Compte rendu critique des États généraux du film documentaire, qui se sont tenus à Lussas (Ardèche) du 19 au 25 août 2012 : comment les films se font-ils vecteurs d’espoir ?
Un festival a toujours quelques moments de grâce. On ne les capte pas tous, ne pouvant être partout à la fois, mais cette année, Lussas en regorgeait. À commencer par deux films qui, mis en perspective, proposaient de façon fort semblable malgré leur diversité d’approche un de ces moments très particulier. Deux jeunes réalisateurs africains, un homme et une femme, forts du poids et de l’écoute que leur ont apporté leurs premiers films dans leurs communautés d’origine, se permettent de la bousculer à bon escient, non par ego mais par sentiment de l’urgence et de la nécessité, et font de ce mouvement un partage en réalisant sur cette base un nouveau film qui pourra mobiliser ceux qui le verront et renforcer leur capacité de résistance et leur créativité. Nous en retirons une magnifique expérience de sociétés en mouvement, vibrant de rapports de forces et de remises en cause, et voilà brisés les derniers contreforts de nos préjugés sur l’immobilité et la primitivité de l’Afrique. Mais nous en retirons surtout la conviction que ces sociétés ont en elles-mêmes les forces nécessaires à la construction de leur avenir, ce qui recentre grandement la « pédagogie du développement ».
Ces deux jeunes réalisateurs utilisent la mise en scène de leur film pour confronter les protagonistes, ce qui donne des scènes que leur envierait la fiction tant leur ancrage dans le réel fonde leur édifiante puissance. Dans La Vie n’est pas immobile, dont le titre annonce déjà ce mouvement, Alassane Diago revient dans son village natal, où il avait proposé à sa mère de se confier à sa caméra dans Les Larmes de l’émigration, retour sur sa propre enfance en dialogue avec cette mère qui continue d’attendre dans un dénuement total un mari parti vingt-trois ans plus tôt sans plus jamais donner de nouvelles. La Vie n’est pas immobile dévoile une partie du hors-champ de ce premier film, la mère ne subsistant que grâce au jardin qu’elle cultive, que ce premier geste de cinéma ne nous montrait pas, dans son désir de se concentrer sur la relation et la mémoire. C’est en effet l’impressionnante détermination des femmes que documente ce deuxième film. Il débute de semblable façon par l’abnégation d’une tante d’Alassane, Houlèye Ba, dont le mari malade vit reclus à l’écart de tous depuis une quinzaine d’années et dont les larmes sont proches de celles de sa mère. Mais nous voyons cette femme se révéler motrice dans l’association des femmes du village pour cultiver le jardin collectif (dont elle situe l’origine dans les difficultés liées à l’émigration des hommes) et finalement développer un discours radicalement féministe, démontrant si cela était encore nécessaire que le degré de conscience des femmes est tout aussi vif dans les contrées les plus reculées !
