Le succès d’Anatomie d’une chute, de Justine Triet, palme d’or au festival de Cannes, et du Procès Goldman réalisé par Cédric Kahn sans oublier Saint Omer d’Alice Diop renvoie à ce qui est devenu de longue date un genre à succès avec de multiples déclinaisons : le film de procès. Les Etats généraux du film documentaire d’août 2023 ont proposé un passionnant séminaire intitulé « Filmer les procès, filmer la justice… l’image juste ? » animé par l’historienne Sylvie Lindeperg et la philosophe Marie-José Mondzain. Nous en évoquons ici la teneur des échanges et les films projetés en les faisant résonner avec des films d’Afrique qui parlent de procès.
Le séminaire s’est terminé sur la projection de Bamako, d’Abderrahmane Sissako. Marie-José Mondzain, qui le présentait, a donné les raisons de ce choix. Tourné dans la cour de son père à Bamako, le film consiste pour Sissako à mettre en scène une haute-cour de justice (avec juges et avocats) œuvrant au milieu d’une basse-cour : les volailles, activités et drames des familles qui y habitent. Dans le monde féodal, le bas latin curtis désignait la cour de ferme où pouvaient se rencontrer le suzerain et ses serfs, donc un lieu de rassemblement et de confrontation, qui est déjà une définition d’une cour de justice et de son rapport au peuple. Comme tous les acteurs issus de la profession, Maître Roland Rappaport, célèbre avocat de gauche décédé en 2017, dut trouver lui-même les arguments pour défendre l’Europe coloniale et capitaliste face à la souffrance africaine, écrasée par la dette ! La question de la langue se pose crûment pour les procès et les films de procès. Cour et témoins s’expriment en français, mais le plus beau moment est la litanie d’un paysan, Zegué Bamba, qui fait tournoyer son chasse-mouche : sa complainte parlée-chantée n’est pas traduite car elle est intraduisible. Déchirant et profondément digne, son cri a l’ampleur d’une Afrique qui souffre mais ne plie pas. Et Marie-José Mondzain de conclure que l’Afrique a de bonnes raisons de se débarrasser de l’emprise coloniale mais doit encore ouvrir les portes de la liberté.
Cette question de la liberté va traverser tout le séminaire comme elle est récurrente dans le rapport du cinéma au spectateur. Un procès rend-il libre ? Question paradoxale bien sûr, puisqu’il peut aboutir à la privation de liberté, mais question essentielle dans la fonction même de la justice. Aide-t-elle une société dans sa quête du vivre ensemble ? Et le film de procès mobilise-t-il le spectateur dans un sens de manipulation ou de liberté ?
Le recours à l’institution est donc fondamental : la référence à la loi en appelle à la raison, se servir de son jugement. Cela exige exactitude, vérité, rigueur. L’heure juste est l’heure exacte : il ne s’agit pas de tourner autour des preuves. Cela se passe dans un Palais de justice, qui applique une loi souveraine supposée être la souveraineté du peuple (le glaive et la balance : l’équité dans l’égalité). Encore faut-il bien sûr que la justice qui s’y exerce ne soit pas injuste, qu’elle soit éthiquement acceptable par la communauté. Le vivre ensemble passe par la probité, le courage et la sincérité.
Comment dès lors juger une femme qui, telle Médée, tue son enfant ? Un acte impardonnable, inacceptable, que l’on peut quand même tenter de comprendre comme le fait l’accusée elle-même dans Saint Omer d’Alice Diop. Il ne s’agit ni d’excuser ni de pardonner : justice est rendue et l’accusée va en prison. Mais il s’agit d’étudier un contexte, avec la question de ce qui devrait changer pour que de tels actes ne se reproduisent pas dans de telles circonstances. Voilà qui est brûlant dans l’actualité aujourd’hui !
