Pour certaines communautés françaises d’origine ultra-marine, désormais autorisées à remplacer le nos ancêtres les gaulois par « nos ancêtres les esclaves », il y a irrévocablement un avant et un après loi Taubira. Dans les programmes scolaires, dans les jalons de l’histoire officielle, un changement a eu lieu avec la Reconnaissance de l’esclavage, qui d’emblée modifie la perspective historique, libère un nouveau champ de recherches, et porte le regard sur un de ces grumeaux de l’histoire restés longtemps engorgés dans le tamis du politiquement correct. La réédition du texte d’Olympe de Gouges, l’Esclavage des Nègres (version inédite du 28 décembre 1789) prend tout son sens dans ce mouvement de redéfinition historique.
Certes, le regard porté reste indissociable de la communauté du Maître – du colon – comme il est précisé dans la présentation liminaire de la Collection Autrement Mêmes dirigée par Roger Little : « cette collection présente en réédition des textes (
) tombés dans le domaine public et qui traitent (
), rédigés par un écrivain blanc, des Noirs ». Avertissement un peu abrupt, qui a le mérite de circonscrire une démarche, surtout si l’on traduit l’optique libérale annoncée ensuite par une tentative d’archéologie critique (au sens de l’archéologie du savoir foucaldienne) : « chaque volume est présenté par un spécialiste qui, tout en privilégiant une optique libérale (1), met en valeur l’intérêt historique, sociologique, psychologique et littéraire du texte ». De fait, l’étude et la présentation de Sylvie Chalaye et de Jacqueline Razgonnikoff, étayées d’une mine documentaire, exemptes de complaisance, ne laissent pas de doute sur l’intérêt de cette réédition.
D’abord, les auteures ne résistent pas à mettre en exergue l’aspect polémique de ce texte – et effectivement, à sa manière c’est un brûlot, si l’on considère que c’est l’uvre d’une femme jouée en 1789, moult fois censurée, montrant « les réalités d’un commerce ignoble », « premier drame à mettre en scène des esclaves noirs » qui soient des personnages en puissance. Outre la biographie d’Olympe de Gouges, – femme atypique s’il en est, guillotinée en 1 792 -, la nouveauté des Noirs à la scène (2), les démêlés de l’uvre avec la censure et les conditions de sa représentation devant le public de l’époque (3), on retiendra une analyse sociologique particulièrement fine de la présence des Noirs dans la France de l’époque. On apprend que l’esclavage étant interdit en métropole, tout esclave débarqué en France était libéré définitivement, même s’il retournait aux Antilles. En 1 716 le Régent autorise cependant les colons à venir en France avec leurs esclaves sans que ceux-ci soient libérés. Les Noirs arrivent alors de plus en plus nombreux. « Bientôt Parisiens, Bordelais, Toulousains, Marseillais et Nantais côtoyaient ces hommes qui n’étaient plus réduits à une idée abstraite, qui n’avaient plus rien d’une représentation imaginaire sortie des récits de voyage. À tel point que déjà on criait au scandale : il y avait trop de Noirs en France (4)
»
La version de la pièce éditée ici pour la première fois, est celle donnée à la scène le 28 décembre 1789, reprise du manuscrit du souffleur. Écrit vers 1780, d’abord intitulé Zamore et Mirza ou l’Heureux Naufrage, le texte est admis au répertoire de la Comédie Française en 1783, pour n’y être mis en lecture qu’en 1785, et renvoyé une première fois pour corrections : Olympe de Gouges se voit notamment contrainte de substituer aux Nègres des sauvages, en présentant sa pièce comme drame indien. Après de nombreux ajournements dus à la résistance des Comédiens du Français, alors même que l’auteure s’apprête à leur intenter un procès, la pièce est programmée fin 1 789. Le contexte politique a changé, depuis 1783 : la Bastille a été prise, et surtout, la Société des Amis des Noirs rallie un public de plus en plus nombreux de sympathisants abolitionnistes. La pièce est alors rebaptisée L’esclavage des Nègres ou l’Heureux Naufrage. La représentation sera cependant houleuse, malmenée par des agitateurs et par les Comédiens eux-mêmes, et retirée de l’affiche après la troisième représentation.