Face à la bêtise des hommes qui leur coupent l’eau d’arrosage en leur reprochant de la gaspiller, Alassane soutient ouvertement les femmes lors de la réunion du conseil des sages du village : « Les femmes m’ont donné leur version et c’est à vous maintenant ! ». Mais il le fait avec une infinie subtilité et humilité, respectueux des coutumes et conscient des possibles. Sa caméra suit l’arrivée de chacun des hommes, louangés par le griot de service, tandis que les femmes sont introduites en groupe, le rituel ne les différenciant pas plus que la masse que montraient les vieux films coloniaux. Il prend soin de laisser parler les hommes sur leur perception de son dernier film. On perçoit combien ils sont coincés entre la nécessité économique de l’émigration et les drames qu’elle entraîne, mais aussi entre la conscience de la douleur des femmes et la nécessité de préserver leur attente pour que les hommes reviennent prendre leur place auprès d’elles. Ces femmes, Alassane prend bien soin de leur préciser qu’il n’a rien de supérieur à elles. Les choses étant posées (légitimité de sa parole, respect de la complexité et positionnement égalitaire), il se permet d’intervenir en faveur des femmes dont les revenus du jardin permettent notamment de payer l’école à leurs enfants et donc de ne plus devoir quémander. Son intervention est proprement politique : il prend radicalement position dans un rapport de force essentiel au devenir de la communauté villageoise. C’est son statut de cinéaste qui a fait ses preuves et qui a été validé par l’extérieur qui lui permet ainsi d’intervenir malgré son jeune âge. Et c’est la présence de sa caméra qui met les sages dans l’embarras, conscients qu’ils sont que leur image sera vue dans le monde mais aussi qu’ils sont dorénavant, malgré leur isolement au fin fond du Sénégal, une image du monde. Dans leurs explications confuses et embarrassées, ils seront sauvés par l’appel à la prière
Nous ne déflorerons pas davantage le film sur le succès de l’opération et le sort des remontrances de ces indignées africaines, elles aussi ouvertement déçues des politiciens, mais retenons là l’extraordinaire validation d’une démarche de cinéma, rendue possible au départ par l’énorme investissement en énergie et persévérance d’une équipe franco-africaine, celle d’Africadoc, et du tissu professionnel qui s’est peu à peu construit en Afrique autour du cinéma documentaire. Un cinéaste est lancé, qui sait manier l’autorité de sa caméra tout en respectant ceux qu’il filme, qui sait équilibrer et construire son récit pour en restaurer le sens à un spectateur convié à percevoir dans la singularité d’un village paumé en Afrique les enjeux à l’uvre dans sa propre vie. Et qui aussi, cerise sur le gâteau mais participant du tout, sait communiquer la beauté qu’il voit dans un village balayé par les vents de sable, en proie aux profondes souffrances comme aux vivifiantes solidarités, où la vie est tout sauf immobile. (1)
On entend sa voix mais il n’est point besoin pour Alassane d’apparaître à l’écran : sa proximité est telle avec ce village que son sujet n’est pas lui-même et son regard mais peut se centrer sur ce qui est à l’uvre dans ce village et engage son avenir. Gentille Menguizani Assih, par contre, doit apparaître, car elle s’implique corps et âme dans le propos de Le Rite, la folle et moi. Elle tourne au village après validation d’un premier film reconnu par l’ailleurs, le très bel Itchombi, qui nous soumettait à la cruauté et au grouillant chaos du rituel de la circoncision des adultes. Cette légitimité qui donne une force renouvelée à sa démarche autant qu’à sa caméra, elle la met au service d’une problématique éminemment personnelle : pourquoi son père l’a toujours battue alors qu’il épargnait ses frères et surs. Si elle a besoin de cette légitimité, c’est qu’elle va sérieusement bousculer l’ordre des choses, révélant à son père des secrets sur sa propre origine, dénonçant les injures auxquelles est soumise sa famille pour une supposée faute de leur grand-mère, et orchestrant sa propre rédemption face à son père en même temps que la restauration de la dignité de ses proches ! Il s’agit d’infidélité et donc de sexe, et les truculents chants des jeunes filles que l’on conduit à l’initiation rituelle, l’akpéma, qui se pratique au pays Kabyé (au nord du Togo), ne laissent aucun doute à cet égard : Hée ! Es-tu la seule fille ? / Elle savoure le sexe / le sexe, elle le savoure / Mais le jour J, elle dit « Maman, sauve-moi ! » / Hée, Maman sauve-moi !
