Dans « Béto na béto, le poids de la tribu » (Ed. Gallimard), Aimée Gnali Mambou relate sa relation amoureuse avec Lazare Matsocota, brillant intellectuel membre de la mémorable Fédération des étudiants d’Afrique noire (FEANF), qui fut assassiné en 1965 dans des conditions jamais élucidées (cf. Africultures 40). A la fois récit intime, document historique et hommage, ce livre éclaire les mécanismes des violences politiques et ethniques au Congo. « Béto na béto » signifie « entre nous à huis clos ».
Madame la ministre, aujourd’hui votre livre « Béto na Béto, le poids de la tribu » semble être devenu un best-seller. Quelle est le ressort littéraire, j’allais dire l’inspiration de l’écriture de ce livre, qui est, somme toute, une fiction autobiographique, ou une biographie de fiction ?
Il n’ y a pas du tout de fiction dans ce livre. C’est un livre autobiographique, bien sûr… Mais, je n’aime pas le présenter comme cela. En fait, dans ce livre, je sers de repoussoir. Le personnage principal n’est pas moi, mais c’est Mat, qui est le héros, si je puis dire, de ce récit et c’est lui qui donne son titre à ce livre.
Mais, ce roman commence de façon paradoxale, ce qui me fait dire que ce livre est avant tout un livre d’amour. D’ailleurs, il s’ouvre sur la quête de solidarité de deux solitudes.
Je dois dire qu’au départ, c’était, effectivement, un livre d’amour. Je l’avais conçu comme tel. Mais, je ne peux pas dire que ça n’était que ça, parce que le personnage de Mat ne prend toute sa dimension et son sens que par le combat politique qui l’a toujours passionné, et qui, en fait, éclaire et oriente sa vie. Mais, compte tenu des guerres que nous avons connues à partir de 1993, j’ai complètement réorienté ce livre pour en faire un témoignage historique et politique.
Mais tout montre justement que cette relation que vous avez avec le héros de votre livre est cérébrale, spirituelle…
Il y a eu entre Mat et moi effectivement un lien très fort, qui n’était pas seulement physique ou sexuel, mais qui était avant tout intellectuel et peut-être spirituel aussi. Il y a eu entre nous deux une communauté de pensée, une communauté d’esprit. Mais, je ne pensais pas que ça se devinait. Vous avez noté cela, et ça me fait plaisir. C’est un aspect dont on ne parle pas beaucoup. J’en suis un peu déçue. Vous avez parlé de best-seller en ce qui concerne ce livre. C’est vrai qu’il s’est bien vendu, mais l’interprétation qu’on en fait, surtout les Congolais, me déçoit un peu. Il y a plusieurs lectures de ce livre. Il y a la lecture amoureuse que l’on perçoit tout de suite, et il y a la lecture politique, le témoignage. Mais les gens, les Congolais surtout, se braquent, je ne dirais même pas sur le témoignage politique, parce que, en fait, ils n’en parlent pas, mais sur le titre qui les dérange, en oubliant ce qu’il y a dans le récit lui même…
Cette relation que vous avez avec Mat est complexe. Elle éclaire votre héros, mais en même temps, elle vous éclaire. Mat, c’est un homme à femmes, mais cela ne semble pas vous gêner. L’aimiez-vous simplement, ou vous sentiez-vous tellement au-dessus de la mêlée, parce que vous seule, quelque part, accédiez à la hauteur de son esprit ?
Effectivement, ça ne me dérangeait pas parce que je savais que la relation que j’avais avec lui était quelque chose d’unique. Je me trompe peut-être, mais je suis persuadée que cette communion qu’il y avait entre nous, cette entente spirituelle, il ne l’avait qu’avec moi. Peut-être que je me surestime un peu, mais je ne crois pas qu’on puisse avoir ce type de relation avec plusieurs femmes à la fois. C’est pourquoi, le reste ne me gênait pas.
Vous viviez avec Mat, et très vite vous êtes confrontée avec l’identité Kongo, cette sorte d’essentialisme. N’est-ce pas là le « béto na béto » ?
En fait, ce particularisme n’a joué dans notre relation que dans la mesure où Mat était promis à un avenir politique. S’il n’avait pas été marqué par cette perspective, notre union n’aurait gêné personne, parce que c’est courant ici. Je n’étais pas la seule à aimer un Lari, et les mariages entre Lari et autres, il y en a tous les jours… Mais dans la perspective de la conquête du pouvoir, ça dérangeait certaines personnes que ce soit moi qui soit là plutôt qu’une Lari.