Le film met toute sa puissance de dramaturgie, de mise en scène et de direction d’actrices, en somme toute sa puissance de cinéma, pour suggérer que la réponse au pourquoi de l’acte ne se résout pas dans une vérité à dévoiler. C’est à travers le regard de Rama, écrivaine enceinte qui suit le procès, que nous en découvrons le fil et que nous en percevons la complexité. Autant dire que l’extrême tension et l’émotion ressenties ne proviennent ni d’une performance ni d’un suspense. Puisqu’on ne peut comprendre l’acte lui-même, ne faut-il pas tenter de saisir le « délire » de Laurence Coly ? Ce moment où tout bascule car elle cherche à échapper à la monstruosité qui la dévore en se faisant monstre elle-même ? (cf. notre critique du film, article n°15481)
Ces films ont une forte valeur documentaire mais sont tous des fictions. Les documentaires sur des procès sont-ils moins fictionnels ? Souvenons-nous de Kiti : justice en Guinée du regretté David Achkar et de Mathias, le procès des gangs de Gahité Fofana. A Conakry en 1994, les attaques en série d’une rare violence d’une cinquantaine d’adolescents terrorisent la capitale. On soupçonne des étrangers, mais ce sont de jeunes Guinéens que la police arrête, toutes ethnies confondues. Parce qu’il est retransmis jour après jour durant huit mois à la télévision et passionnément suivi par la population, leur procès sera perçu comme une leçon de droit et de démocratie.[1] C’est ce qui avait surtout intéressé David Achkar, sur la trace des procès des années 20 auxquels Lénine prêtait une vertu pédagogique « d’éducation du peuple ».
Gahité Fofana préférait dresser le portrait de Mathias, un des cinq adolescents qui seront condamnés à mort. Il s’efface devant la parole de chacun, malfaiteurs, victimes, parents, évitant les commentaires au profit d’extraits du procès télévisé ou d’images de la ville de Conakry. Et il laisse parler Mathias qui s’enferre toujours davantage tant il est grisant d’être vu à la télévision…
Entre ces deux démarches documentaires se loge la question de ce qu’on montre à un public « prêt à consommer le crime » : quelles images, quel montage, quels commentaires, etc. Ce qui implique de savoir qui tient la caméra pour mieux appréhender ce que l’image fait voir et ce qu’elle dissimule, et donc le cadrage et le hors-champ. On fait voir pour faire croire, rappelle souvent Marie-José Mondzain. Dès lors, comment montrer sans manipuler ? Il ne s’agit pas de chercher la preuve dans les images : elles ne constituent pas une vérité, laquelle relève de la parole (témoignages) et non de l’image. Mais il s’agit de construire un savoir. Cela passe par une construction du regard, un travail qui n’a pas de fin.
Une image ne vaut donc pas seulement par sa valeur documentaire mais par sa capacité à laisser percevoir ce qui anime les personnes filmées, leur univers mental, leurs émotions que nous pourrons dès lors partager ou réfuter. C’est alors le rapport au temps qui s’ouvre : ce qui a eu lieu peut évoquer ce qui va ou peut avoir lieu. Un film historique nous parlera alors du présent : non seulement comment on en est arrivés là mais aussi ce qui pourrait nous advenir. Cela fait appel à la « vision prophétique du passé » évoquée par Edouard Glissant, et donc à la réaction à l’oppression : « une vision qui s’attache à restituer l’action et l’humanité des damnés de la terre – ceux restés dans l’ombre et les silences de l’Histoire officielle« [2]. Cette vision, Kafka l’annonçait déjà dans La Colonie pénitentiaire, ouvrant à une articulation politique et poétique entre la machinerie coloniale et la réalité quotidienne des manipulations auxquelles nous soumet l’esclavagisme de la consommation.[3]
Kafka posait la question de la justice comme un acte de langage : les mots importent pour juger, et dans cette théâtralisation du « Palais de justice » qui orchestre la visibilité de l’institution judiciaire, le peuple doit être là. C’est ce que Sergei Loznitsa met en scène dans sa reconstitution du procès de Kiev (2022, 106′), visionné durant le séminaire : en janvier 1946 en Union soviétique, la condamnation des exactions commises en Ukraine par les Allemands et de leurs complices. Le mot procès vient de procedere, aller de l’avant. Ce sont les procédures que reconstitue Loznitsa, à partir d’images d’archives mais sans se poser la question de la vérité : il retravaille beaucoup la bande-son, la force, rajoute des éléments, privilégie aussi le public car ce qui l’intéresse est de donner à voir le corps du peuple qui demande justice : ce serait elle qui lui permettrait d’avancer.