Nous voici donc plongés dans l’intimité d’une famille à l’occasion de l’initiation de la benjamine, Aïcha, dont Gentille, la réalisatrice, sera la marraine en akpéma, où la jeune femme est supposée gagner en maturité et dignité. Devenir adulte pour une femme sera donc comprendre comment ne pas être impure, ce qui revient grandement à se soumettre aux lois des hommes. Mais ce sera aussi gagner en assurance pour leur faire face ! L’enjeu du film n’est pas de remettre la tradition en cause, même si le rituel est toujours montré avec humour et recul (« C’est une corvée ce rituel, c’est du sport ! », remarque le public), comme quelque chose d’archaïque auquel on se soumet parce qu’on y voit encore des vertus modernes. L’enjeu est bien davantage de tracer les voies possibles face à la violence faite aux femmes. « On ne prendra pas des bâtons pour combattre », disait déjà Houlèye Ba dans La Vie n’est pas immobile. La détermination des femmes ne passe pas non plus par la réponse directe à l’injure dans Le Rite, la folle et moi mais par ce qu’Obioma Nnaemeka appelle le « négoféminisme », féminisme de négociation et féminisme sans ego, adapté au contexte d’une société profondément patriarcale où la confrontation directe est plus source de souffrances que de résultats. (2) La démonstration est fulgurante : l’intelligence de Gentille est de ne pas en faire un slogan mais une histoire personnelle, où elle s’implique tellement qu’on la voit, dans une scène qui ne s’oublie pas, pleurer face à son père en lui expliquant qu’elle se réfugiait dans la nourriture et a gagné en embonpoint pour oublier ses coups, mais aussi lui permettre de recouvrer sa dignité pour ne plus se laisser faire lui-même par ses frères. C’est d’une telle richesse émotionnelle et d’enseignements qu’on en reste pantois. Aïcha, forte de son initiation où elle s’est soumise au rituel, dénudée et tête rasée, ceinturée de perles et couverte de poudre rouge, peut dès lors tirer les conclusions pour elle-même et aborder une nouvelle vie.
Ces deux films sont magnifiques et essentiels. Si leur maîtrise technique participe à leur réussite, le cadrage et l’éclairage mettant leurs sujets en beauté, c’est bien sûr et surtout leur maturité cinématographique qui frappe et leur permet de partager avec leur peuple et avec le monde des démarches singulières qui renforcent notre conscience à tous. Là encore, pas de hasard : Le Rite, la folle et moi a pour opérateur Michel K. Zongo, dont le film Espoir-voyage, également présenté à Lussas (en l’absence du réalisateur qui n’a pu obtenir son visa, la responsable étant en vacances !!!), fait le tour des festivals et est sorti en salles (cf. critique dans [article n° 10640].). On retrouve Angèle Diabang sur les deux films, coproductrices sur le film de Gentille et directrice de production au Sénégal sur le film d’Alassane. On retrouve Rufin Mbou dans la production du film d’Alassane tandis qu’Ardèche Images coproduit celui de Gentille. C’est la dynamique d’une famille qui s’entraide et se renforce, par-delà les frontières, parti de ce petit village d’Ardèche qui lance maintenant Doc-monde, organisant des formations et des rencontres de production et diffusion sur tous les continents
La négociation et le compromis pour contourner la répression : ce principe de réalité s’impose aux femmes face à un patriarcat historiquement renforcé par la soumission de l’homme noir au sens où elle relativise la domination de l’homme sur la femme et désactive la lutte féministe. Mais compromis ne signifie pas servitude : les femmes qui se précipitent et se battent pour se partager le produit des salines dans Le Goût du sel de Ndèye Souna Dièye sont tout sauf soumises. Comme les femmes du village d’Alassane, c’est ainsi qu’elles s’assurent un revenu et financent l’école de leurs enfants. Géographe, la réalisatrice est attentive à la division de l’espace pour attribuer des parcelles à chaque femme, mais la concurrence est rude car elles sont trop nombreuses. Il faudra dès lors garder le secret sur la date de la récolte pour ne favoriser personne, retenir les femmes trop pressées, régler les différends
« C’est le grand théâtre de la vie : la vie de tous les jours est pour les femmes un champ de bataille » : c’est effectivement édifiant et passionnant, mais Ndèye Souna Dièye n’avait pas besoin de tant le souligner dans son commentaire aussi omniprésent qu’omniscient. Ses images suffisent et l’enjeu est bien sûr qu’elles se suffisent à l’exprimer.
