit d’avatars de la réussite sociale et autres signes extérieurs de modernité.
Une autre qualité de regard fut cependant porté sur le tirailleur au sein des arts vivants. Chez les Ibibios, une ethnie du sud du Nigeria, ce fut dans le théâtre traditionnel de marionnettes que son personnage s’anima. Populairement apprécié pour ses vertus divertissantes, satiriques et critiques, le théâtre de la société secrète Ekon purgeait le groupe de ses démons, litiges et transgressions. Il jouait véritablement un rôle de régulateur social. Au cours d’une série de petites scènes, chaque marionnette, à la mâchoire et aux bras articulés, était maintenue au-dessus de la tête par un porteur ventriloque, dissimulé sous un tissu. Le tirailleur y figurait au milieu des jeunes chasseurs, missionnaires, filles bonnes à marier, rois d’Angleterre, et autres boiteux. D’autres tirailleurs fantômes, à la mine blanche et hébétée, ne devait pas manquer de produire leur effet sur l’assistance.
A l’est des Ibibios, la société des Guèlèdè était une société de masques chez les Nago du Bénin et Yorouba du Nigeria. Les masques Elérù étaient toujours composés d’une tête de femme très stylisée, supportant à son tour une superstructure aux sujets extrêmement divers. C’est un culte à la femme toute puissante, propre à la culture vaudou, parce qu’elle est mère et » sorcière » à la fois. Il veillait continuellement sur l’évolution sociale, politique, économique ou religieuse de la société yorouba. Avec la colonisation, de nouveaux sujets, y compris le personnage du tirailleur, figurèrent dans les superstructures des masques Guèlèdè. Cette intégration dans leur répertoire de formes instaurait un regard critique de la tradition, parfois moqueur. Il opérait lors de danses diurnes et divertissantes liées à un ensemble de cérémonies. Aujourd’hui, des variantes de ces masques ont été développées par des artistes contemporains originaires de la région.
Car progressivement, la majeure partie de ces » mécanismes » socio-religieux allait tomber en désuétude dans l’Afrique contemporaine. Des formes artistiques nouvelles, souvent populaires, relayèrent le mouvement de la mémoire collective. C’est, entre autres, par le biais d’une peinture naïve, urbaine, souvent chargée d’un discours social, qu’un regard se fixa. Une veine particulièrement riche de cette tendance se manifesta en Afrique centrale, notamment au Congo Belge, à partir des années 1920. Elle ne jouira que beaucoup plus tard d’une reconnaissance internationale avec des artistes kinois tels que Chéri Samba ou Moke. Dans les années 60, des scènes de l’oppression coloniale exercée par les tirailleurs prirent le nom de Colonie belge. Ce thème récurrent apparut dans la province de Shaba. Il montrait des massacres de civils par les forces coloniales ou des insurrections locales. Bien qu’ayant à l’origine une valeur de témoignage (souvent des dates, titres ou noms de lieux sont rajoutés à la scène), il se généralisa dans les années 70. Il devint, après l’indépendance, un message symbolique de résistance populaire contre la nouvelle tyrannie étatique. L’uvre de Tshibumba Kanda-Matulu, de Lubumbashi, en fut, sans doute, l’une des plus fortes traductions.
Hormis cet exemple dans l’ex-Zaïre, la figure du tirailleur est quasiment absente de la peinture figurative ou de la sculpture contemporaine africaine. Il semblerait que l’engagement de ces combattants dans les deux guerres mondiales n’ait pas été saisi par une production commémorative, ni par une position artistique individuelle.
Ces données sur la mémoire africaine du tirailleur dans les arts et artisanats ne sont qu’embryonnaires. Elle mériterait une enquête de longue haleine dans les collections, les marchés, les villages et ateliers d’artistes d’hier et d’aujourd’hui. Car il n’existe que peu d’ouvrages consacrés à ce thème sur l’ensemble du continent. Cette démarche resterait indissociable de l’étude approfondie de l’interprétation africaine de l’univers colonial, telle une nouvelle page dans la relecture de cet héritage ambigu.
Sources bibliographiques :
– » Colons « , statuettes habillées d’Afrique de l’Ouest de Eliane Girard et Brigitte Kermel, éd. Syros, 1993
– Marionnettes et masques au cur du Théâtre africain de Olen Darkowska-Niclzgorski et Denis Niclzgorski, éd. Sépia, 1998
– The Gèlèdé Spectacle de Babatunde Lawal, éd. University of Washington Press, Seattle and London, 1996
– Africa Explores, 20th Century African Arts de Susan Vogel, éd. The center for African Art, new York and Prestel, Munich, 1991
– Article de Studies in Anthropology of Visual Communication, 1976, n°3 : Art, History, and Society : Popular Painting in Shaba, Zaïre de Ilona Szombati-Fabian
Catalogues d’exposition :
– Colonne Colon Kolo, déc.1980 – janv.1981, Galerie Fred Jahn, Munich
– Colon Galerie Brabo, Anvers, éd. Mercator, 1993
– Ekon Society Puppets 13 oct. – 17 déc.1977, L. Kahan Gallery, Tribal Arts Gallery Two, N.Y
Illustrations :
silhouettes de statues » colons » représentant le tirailleur (de g. à dte) : canne sculptée kamba (Kenya), statuette yorouba (Nigeria), statuette ashanti (Ghana) (à mettre à côté du titre)
marionnette ibibio polychrome représentant un tirailleur fantôme (Nigeria)
idem
masque yorouba de la société Guèlèdè représentant dans la superstructure un colon armé et ses deux porteurs
détail de » Colonie belge 1885-1959 » de Tshibumba Kanda-Matulu, peint dans les années 1970, peinture sur sac de farine///Article N° : 1227