L’architecture du lieu est dès lors essentielle. Nous avions déjà questionné le procès mis en scène avec un simulacre d’institution judiciaire dans Xalé de Moussa Sene Absa, procès qui rassemble un public pour orchestrer une apologie de la vengeance après un viol (cf. article Fespaco 2023/2 : « le féminin dans les cinémas d’Afrique »). Cet amphithéâtre en plein air où le peuple est visible évoque l’agora athénienne. Ce n’est certes plus le Dieu qui juge (l’ordalie), c’est le peuple que le film rend visible en profondeur de champ pour que la puissance émotionnelle du rituel condamne celui qui ne maîtrise pas ses pulsions. Mais reste bien sûr à savoir de quel peuple on parle, et de quelle justice. Dans le dispositif de Moussa Sene Absa, on comprend que les femmes juges acceptent la défense d’Awa, laquelle vient de dire combien sa vengeance l’a rendue libre…
Les filmages des procès de Nuremberg et d’Adolf Eichmann sont à la fois fondateurs et idéologiquement marqués, ce qui pose la question de l’usage des images. Le procès de Nuremberg de novembre 1945 fut mis en scène et filmé par les Etats-Unis, qui mirent l’accent sur le crime contre la paix plutôt que le crime contre l’humanité. Rien d’étonnant : les bombes atomiques avaient explosé quelques mois avant, en août 1945. Il fut également filmé par les militaires du Signal Corps américain (images documentaires se voulant authentique), les opérateurs des actualités occidentales (qui privilégient les émotions pour les news) et l’équipe soviétique du cinéaste Roman Karmen (qui se focalise sur qui parle). Ces archives montrent les différences de regards et la bataille de communication correspondante.
C’est le tribunal des vainqueurs. Les Américains voulaient, indique Sylvie Lindeperg, « faire un grand show international » : « le procès comme spectacle libéral » car les droits des accusés sont préservés. Il devait être une vitrine du droit et de la démocratie américaine » et mêle les enjeux judiciaires, extra-judiciaires, politiques, éducatifs. Si bien que cette archive, bien que plus sensible puisque livrant les corps, les visages et les silences, n’est d’aucune aide aux historiens qui doivent plutôt reprendre les minutes du procès pour être exacts.
De fait, le droit anglo-saxon a une dramaturgie plus forte, largement utilisée dans le cinéma américain : tout se joue sur les preuves dans une confrontation entre accusation et défense. L’idéal est d’atteindre la vérité qui distingue le bien du mal. C’est ce qui permet à l’avocat débutant de Young Mister Lincoln (Vers sa destinée) de John Ford de sortir vainqueur contre le peuple adepte du lynchage. Aujourd’hui, avec la montée de l’extrême droite et la généralisation du port d’armes, le respect de l’institution fait-il encore barrage aux pulsions collectives d’une justice expéditive ? Déjà, condamné à mort, Socrate se soumettait à la sentence et s’administrait lui-même le poison. Cela n’empêche pas, en bien des pays et dans bien des cas, la justice d’être injuste, à commencer par les procès soviétiques des années 20 qui sur le modèle de la Révolution française organisaient les aveux des accusés repentants pour l’éducation du peuple, ou plus tard les procès staliniens où les aveux justifiaient la sentence… On n’y filme jamais les avocats. Le cinéma peut-il restaurer la justice ? Peut-on faire entrer la justice dans l’image ? « Pas d’image juste, juste une image« , répondait Godard : c’est en ne s’imposant pas que l’image ouvre le jugement critique du spectateur. Le contraire d’une image injuste n’est pas une image juste, mais juste une image.