S’il s’agissait d’atteindre un marché international, il est dommage que ses producteurs ne l’aient pas guidée en ce sens : ce commentaire est inutile pour un documentaire de création et inapproprié pour un documentaire de télévision. Comme le soulignait Blanche Guichou (Agat Films) dans une rencontre ayant pour titre « la peur du réalisateur et du producteur », le producteur est le premier allié du film, son premier spectateur. Il pose la question – essentielle – de la capacité du film à communiquer avec un public. Certes, la peur du producteur est que le film dérape et la peur du réalisateur est de se voir bridé. Mais dans le droit français, ce dernier conserve le final cut, la décision finale en matière de montage. Le film est signé par le réalisateur et le producteur n’est donc, en plus de rendre possible financièrement l’existence du film, qu’un interlocuteur artistique. Ainsi, l’autorité d’un producteur n’est pas forcément un pouvoir : c’est sa capacité à être écouté, notamment durant la phase d’écriture du film. La loi de 1985 le rend juridiquement, financièrement et pénalement responsable. Une clarté est donc essentielle dès le départ, que des contrats écrits garantiront, car il est bien rare que l’ensemble du financement soit rassemblé lorsqu’on décide de prendre le risque d’engager le tournage.
Même problème d’une forme à pousser davantage pour Hamou-Béya, pêcheurs de sable de Samoute Audrey Diarra, pourtant lui aussi très beau. Il suit les pas d’un père et de son fils, pêcheurs Bozos reconvertis dans l’extraction et la commercialisation du sable du fleuve Niger du fait de l’épuisement des poissons, et cela donne une passionnante chronique. Très descriptif, suivant les pas des protagonistes, le film décrit les techniques de l’extraction et du transport, les rudes négociations à l’uvre dans un contexte où l’activité est menacée par l’épuisement du sable et le renforcement de la concurrence. Comme dans Le Goût du sel, c’est le théâtre de la vie et les deux films ne manquent pas de souffle. L’importance de ces témoignages, de ces miroirs du réel de l’Histoire des peuples pour sa transmission ne fait aucun doute. On se demande cependant comment Hamou-Béya construit l’espoir. L’amertume et la difficulté dominent, et si le sujet reste bien le courage des hommes, il n’est pas dit que le film contribue à ce que le spectateur se forge un courage. La réalité est rude, me direz-vous. Certes. Mais l’objectif du documentaire de création n’est pas seulement d’en rendre compte mais de transcender cette réalité pour engager avec le spectateur un dialogue. Le documentaire n’est dès lors pas un sujet mais une série d’interrogations.
Dans Hamou-Béya, la complexité du réel est là, elle nous devient familière : c’est un grand pas de savoir comment on en est arrivés là, c’est essentiel. Mais qu’est-ce qui manque ? Sans doute cette émotion qui m’indique qu’au profond de moi-même, je me sens concerné par cet ailleurs que je vois sur l’écran, que je le fais mien car une part de ce que j’y perçois me parle de moi et de ma vie. Il est certes important de percevoir l’opacité de cette réalité autre et l’irréductibilité de cette culture autre, de ne pas chercher narcissiquement à l’englober, avec le risque un jour de vouloir la guider. Mais si elle reste radicalement à distance, comment construire une solidarité ? C’est vrai pour moi, spectateur occidental, mais c’est vrai aussi pour tous ceux qui ne partagent pas le même devenir ou la même culture dans le pays où est tourné le film, et qui n’y verront donc pas un miroir. Cette émotion, qui est la clef des films qui restent, c’est sans doute ce qui faisait par exemple la grandeur des Malles du regretté Samba Félix Ndiaye (1989) : le quotidien du martelage allié au savoir-faire des hommes y trouvait une résonance non seulement épique mais aussi et surtout nous emportait dans un mystère, celui de la condition humaine. (3) La rudesse du travail débouchait sur la beauté de l’objet, et rendait accessible à tous la beauté du monde. Cette approche artistique ouvre à cette solidarité qui restaure le film dans le rythme d’un monde qui croit à sa possible transformation. Voilà ce qui me manque dans l’image de la perte qu’imprime Hamou-Béya (perte culturelle, galère économique) : trouver écho chez un spectateur lui-même confronté à la dégradation de sa condition, le mobiliser dans sa lutte pour restaurer l’espoir – et lui permettre de faire de sa peur un courage.
