Les Hommes libres

D'Ismaël Ferroukhi

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Tout le monde en convient, Les Hommes libres a le mérite d’exister. Issu d’un travail de recherche en compagnie de l’historien Benjamin Stora, le nouveau film d’Ismaël Ferroukhi rappelle, dans l’actuel contexte de mépris que l’on sait, la participation active des Maghrébins dans la Résistance. Plus encore, message adressé au plus grand nombre et notamment à sa propre communauté, il met en valeur le rôle de la Mosquée de Paris dans le sauvetage de Juifs d’origine nord-africaine à la barbe des Nazis. Centré autour du personnage de Younès, un jeune Marocain venu en France pour travailler à l’usine, le film sera le récit linéaire de sa découverte des enjeux politiques et humains de son époque, et de sa responsabilisation progressive au contact de ceux qui se battent pour la liberté. Profitant de la subtile intériorité du jeu de Tahar Rahim, Ferroukhi dresse le portrait d’un jeune pris malgré lui dans un tourbillon qu’il subit pour finalement devenir acteur de son destin.
Ayant remplacé l’usine par le marché noir, Younès est un traître à ses valeurs, dissimulant sa vraie vie dans ses lettres à sa famille. Puis, coincé par la police qui en fait de force un indic, il se voit obligé de trahir ses frères : sa position d’exploiteur indifférent ne tient plus. On le mouille, il se mouille, tout se mélange et il finit par basculer dans « le bon camp » et s’y engager. Le film vibre de ses prises de risques, en des suspens classiquement orchestrés où les tractions avant se coursent dans de mortelles envolées.
Mais le personnage de Younès ne se réduit pas à cette seule initiation, ni à l’édifiante et exemplaire mutation d’un traître en héros. Si son choix du droit chemin est, outre les messages historiques évoqués, l’argument principal du film, il conserve une ambiguïté. Comme toujours chez Ferroukhi, l’ambivalence ouvre des pistes qui viennent corriger la rigueur du récit. On pourrait penser qu’elles viennent brouiller le thème principal mais ces perturbations passagères ont au contraire pour effet de donner de l’épaisseur aux personnages et les empêchent de tomber dans le politiquement correct que semblent suggérer tant le récit que la mise en scène.
Dans L’Exposé, court métrage primé à Cannes en 1993, le petit Reda, à qui la maîtresse avait demandé de faire un exposé sur son pays d’origine, finissait par offrir à la classe le thé et les gâteaux préparés par sa mère pour transmettre une image plus vivante du Maroc qu’un alignement de chiffres. Ce message très consensuel était pourtant traversé par une série de dérives constituant la plus grosse part du film : la connivence avec le frère pour piquer des cerises au paysan, l’obsession de ce grand frère de partir au Canada, le rêve en classe des chairs d’une femme que Reda avait observées dans une cabine d’essayage, autant d’éléments discursifs déviant de l’image du bon immigré mais cohérents avec l’objectif de restaurer son humanité à l’altérité.
Dans Petit Ben (1998), le récit du cul-de-sac dans lequel s’engouffre peu à peu le brigand écorché vif confronté à la paternité (Samy Naceri) a cette même ambivalence pour moteur : ce qui en surface apparaît comme la rassurante conversion d’un tricheur en père aimant est en fait la révolte ultime d’un paumé.
Et dans le grand succès de Ferroukhi, ce road movie vers La Mecque qu’est Le Grand voyage (2004), la réconciliation progressive de Reda avec son père pourrait sonner fleur bleue s’il n’avait pas instillé des figures déstabilisantes comme cette mystérieuse femme en noir qui sort le film du religieux pour le plonger dans le spirituel et l’imaginaire.
Les Hommes libres n’échappe pas à la règle : mise en perspective avec son attirance pour la seule femme accessible dans le cadre fermé de la Mosquée et qui se révèle être une militante de l’indépendance algérienne (Lubna Azabal), l’amitié de Younès avec le chanteur juif homosexuel Salim Halali (Mahmoud Shalaby) introduit une féconde incertitude, fort éloignée du bienfaisant rappel historique des justes militants. Il n’y a pas là seulement la volonté de rompre avec une trop sage reconstitution mais aussi de la ressituer dans le contexte des représentations coloniales de l’Arabe dont on sait la prégnance aujourd’hui. Le fantasme occidental voit dans chaque Arabe un être féminisé, un homosexuel en puissance. Cet archétype s’est construit dans les images coloniales qui puisaient elles-mêmes dans l’imaginaire médiéval. Cette projection sexuelle occidentale participe de la même logique de rejet et d’attirance conjugués qui caractérise le rapport à l’immigré africain, faisant de lui un être à part, inadaptable à la société d’accueil. En jouant de cette ambiguïté, Ferroukhi dote Les Hommes libres d’une puissance dépassant la mise au point historique pour l’inscrire dans les contradictions de la relation, lui conférant ainsi une brûlante actualité.

///Article N° : 10427

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