Il n’empêche que, comme le disait Jean-Louis Comolli, « ce n’est pas la même chose de clamer son innocence en plan large ou en plan rapproché« . « Le cadre, l’optique, la lumière, la couleur, l’inscription des corps agissent sur le sens produit par les arguments« , ajoute-t-il pour conclure : « Ces images ont toutes les chances de primer sur la parole des acteurs« .[4] Car la justice est affaire de parole et celui qui ne parle pas reste invisible. Alors, on donne la parole aux témoins, abondamment, comme lors du procès d’Adolf Eichman à Jérusalem en 1961. Procès-fleuve, il dure huit mois. Impassible, séparé du public par une cage de verre, Eichmann joue les Pilate qui se lavent les mains du crime des autres. La justice permet-elle d’en finir avec le mal ? se demande Hannah Arendt. Un criminel est-il un humain, un monstre ou un fou irresponsable ? On scrute le visage d’Eichmann en cherchant le dément, le pervers ou l’esclave du pouvoir…
Ce procès est pour Israël un moment constitutif de la nation. Il se déroule en hébreu, et non dans la langue des victimes. Il est pourtant exclusivement consacré au génocide. Les témoins sont les émissaires des morts. « Ils racontent comme un chœur ce grand récit collectif« , note Sylvie Lindeperg, un récit qui dépasse comme le note Arendt la personne de l’accusé. Le procès avec des experts (comme le procès Barbie) se transforme en leçon d’Histoire. Il est filmé intégralement pour la télévision, mais Ben Gourion ne voulait pas qu’on le transforme en plateau de cinéma, bien qu’il se déroule dans une salle de spectacle transformée pour l’occasion. Léo Hurwitz, qui a l’habitude de filmer les news à la télévision américaine, veut en faire un film : « Verdict for Tomorrow« . Il coordonne quatre caméras disposées sans projecteurs dans les murs de chaque côté de la scène, ainsi que dans le public et au balcon, et suit l’enregistrement depuis une régie de l’autre côté de la rue. Eichmann est ainsi filmé de face et de profil. Hurwitz va chercher les visages : il y recueille les effets de la parole. Les champs-contre champs cherchent comme le procureur Hausner à rendre Eichmann responsable de qu’on entend à la barre. Les panoramiques et les zooms dramatisent la scène. Comme le signale Jean-Louis Comolli, « dans un tribunal il n’y a pas de hors-champ, il n’y a que du hors-scène ». Du coup, l’écrivain Joseph Kessel, qui couvrait le procès, allait souvent en salle de presse pour voir les écrans.
On attend que le masque d’Eichmann tombe mais il est comme un homme mort, signale Marie-José Mondzain. Sa cage est comme un tombeau. Sa défense fut cependant opiniâtre. En 1998, Eyal Sivan et Rony Brauman tournent Un spécialiste, portrait d’un criminel moderne (ou Un spécialiste). Le film reprend des passages filmés par Leo Hurwitz et s’inspire de l’ouvrage d’Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal. Mais Arendt n’est pas restée tout le temps du procès et n’a vu qu’un Eichmann silencieux. Elle ne voit en lui qu’un banal fonctionnaire parmi des milliers d’autres. En outre, le film commence par le réquisitoire final du procureur Hausner et bouscule donc l’ordre temporel.
Jean-Louis Comolli suggérait de ne pas tromper le spectateur si ce n’est pas nécessaire… Sylvie Lindeperg montre effectivement que des contre-champs y sont modifiés, « une rupture avec le pacte spectatoriel« . Pour Marie-José Mondzain, Un spécialiste, qui se présente comme un documentaire véridique, joue de façon assez perverse avec la question de la fiction. « Quel avantage y a-t-il aujourd’hui pour l’ordre social à faire passer la représentation pour la chose ? demandait Jean-Louis Comolli. S’agit-il comme je le crains de conduire les spectateurs d’aujourd’hui à « jouer au juge » ? Et de poursuivre : « Le travail du cinéma serait de rapprocher de nous les plus faibles, nous confronter à une altérité non trop déjà digérée par la société… Ce que devrait être et faire aussi la justice, non ? »[5]
On ne peut donc séparer filmer la justice de notre faculté de juger, charge de tous les citoyens, car le problème est de sortir la collectivité d’une économie de la haine, ce qui suppose de remettre en cause la jouissance liée à la vision de l’exécution de la peine par le bourreau. La confusion entre le réel et la représentation sert l’ordre moral et le tout répressif à travers l’anesthésie du sens critique.
Visionné durant le séminaire, Memories of the Eichmann Trial, est un film de David Perlov qui explore l’impact du procès tant sur la société israélienne que sur les survivants de l’Holocauste : une série d’entretiens menés par le cinéaste dans son appartement dix-sept ans après le procès. Perlov s’inscrit dans les pas d’Hurwitz pour montrer combien le procès à bouleversé les vivants.