Où trouver cette intraitable beauté du monde dont parlait Édouard Glissant ? (cf. [article n° 8321]) N’est-ce pas la question qu’un documentariste devrait se poser, quelle que soit la dureté de ce qu’il filme ? Il n’y a là aucun angélisme : il ne s’agit pas d’éviter ou masquer la cruauté du monde. Il s’agit simplement d’avoir comme souci de déceler ce qui dans les situations mêmes extrêmes construit le courage, et cela passe souvent par le constat du courage des personnes filmées. Cela passe aussi par donner à voir ce qu’on ne voit pas, (4) c’est-à-dire de laisser ces personnes filmées incarner pour le spectateur l’énergie et le mystère à l’uvre, cette condition humaine si complexe qui fait qu’en toute situation, même les désespérées, on trouve encore la force de résister. Incarner, cela passe par les corps et cela demande de leur laisser le temps à l’écran de s’exprimer dans leurs gestes avant même que de leur laisser la parole. C’est donc une question d’intention au tournage et ensuite de montage. C’est dans ce temps (qui n’est pas nécessairement lent) que peut s’insérer le spectateur, par la préservation de son espace de réflexion.
Philippe Gandrieux montrait à Lussas son film sur le réalisateur japonais Masao Adachi. Il l’a intitulé par une citation du réalisateur auquel il est consacré : Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution. Adachi voulait faire un film sur un tueur en série e y avait renoncé pour filmer les villes et les paysages du Japon pour faire saisir ce qui fabrique du meurtrier aujourd’hui dans un monde déserté par l’humanité. Cela ne peut être saisi que si l’on décèle aussi la beauté. Il ne s’agit pas de s’immobiliser dans la contemplation (notamment de la nature) mais de capter l’imprévisible (comme l’est la nature) et donc le possible, voire l’utopie.
Le Goût du sel et Hamou-Béya s’arrêtent sur des femmes de tête, redoutables commerçantes qui font penser aux Nana Benz du Ghana. Mais là encore, l’absence de recul en fait des personnages positifs, exemples de réussite féminine, alors qu’elles ne sont que de nouveaux requins dures en affaires. La pure chronique au détriment du point de vue. Si ces films ne tombent jamais dans le folklore, c’est qu’ils profitent de la proximité culturelle des réalisateurs, de leur connaissance du terrain, de leur accès direct au réel. Mais il leur manque aussi un regard qui permettrait de mieux entendre ce que l’on voit, et de donner ainsi du pouvoir au spectateur en lui permettant d’envisager un monde transformable.
C’est également le problème de Le Thé ou l’électricité du Belge Jérôme Le Maire. Tourné sur la durée dans un village isolé de l’Atlas marocain, il en documente l’électrification laborieuse et fait lui aussi la constatation d’une perte. Ici, c’est le point de vue qui inquiète : il suggère que sous l’effet de cette accélération de l’Histoire, ce reste de monde inviolé sombre définitivement dans le bien-être factice de la consommation. L’électricité s’oppose à la convivialité du thé et aux solidarités communautaires. La multiplication des téléphones portables, la fascination des enfants pour l’écran de télévision, l’ébahissement devant la fée électricité qui permet d’allumer et éteindre les ampoules, les nouvelles jalousies sociales sont dès lors donnés comme preuve de l’inexorable défaite qu’orchestrerait le progrès technique. Réalisé sur la durée, le film fait certes la chronique de l’extrême dureté des conditions de vie et de la volonté de villageois d’avoir une route qui les désenclave et leur facilite la vie plutôt que l’électricité. Les négociations avec les autorités locales et la mobilisation du village pour construire lui-même cette route sont également édifiantes. Tout cela est tout à fait vivant et passionnant car révélateur des rapports de force à l’uvre, mais agit en même temps comme une démonstration, sans que le réel puisse résister : les ampoules, le frigo, la vidéo, la parabole construisent une nouvelle aliénation, la faiblesse des ressources faisant de leur acquisition un luxe, ouvrant au risque et à l’endettement. Cette vision duelle entre la supposée naïveté des nouveaux consommateurs et un cinéaste sûr de son coup établit une hiérarchie parfaitement détestable et sacre l’ethnocentrisme du regard. C’est le mépris narcissique d’une vision en noir et blanc qui s’installe quand on est épatés de voir ces « sauvages » eux-mêmes épatés par le progrès. Car rien ne dit que ces villageois qui ont su témoigner d’une grande maturité d’organisation et de responsabilité collective ne sauront pas négocier leur passage progressif à la technologie et construire leur place dans le monde. Mais il est si aisé de se projeter sans critique dans ce regard supérieur que Le Thé ou l’électricité était à Lussas un des films les plus prisés.
