Porté par un souffle continu, L’Ombre animale, second roman foisonnant de Makenzy Orcel revisite le genre de la saga familiale et propose une peinture acide d’un Haïti partagé entre ville et campagne.
L’Ombre animale est une logorrhée familiale. La voix qui tient le récit d’un bout à l’autre est déjà morte. Le roman s’ouvre sur ces mots « je suis le rare cadavre ici qui n’ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou« .
Sans majuscule, ni point final l’intrigue se déroule d’un souffle « et je te le dis tout de suite, ce n’est pas une histoire » nous prévient tout de go celle qui raconte. On devine au fil des pages qu’elle est la fille cadette d’une famille de quatre personnes. Un père violent, en décrépitude et qui pactise avec l’ennemi, une mère figure de martyr sacrifiée sur l’autel du mari et soumise à l’esprit qui la chevauche la nuit, un frère si proche et lointain à la fois, irrésistiblement attiré par la mer, toujours sur le départ.
Si le père et le frère se partagent le nom de l’auteur dans un écho troublant « Makenzy » et « Orcel », la mère n’a pas d’autre appellation que « toi » et c’est à elle que s’adresse l’entièreté du roman. C’est à la mère déjà que l’écrivain dédicace son livre avant que celui-ci ne débute « à ma mère c’est ta voix merci ». L’Ombre animale trame une histoire de filiation, tisse serré des liens indénouables, ceux du sang, et au milieu desquels émerge une voix libre et frondeuse, un cadavre qui parle depuis le tas de haillons qui lui sert de matelas : « insolente, la mèche rebelle au milieu du front, […] volcan enfermé dans une enveloppe humaine, j’étais grande gueule, j’ai toujours dit à ma manière et à haut voix ce que j’avais à dire »
La filiation racontée dans ce texte n’est pas que familiale, il s’agit aussi d’un attachement au pays, parent aimé et honni. Les habitants du village puis de la ville forment une mosaïque disparate : flic, pute, instituteur, exilé louche et mélancolique… Au-dessus d’eux plannent l’ombre des loups qui pillent, tuent et dévorent les ressources et les âmes du pays abandonné aux appétits féroces des consortiums capitalistes.
Makenzy Orcel écrit l’ombre et la lumière, le jour et la nuit, l’ici et le là-bas ; toutes les strates d’une société qui, visiblement, déconne mais vibre intensément.
On perd parfois le fil de ce texte nihiliste et tellurique pour le reprendre plus tard. La vie et la mort sont étroitement liées dans les trajectoires absurdes des personnages qui se croisent pour mieux s’écraser au sol.
« il parle et parle, mais personne ne comprend où il veut en venir, mais c’est pas grave, c’est un écrivain« , nous dit un personnage. L’écrivain parle et en grattant les plaies familiales libère un chur. La parole lie les générations et inscrit le récit dans une histoire qui le dépasse, celle des mères qui engendrent des filles, des pays d’où naissent les artistes.
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