Pourtant, dites-vous, et là je vous cite, « Mat était lui même convaincu de l’échec inéluctable d’une politique fondée sur le particularisme »…
La contradiction n’est qu’apparente. Vous savez, quand on fait de la politique, on est toujours un peu opportuniste. Il y a de l’opportunisme chez Matsokota. Cette idée de vouloir se reposer d’abord sur la tribu… Mais notre réalité est aussi que l’ethnie ne joue pas tant qu’il n’y a pas cette perspective de conquête du pouvoir. On peut se marier avec qui on veut, ça ne dérange personne, mais à partir du moment où vous avez des ambitions politiques, ça devient un problème. C’est un peu le cas de Mat. En fait, Il n’était pas du tout tribaliste. Le fait qu’il se soit lié avec moi, qu’il ait protégé Lopes et tous ceux qui étaient autour de lui… Il n’y avait pas que des Lari. C’était quelqu’un de très ouvert, et ça n’a jamais posé de problème. Mais à partir du moment où il a des ambitions politiques et où la tribu le perçoit comme le successeur de Youlou, il n’est plus libre.
Il y a en perspective la gestion de son intimité par le clan ?
Absolument… Et ça, c’est quelque chose qu’il n’a pas supporté, et moi non plus d’ailleurs. Quelqu’un me disait qu’au fond je lui avais simplifié la tâche en partant !
Est-ce que ça ne l’a pas laissé orphelin d’un garde-fou ?
C’est sûr. D’ailleurs, son mariage a été raté. Moi, j’en étais sûre. Je crois qu’il l’a fait un peu exprès. C’était par dépit. C’est vrai, quelque part, il est resté orphelin. Il n’a plus eu avec aucune femme l’intimité spirituelle qu’il avait avec moi.
Vous avancez aussi, quelque part, que Mat voulait donner à votre relation une dimension stratégique, au plan politique ou, à tout le moins, de la gestion des alliances politiques dans le pays. Cela était-il explicite ?
Oui, oui. C’était explicite. Nous en parlions, en y croyant d’ailleurs, lui comme moi. Je ne pense pas qu’on se soit fourvoyés. Car, en fait, qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Les alliances se font sur une base tribale, puisque chacun a derrière lui sa tribu, ou son ethnie, ou sa communauté. Et, c’est cette communauté qu’on met en commun. C’est un peu cela que nous avions voulu faire, mais sans être tribalistes… Oui, oui, c’est de l’opportunisme politique, mais, on se disait pourquoi pas si ça peut aider quelqu’un à devenir ce qu’il souhaite être, si ça peut servir son ambition.
Mais, malheureusement, quelque part rue Boussengo, la mise à mort de votre relation est prononcée, et c’est le verdict du « béto na béto », et il est dur…
Oui, il est très dur. Il l’a été pour moi, mais je crois qu’il l’a été encore plus pour Matsokota, parce que l’état d’effondrement dans lequel je l’ai trouvé est quelque chose que je n’oublierai pas. C’est ce qui montre aussi qu’il n’était pas tribaliste, parce qu’il n’en aurait pas souffert comme il a souffert. Il en a souffert doublement parce que, quelque part, c’était un écueil de plus à ses ambitions, et puis il constatait qu’on était sans pitié avec lui. Son intimité, ses sentiments ne comptaient pas aux yeux de la tribu. S’il voulait faire une carrière politique, il fallait qu’il mette entre parenthèses ses amours, son intimité. Cela montre bien la solitude des hommes politiques. Ce ne sont pas des hommes libres, surtout chez nous.
Ce qui est étonnant, c’est que cela vous arrive en France, dans un univers rationnel et tout à fait différent. Cela vous serait-il arrivé à Brazzaville, en plein Bacongo, cela aurait sans doute eu un autre éclairage, mais en France, loin des oncles et du clan fondamental
Là-bas, tout le monde n’est-il pas un peu métissé ?
C’est ce qui fait l’ampleur de la déception. Je le dis d’ailleurs dans le livre. Si on ne pouvait pas compter sur la compréhension des étudiants, sur qui pouvait-on s’appuyer ? C’est ça qui fait le tragique un peu de cette situation. Je voudrais dire aussi que Boussengo était un microcosme qui rappelait Bacongo en France.
Et puis, il y a le livre de la perte. Est-ce que vous perdez Mat avec la rue Boussengo, ou est-ce que vous le perdez un peu après avec cette dérive d’autonomie intime que vous avez voulu avoir avec cette histoire d’avortement ? Est-ce que ce n’est pas à ce moment-là qu’il vous en veut de n’avoir pas pu résister avec lui pour essayer de le réconforter ?