Certes, la perte et l’aliénation sont le produit du triomphe de la machine dans l’organisation de l’inégalité dans les rapports humains. (5) La fascination pour l’électricité et ses appareils, organisée par sa célébration généralisée, favorise un déterminisme qui semble éliminer du progrès toute idée de liberté. Mais ce n’est pas le progrès qui est à refuser, c’est l’inégalité. Sinon, on tombe dans la nostalgie d’un âge d’or d’avant le progrès, âge d’or parfaitement mythique, ce que démontre d’ailleurs la dureté vécue par les villageois qui tous aspirent au changement.
Il est dangereux de se fixer romantiquement dans les nostalgies. L’approche de Voukoum de François Perlier, prix de la Sacem 2012, est à cet égard bien ambigüe. Ce jeune cinéaste métropolitain a séjourné en Guadeloupe au sein de l’association culturelle Voukoum qui agit à Basse Terre pour défendre la culture et la langue créole. Cela passe par des parades au carnaval autant que par de bruyants défilés où l’on fait claquer les fouets traditionnels pour « instaurer le désordre » et « rétablir l’ordre culturel ». C’est en effet leur composante africaine que les membres de Vokoum veulent valoriser en danse et en musiques, alors qu’avec la course à la consommation des années quatre-vingt, les gens ont « abandonné leur façon de vivre ». De lourds travellings sur les zones industrielles renforcent cette dualité, tandis que, sur fond de vagues, le Grand maître Mas (le masque) est invoqué pour qu’il descende et éclaire les vivants. Il est bien malaisé de percevoir derrière le folklore et une perte ici encore présentée comme une dualité l’énergie à l’uvre. Le mouvement contre la profitation, où les Voukoum se sont largement impliqués, aurait été le fil permettant d’ancrer le film dans la complexité, mais il ne reste qu’évoqué, sans lien réel avec le reste. L’ambiguïté identitaire demeure, impensé d’un film qui peine à reconnaître que, comme le disait Alain Ménil, « il n’y a de culture que traversée par le dialogue qu’elle entretient avec d’autres ». (cf. [article n° 10521])
Plus cohérente et moins confuse, la plongée qu’effectuent Penda Houzangbe et Jean-Gabriel Tregoat au sein d’une entreprise qui produit et exporte des plantes ornementales n’échappe cependant pas non plus à l’ambiguïté du point de vue. Comme le montre notre entretien [article n° 10967], les réalisateurs ne se sont pas posé la question de la confortation des préjugés sur l’Afrique. Il est vrai qu’Atlantic Produce Togo s.a., journal de bord du devenir fragile de la reprise par un couple de jeunes patrons de l’entreprise en faillite, passionne de bout en bout : les conflits sociaux, les négociations entre patrons et ouvriers, l’incertitude quotidienne de pouvoir maintenir à flot l’entreprise, le suspense d’un récit chronologique captivent. Par commodité de réalisation et proximité (les réalisateurs forment comme les patrons un couple mixte, métis + blanc), le point de vue choisi est celui des patrons, dont on partage au quotidien les interrogations, tandis que le point de vue ouvrier reste représenté par les délégués ou bien s’exprime lors des réunions. Les ouvriers ont leur préoccupation : la poursuite des prêts de début d’année scolaire qui leur permet de mettre leur progéniture à l’école. On les comprend. Mais du point du vue des jeunes patrons progressistes, ils coulent l’entreprise par leurs revendications excessives à une période où les rentrées d’argent se réduisent par manque de contrats. Le dos courbé des patrons donne une idée de ce qu’ils doivent porter, tandis que tout revient à des rapports de classe alors qu’ils auraient espéré une entente cordiale dans le triomphe de la raison. Le film se concentrant sur le vécu patronal, il penche forcément vers la compréhension des patrons, au détriment des ouvriers dont on ne fait que percevoir de loin le bien-fondé des attentes. Comme tout cela met en scène des Africains en situation et que nos têtes sont encore bien chargées des clichés coloniaux, on en conclut au mieux que ce Continent a encore fort à faire pour s’en sortir et au pire qu’ils ont ça dans le sang !