Glissant comme Barthes parlaient du « bruissement des langues ». Dans une langue on entend toutes les langues et on peut faire communauté par la parole mais le monde de l’image n’est pas une langue universelle : chacun voit avec ses yeux. Elle n’est ni preuve ni vérité. Elle attend la parole qui lui donne sens. Pour Comolli, l’image ne se mesure qu’à la liberté qu’elle donne à qui elle s’adresse. Face au négationnisme certes, l’image accuse par son effet de réel (cf. les documentaires présentés à Nuremberg), mais les films étudiés ici montrent, lorsqu’elle n’est pas manipulée, la souveraine force de vérité de la parole des témoins.
A la lumière de ce séminaire, quelques autres films d’Afrique
Les procès sont le plus souvent des morceaux d’Histoire : les prendre comme sujet est une manière de la convoquer pour éclairer le présent. Ils font office d’alerte autant que d’hommage aux combattants du passé. Nombreux sont ainsi les films où le travail de mémoire passe par la restauration des facettes déniées car volontairement oubliées de l’Histoire des Noirs. Il faut pour cela une créativité esthétique pour pallier au manque d’archives audiovisuelles : reconstitution, théâtre, animation, évocation poétique…
Les Mains Noires – Procès de l’Esclave Incendiaire (2010, 52′) de Tetchena Bellange retrace la destinée de Marie-Josèphe Angélique, accusée d’avoir mis le feu lors du grand incendie de Montréal en 1734 (cf. FIFDA 2020 : Black Lives Matter !, article n°14986). Les archives du procès et une pièce de théâtre qui en fait le récit ont servi de base au film. La réalisatrice y incarnait Marie-Josèphe Angélique. Avec les historiens, elle élargit la problématique à l’oubli historique de la société québécoise dont la devise est « Je me souviens« , inscrite sur toutes les plaques d’immatriculation, mais qui a gommé son passé esclavagiste. Au-delà du docu-fiction, les acteurs sont eux-mêmes appelés à dire ce que leur interprétation remue en eux. Les résonances de ces trois niveaux (historiens, acteurs et pièce) ouvrent l’émotion et renforcent la tension inhérente au déroulement d’un procès.
L’Etat contre Mandela et les autres (2018, 105′) retrace les neuf mois du procès dit de Rivonia qui en 1963 a envoyé dix militants anti-apartheid dont Mandela en prison. On n’en possède aucune image, seulement les enregistrements sonores, 256 heures de bandes récemment sauvées de la dégradation dans les archives par l’Afrique du Sud et la France. Gilles Porte et Nicolas Champeaux (ancien correspondant de RFI à Johannesburg) ont fait appel au dessinateur Oerd qui a chapeauté une équipe de dix animateurs. Des dessins au fusain, parfois abstraits et énigmatiques, permettent de laisser place à l’imaginaire face à la nuit de l’apartheid. Les accusés ont commis des actes de sabotage visant les infrastructures pour ne pas faire de victimes, ce que Mandela présente comme une action non-violente par opposition à la guérilla, au terrorisme et à la révolution. Ils savent que la pendaison les attend et font du procès un acte politique, avec une stratégie qui fait leur force : leur solidarité autour de Mandela, leur porte-parole. Accusés de terrorisme, ils sauront démontrer leur humanité. Ils écoutent aujourd’hui des extraits et réagissent devant la caméra, encore sous l’émotion. Winnie Mandela, dont c’est un des derniers témoignages, réagit à l’audition à huis-clos de Bruno Mtolo, un traitre qui avait témoigné contre les autres suite aux menaces de mort et envers sa famille. A la fin du film, les accusés encore vivants et leurs avocats se retrouvent pour une soirée-souvenir. Ils regardent ensemble l’investiture de Trump à la télévision…
Le procès est dans le titre mais invisible à l’écran. En 2020, le bâtonnier des Avocats de Dakar présente de nouveaux éléments à la Cour Suprême en vue de réviser ce fameux procès du « Coup d’État du 17 décembre 1962« . Amina N’Diaye-Leclerc avait déjà réalisé en 2000 avec Eric Cloué Valdiodio N’diaye, l’Indépendance du Sénégal pour restaurer la mémoire de son père qui avait été arrêté par Senghor avec Mamadou Dia et trois autres ministres Ibrahima Sar, Joseph Mbaye et Alioune Tall (cf. notre entretien, article n°2570). Elle réalise en 2021 Valdiodio N’diaye, un procès pour l’Histoire (visible intégralement sur https://valdiodio-ndiaye.com). Dans les deux films, le procès de 1963 est central. Il sert d’alibi à Senghor avec la complicité de la France pour éliminer du pouvoir ses adversaires nationalistes. Ce coup d’État institutionnel lui permet l’instauration d’un régime présidentiel fort. Abdoulaye Wade et Robert Badinter font partie de leurs avocats. Alors que le procureur n’avait rien précisé, Mamadou Dia est condamné à la prison à perpétuité tandis que Valdiodio N’diaye, Ibrahima Sar et Joseph Mbaye sont condamnés à 20 ans de prison, et Alioune Tall à cinq ans. Ils sont placés à l’isolement dans des conditions inhumaines au centre spécial de détention de Kédougou (Sénégal oriental), jusqu’à leur libération en 1974. Ils seront amnistiés en avril 1976, un mois avant le rétablissement du multipartisme au Sénégal.