Evidemment, ça n’était plus la même chose. Pour moi, par exemple, cette scène de l’avortement que vous évoquez est une scène à laquelle je tiens beaucoup. Lorsque j’avais fait lire le premier manuscrit à ma sur, elle m’avait demandé d’enlever cette partie. J’ai longtemps réfléchi, et je l’ai maintenue. Je sais qu’aujourd’hui encore beaucoup de Congolais sont choqués par cette partie. Beaucoup de journalistes m’ont dit que je ternissais mon image. Je sens que ça ne passe pas. Même ma collègue la ministre Dambezet m’a dit que le livre était bien mais qu’il y avait des choses qu’on aurait préféré ne pas voir. Je sais qu’elle fait allusion à ce passage. Mais, moi, j’y tiens, parce que ça montre qu’il n’y a pas perte, parce qu’il n’était pas obligé de m’aider. Il le fait après avoir évidemment demandé des explications. Et là, c’est un côté de Mat que peut-être les gens ne connaissent pas. C’était un juriste, et l’avortement étant interdit, c’était peut-être une manière de le piéger. Il pose des questions pour voir s’il peut prendre le risque, et il finit par le prendre avec beaucoup de tendresse.
C’est un moment effrayant de vérité !
Absolument. Je suis convaincue, après ce passage, qu’il y a quelque chose qui est resté, même si l’amour n’est plus ce qu’il était, une amitié très forte qui résiste à tout. D’ailleurs, la suite du roman le montre. En fait, à partir du moment où nous nous séparons, il n’y a plus aucun contact sexuel, même physique, mais nous nous retrouvons toujours avec la même émotion, la même amitié, le même amour. Nous sommes toujours contraints de nous revoir. Je me suis interrogée lorsque j’écrivais ce livre : pourquoi, au fond, a-t-il pris tellement de risques pour ces brefs moments de rencontre alors qu’il était traqué ? J’en suis arrivée à la conclusion qu’il devait savoir qu’il allait mourir, et qu’il a voulu que je témoignage. C’est comme cela que je l’interprète. Il a voulu m’expliquer ce qui s’était passé, comment il avait été accusé à tort, en n’expliquant pas tout d’ailleurs. Dans l’ensemble, il se sentait victime et il a voulu que je témoigne.
Voilà un héros hors du commun que vous avez eu le privilège d’accompagner pratiquement jusqu’à la fin de sa vie, et il se produit alors une imbrication de vos destins parce qu’il est pris en même temps qu’un membre de votre famille. Il y a comme une immanence tragique qui prépare tous ces événements ?
Je crois que c’est la fatalité. Ce qui est étonnant, c’est que, moi, je m’en sorte. Je n’ai jamais compris comment j’étais sortie indemne de cette tourmente. D’un côté, il y avait nos rencontres, mais apparemment personne ne l’a jamais su, je ne sais par quel miracle, ou bien cela les gens l’ont-ils su et fait semblant de ne pas voir ? C’est assez mystérieux. Et puis, il y a de l’autre côté mon oncle que les gens considéraient comme un complice de Mat, sans que moi je le sache de manière claire. Chez mon oncle, on ne parlait jamais de ça, sinon à mots couverts. Là, il y a quelque chose qui me dépasse. C’est une espèce de prémonition tragique. On est emporté par des événements, sans savoir pourquoi. Ce qui rend le personnage de Mat d’autant plus tragique qu’on a l’impression d’un acharnement du sort. Ce qui fait qu’il est coincé. Il n’a aucune chance de s’en sortir…
Il y a une accélération du destin qui va vers la perte. Pour vous même, en tant qu’écrivain, ce premier livre n’était-il pas le livre du commencement ? Auriez-vous pu écrire d’autres livres sans écrire celui-ci ?
Effectivement, j’ai commencé par écrire des contes et des tas d’autres choses, mais je me suis disais : il faut d’abord écrire ce livre-là. Et, je le répète : au début, c’était un témoignage d’amour. Je me suis dit : je lui dois trop pour ne pas le dire, pour ne pas écrire cela. Et, je n’écrirais rien d’autre tant que je n’aurais pas fait ce témoignage. Maintenant, je me sens un peu plus libre.
Lire également l’entretien avec Aimée Gnali Mambou réalisé par Boniface Mongo-Mboussa dans Africultures 44. ///Article N° : 2113