Faut-il donc toujours poser la question qui fâche alors que le réel est bien là, à l’écran ? Cette question du point de vue est pourtant essentielle : une démonstration est à l’uvre, ancrée dans la réalité et pourtant parfaitement idéologique car ce point de vue n’est pas neutre, qui fait l’impasse sur le vécu africain, réservant comme dans les films coloniaux la psychologie aux colons. Certes, la caricature est absente, que nous reprochions à Kafka au Congo (cf. [article n°9671]) et on ne décèle aucun parti pris. Loin de moi l’idée qu’il n’aurait fallu défendre que les ouvriers, mais ce déséquilibre est dommageable car il gomme les raisons profondes du malentendu (historiques, humaines et liées aux conséquences du dénuement), ramenant le conflit à une confrontation purement économique se nourrissant d’idées reçues (« Le Blanc a l’argent »). Et a pour effet de renforcer des clichés déjà bien ancrés.
Avec Bachir, réalisé collectivement en mars 2012 par les neuf élèves du master de réalisation documentaire de création de l’Université Gaston Berger de St Louis du Sénégal, contraste agréablement avec ces ambiguïtés : fragile dans son développement, il reste d’une grande pertinence dans sa mise en perspective du portrait d’un slameur engagé pour témoigner d’un moment clef pour le Sénégal, la récente alternance électorale. Les manifestations du 23 juin 2011 qui empêchèrent Abdoulaye Wade d’imposer son fils pour sa succession en triturant la Constitution, démultipliées sur le net, font écho à la « voix des sans voix » de Bachir, de même que la radio, les graffitis électoraux ou les affiches. Plutôt qu’un manifeste propagandiste, le film est un regard qui prend du recul à travers les thèmes développés par le sympathique Bachir, et notamment son plaidoyer pour l’éducation, car « un peuple éduqué se soulève » !
Mais les révolutions ont leurs morts. On est tentés de qualifier ces manifestants qui se soulèvent au risque de leur vie contre l’injustice de héros. Qui sont les héros modernes ? Ce ne sont plus forcément les demi-dieux que l’on chante pour leurs hauts faits. Si ce sont des personnes courageuses faisant preuve d’abnégation, les femmes que montre avec une infinie pudeur Sophie Bachelier dans Mbëkk mi, le souffle de l’océan ne sont-elles pas des héroïnes ? Rares sont les films qui évoquent celles qui restent tandis que leurs fils ou leurs maris tentent la tragique aventure de l’émigration. Le drame est pourtant bien là aussi, dans ces récits chargés d’émotion, dans la dureté de la solitude et du dénuement. Le dispositif peut paraître minimaliste, mais l’image en noir et blanc, la fixité des plans, la centralité des femmes dans le cadre et leur regard caméra servent leur dignité et renforcent leur propos, nous mettant à l’écoute de leurs souffrances mais aussi et surtout de leurs aspirations.