Le film a demandé un an de montage. Il commence par l’importance du procès : « autant pour le Sénégal que le procès de Pétain pour la France ». Le renversement de Mamadou Dia qui s’engageait pour un socialisme humaniste est celui d’un dirigeant plus souverainiste et progressiste que Senghor. Le procès sert de paravent démocratique vis-à-vis de l’extérieur. L’enjeu du film est dès lors de démonter les jeux de pouvoirs qui font tomber le gouvernement Dia, et de signaler combien ce procès est un traumatisme « dont nous payons encore le prix au Sénégal ». Concrètement, il appuie la révision du procès tout en restaurant une mémoire, comme le faisait Président Dia de William Ousmane Mbaye.
En 2023, Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto présente à Vues d’Afrique Procès Mbako, Anioto homme léopard – mythe et réalité, film réalisé à l’appui de sa thèse à l’Université libre de Bruxelles. Démarche originale s’il en est, qui donne un film passionnant profitant à la fois du travail de recherches historiques effectué que de l’art de Kibushi, un des maîtres congolais du cinéma d’animation. Outre le rappel de la férocité de la colonisation belge et de sa répression, c’est la résistance des autochtones qui met en exergue le procès. Les Anioto -hommes léopard, une milice secrète, exécutaient déjà les peines des chefs traditionnels. Ils ont étendu leurs actions aux complices de l’occupation coloniale. Ils agissaient de nuit et utilisaient des griffes pour qu’on croie à l’attaque d’un léopard. L’un de leurs chefs, Mbako, était également membre de la Mabela, l’association ésotérique des Hommes Léopards. Après une série d’attaques sanglantes contre des auxiliaires coloniaux, il est arrêté et pendu en 1933 à Wamba, au nord-est du Congo (cf. notre critique du film, article n°16128)
A l’aide de dessins et d’archives audiovisuelles, ce film hybride inscrit le procès dans une opposition entre la vision coloniale (un terroriste) et la congolaise (un résistant). Le procès de Mbako est l’occasion de rappeler la colonialité du rapport à l’Afrique et la persistance des imaginaires. Là aussi, importe la parole des témoins et de leurs descendants, en bonne place dans le film. Les animations (en 8 images secondes au lieu de 24) autant que les reconstitutions sans moyens restaurent une distance dans la représentation qui ouvre à l’écoute et la réflexion. Le tout résonne en écho pour que l’approche rhizomique d’un procès historique vibre de la complexité des interrogations et remises en cause actuelles.
La condamnation à la prison à vie d’Hissein Habré pour crimes contre l’humanité par le tribunal spécial de Dakar le 30 mai 2016 constitue un événement fondateur pour l’Afrique contemporaine : c’est la première fois qu’un ancien chef d’Etat africain est jugé et condamné pour ses actes et c’est la première fois qu’il l’est par un tribunal africain. Au final de quinze ans de bataille judiciaire des victimes pour arriver à cette victoire, le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun en fait un film : Hissein Habré, une tragédie tchadienne de (2016, 82′) (cf. notre critique, article n°13638). Lui-même, blessé, a dû fuir le pays. Ce procès retrace la tragédie d’un pays, dont les rescapés portent encore les stigmates.