La restitution de la pièce est suivie d’un document relativement complexe, où Sylvie Chalaye et Jacqueline Razgonnikoff ont pris la peine de restituer les annotations et ratures du manuscrit du souffleur, tout en combinant cette version avec l’édition de 1 788 et celle de 1 792. La lecture en est imposante pour l’amateur, à la mesure sans doute de l’opiniâtreté déployée pour fondre en un seul document une somme de modifications qui semblent parfois anecdotiques. Force est malgré tout de reconnaître la clarté de ce recensement comparatif des états du texte et variantes, matériau de précision dense et complet, offert à l’exégèse du spécialiste
On trouvera encore, avec plaisir, une somme d’Annexes non dénuée d’intérêt, comportant notamment les préfaces des éditions de 1788 et 1792, ainsi que des extraits savoureux de la critique de l’époque.
C’est donc dans un écrin savant que l’on découvre cette uvre de plus de deux cents ans, dont la lecture aisée n’échappe pas aux écueils d’une certaine désuétude, pas plus qu’elle ne laisse échapper la naïveté d’Olympe de Gouges quant à la perception de l’Autre, en dépit – ou à cause – des bons sentiments qui l’animent.
Le motif de l’île, où se trouve le couple d’esclaves à l’ouverture de la pièce, déjà présent chez Marivaux en 1 725 avec L’Ile des Esclaves, dessine peut-être la distance infranchissable entre la pensée de l’esclavage et sa réalité. Ce motif évoque encore, immanquablement, l’île où s’est réfugié Prospero, flanqué de l’esprit d’Ariel et du sauvage Caliban, dans la Tempête de Shakespeare
Les rescapés d’Olympe de Gouges ont pour nom Zamore et Mirza. Le premier a tué accidentellement un commandeur qui lui demandait de punir Mirza pour avoir refusé ses avances. Il a entraîné sa compagne dans sa fuite. Or, quelques jours après leur arrivée, Zamore sauve une femme de la noyade : Sophie est rescapée d’un naufrage avec son mari. Ce couple de Français gratifiera les fugitifs d’une reconnaissance éperdue. Hélas, il manque à leur bonheur, un bébé sans doute englouti par les flots
Dans ce drame somme toute assez conventionnel, on retrouve un certain nombre de ressorts dramatiques déjà éprouvés, comme la douleur d’une filiation perdue et une reconnaissance finale avec dénouement providentiel. Les rapports amoureux y sont placés sous des cieux idylliques, tant ceux de Zamore et Mirza qui s’accusent chacun de faire le malheur de l’autre, que ceux de Valère et Sophie, toujours prêts à se sacrifier l’un pour l’autre, le premier ayant suivi sa femme à la recherche improbable d’un père lointain. Quant au gouverneur, M. de Frémont, il est marié à une femme aimante, qui n’hésite pas à lui pardonner un premier amour, qu’il lui avait tu par crainte de l’affliger. Ce sentimentalisme fut remarqué par les contemporains d’Olympe de Gouges et imputé à
sa condition féminine ! Tout aussi idéalisées sont la peinture de Zamore en esclave éduqué, entièrement dévoué à son maître, et celle du gouverneur, plein de scrupules et d’attention à l’endroit de son esclave, ne le sacrifiant qu’au prix de la raison d’état
Ainsi pourrait-on lire cette uvre comme une curiosité, où le divertissement romantique le dispute à la thèse. L’apport critique et documenté de Sylvie Chalaye et Jacqueline Razgonnikoff nous permettent cependant d’en apprécier l’importance historique – proprement révolutionnaire.
1. C’est moi qui souligne.
2. L’ouvrage de Sylvie Chalaye paru dans la Collection Images plurielles en 1998, « Du Noir au nègre, l’image du Noir au théâtre (15550-1960) », fait depuis longtemps autorité sur la question.
3. Jacqueline Razgonnikoff, spécialiste des archives de la Comédie Française, donne accès aux coulisses de la représentation des pièces et aux intrigues dont certaines font l’objet.
4. Introduction, p.xi.L’Harmattan. Collection Autrement Mêmes, 2006.///Article N° : 6931