Pour Mary Jimenez, de par leur énergie, les migrants sont les héros modernes. Elle leur consacre Héros sans visage, un film d’une force étonnante, en trois temps. Cela commence par la grève de la faim de sans-papiers en Belgique, qui se termine par leur victoire. Mary Jimenez mêle aux images mouvantes des photos, ayant photographié tous et chacun, mais lorsqu’on lui demande si elle en a d’un jeune qui vient de mourir, elle ne se souvient plus de lui. Elle se rend à la morgue et rend compte de ce moment avec une magnifique sensibilité. Marie-José Mondzain, qui a pris ce film pour son atelier « construire un regard politique », parlait d’un linceul qui se pose sur l’écran : en effet, Mary Jimenez filme les voilures tout en inscrivant avec respect sur l’écran ce qu’elle a ressenti : « tout l’espace autour de lui respirait ». Invisible à nos yeux, le mort est d’une incroyable présence. Elle indiquera dans le débat qu’il n’avait pas l’air mort mais que lorsqu’elle l’a photographié avec son téléphone portable, sur la photo il l’était.
La deuxième partie est intitulée « la vie nue », sans doute en référence à l’expression de Giorgio Agemben qui oppose ceux qui sont privés de tout au pouvoir souverain dans sa description du camp : on y retrouve la vie et les tensions de ces foules de réfugiés dans le Sud tunisien que les Tunisiens Ala Eddine Slim, Ismaël et Youssef Chebbi ont capté dans Babylon, où se mêlaient tous ceux qui avaient fui les combats en Lybie. Ils se montrent les morts laissés sur la route de l’émigration, qu’ils ont pris en photos avec leurs téléphones portables
La troisième partie est un édifiant récit épique, celui d’un émigré qui a traversé la mer sur une chambre à air, nouvel Ulysse issu du naufrage, que des dauphins ont aidé à surnager ! En surimpression, des migrants se livrent à leurs gestes quotidiens : nettoyer, se laver. On retrouve là la volonté de Sylvain George d’accueillir l’étranger en documentant son humanité. Les Éclats – Ma gueule, ma révolte, mon nom (en référence à la poésie Prophétie de Césaire) fait ainsi écho à Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerres), présenté en 2010 (cf. [article n° 9671]) : les migrants se lavent, se baignent, jouent au billard mais aussi fuient la police. Cet accueil du corps de l’étranger ouvre à l’hospitalité et c’est en cela que ces films sont politiques.
Hospitaliers, ils le sont aussi pour le spectateur par leur forme, en lui ouvrant les espaces qu’il pourra remplir. N’est-ce pas là en définitive là qu’est l’essentiel car c’est ainsi que le cinéma ouvre les possibles de la transformation du monde, et donc les voies de la résistance et de l’espoir ?
1. Lire le parcours d’Alassane Diago tel qu’il le décrit au festival d’Apt : « La formation des jeunes réalisateurs africains : table ronde au festival d’Apt 2010 », à lire sur le site [article n°9970].
2. « Autres féminismes : quand la femme africaine repousse les limites de la pensée et de l’action féministes », in : Féminisme(s) en Afrique et dans la diaspora, Africultures n°74-75, L’Harmattan, juin-sept. 2008, p. 18, à lire sur le site [article n° 8334].
3. Cf. ce qu’en dit Henri-François Imbert dans Samba Félix Ndiaye, cinéaste documentariste africain, L’Harmattan 2007, p 168 sq.
4. Durant son atelier « Construire un regard politique », la philosophe Marie-José Mondzain donnait comme définition du documentaire : « Ce qu’on fait voir sans le montrer pour le faire entendre ».
5. Présenté dans la « route du doc » consacrée cette année au Portugal, 1971-74 (Je suis au Mozambique) d’Andreia Sobreira (2011, 38′) illustre dramatiquement cette idée : un ancien radio-télégraphiste portugais de la guerre coloniale présente ses photos d’époque à sa fille, sa glaçante façon pseudo-scientifique et distanciée de les légender témoignant du triomphe de la machine et de l’inhumanité.///Article N° : 10966