Comme Eichmann, Habré ne manifeste aucune empathie envers les victimes qui témoignent des pires atrocités à la barre. Nous ne le voyons qu’à la fin mais il est là, hors champ mais bien présent, dans toutes les mémoires. En contact avec l’avocate qui s’est entièrement donnée à cette cause, Maître Jacqueline Moudeïna, Haroun a organisé son film en phase avec la lutte des victimes pour la justice, le tout convergeant vers le procès de Dakar. Hissein Habré s’y est tu, mais ses victimes parlent. Elles sont le centre du film, un document indispensable pour la mémoire mais aussi une pierre pour la réconciliation et l’unité d’un pays qui fut tant meurtri par la guerre civile car ce n’est qu’en regardant son passé en face qu’on évite les bégaiements de l’Histoire.
Un homme est retrouvé mort dans une voiture, pénis à l’air, capotes et ongles de femmes dispersés : son assassinat est grossièrement maquillé en drame sexuel. C’est ainsi que la police congolaise avait cherché à masquer l’élimination de Floribert Chebeya, courageux et historique militant des droits de l’homme qui dirigeait l’ONG La Voix des sans-voix. L’Affaire Chebeya, un crime d’État ? du Belge Thierry Michel (cf. notre critique, article n°10689) retrace le procès des accusés du crime. Thierry Michel, qui connaissait bien Chebeya, se rend à Kinshasa dès l’annonce de sa mort et y reviendra sept fois pour documenter l’enquête et le procès qui durera huit mois. Il retrouve dans ce film cette approche journalistique qui fait sa pâte personnelle et assure le succès public de ses films : regard extérieur assumé mais caméra efficace, point de vue sans jugement mais qui s’articule dans les faits et ne fait guère de doute, respect des personnes filmées mais dont il met les contradictions en exergue, le tout dans une dramaturgie soigneusement construite, qui profite ici de la tension du procès et de l’attente du verdict. Une musique répétitive et plutôt pesante soutient cette dramatisation.
Il joue de la théâtralité du procès, pour en dénoncer les limites mais sans forcer le trait : ni caricature, ni mépris. Une certaine justice est à l’œuvre : elle balaye la thèse policière et révèle les manipulations pour prononcer un verdict contraire à ce que demandaient les avocats de l’État. Le général Numbi, seulement cité comme témoin malgré l’acharnement des parties civiles, suspendu de ses fonctions mais sûr de son impunité, ne sera cependant pas inquiété, alors même que son ombre plane sur tout le procès. Quant aux familles de Chebeya et de son chauffeur disparu, elles sont condamnées à l’exil pour ne plus être menacées.
« Une tragicomédie », dit Thierry Michel, mais si, comme dans tous ses films en terre congolaise, le tragique et la farce sont bien présents dans ce pays qui peine à sortir de ses vieux démons, c’est plutôt un hommage à celui qui a lutté pour les faire évoluer qu’il nous livre. Si une connivence est recherchée avec le spectateur, c’est plutôt dans le partage d’une interrogation, parfois exprimée par un commentaire discret, mais aussi d’une détermination documentaire à voir et à communiquer. C’est alors que ce film dépasse son sujet et que cet hommage s’étend à tous ces journalistes assassinés auxquels il est dédié, et à travers eux, à tous ceux qui se battent pour les droits de l’homme. Car en définitive, ce n’est pas la certitude de l’oppression qui mobilise, mais la confiance dans la capacité de la transformer.
[1] En France, il est interdit de filmer un procès depuis 1954, mais la loi Badinter de 1985 autorise à filmer les procès historiques « pour la constitution d’achives historiques de la justice ». Du procès Barbie de 1987 à celui de l’attentat de Nice en 2022, les techniciens doivent se focaliser sur les orateurs et le public n’est jamais filmé – « un idéal de neutralité et une promesse illusoire d’objectivité« , précisent les intervenantes dans le catalogue. La loi de 2021 sur « la confiance dans l’institution judiciaire » permet d’enregistrer les procès pour « un motif d’intérêt public d’ordre pédagogique, informatif, culturel ou scientifique ».
[2] Cf. Anne Bocandé, Poétiques de résistance : « une vision prophétique du passé », sur Africultures.
[3] Marie-José Mondzain, K comme Kolonie – Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, La Fabrique éditions, Paris 2020, p.20.
[4] « A propos des procès filmés, entretien avec Agnès Tricoire », in : Images documentaires n°54, 2ème trimestre 2005, p. 55.
[5] Ibid, p.56.