Retour sur le Marché des Arts et du Spectacle Africain (MASA) qui s’est tenu en Côte d’Ivoire du 1er au 8 mars 2014. Soutenue par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), cette 8e édition (MASA) a été placée sous le signe de la relance après une interruption de sept ans. L’objectif reste le même : faciliter la circulation des créateurs et leur production sur le continent et dans le monde. En dépit de quelques dysfonctionnements organisationnels, les arts de la scène ont été à l’honneur dans divers lieux institutionnels de la capitale – village du Masa (Palais de la culture), Bourse du Travail, Institut Français, Goethe-Institut, CNAC café-théâtre, GRTO, ancienne mairie de Cocody, Canal aux bois. Parmi la pluralité des disciplines – de la danse à l’humour en passant par le conte- focus ici sur la programmation théâtrale, notamment sur la pièce Brasserie de Koffi Kwahulé dans une mise en scène de Christophe Merle et le colloque « Théâtres d’Afrique et des diasporas au féminin ».
La programmation théâtrale a été marquée par une grande hétérogénéité des écritures et des formes scéniques. Des pièces les plus conventionnelles d’un point de vue dramaturgique comme Je veux voir Mioussov, vaudeville de Valentin Kataïev mis en scène par la compagnie Sajdi dirigée par Obou de Sales Vagba (Côte d’Ivoire), à la danse qui nourrit l’intrigue de Snakes or ladres par la School of performing arts (Ghana), en passant par l’adaptation de Mahmadou Tindano du roman Verre cassé d’Alain Mabanckou interprété par Paul Zoungrana (Burkina Faso), les spectacles ont été présentés à un public composé de professionnels de la scène qui s’est diversifié au fil de la semaine ne cessant de drainer davantage de fervents amateurs. Les Convives de la maison Zapézo, texte d’Élie Liazéré représenté dans une mise en scène de Vagba par le Cercle de recherches et d’échanges en scénographie et arts de la scène (CRESAS) a remporté l’adhésion de tous par sa disposition scénique circulaire propice à la connivence avec les acteurs et à la communion dans le rire.
C’est en tout et pour tout plus d’une dizaine d’uvres théâtrales provenant de neuf pays différents attachés à mettre en lumière la variété des expressions en Afrique qui a été offerte aux spectateurs. Avec notamment des figues d’autorité comme Souleymane Koly qui travaille le kotéba dans Paroles de femmes (Guinée). Place aussi aux jeunes auteurs qui, à l’instar de Sidiki Yougbaré, ouvrent des voies inédites en produisant un théâtre contemporain en mooré avec le spectacle Ziitba porté par la compagnie Désir Collectif/ Sans oublier le Sokan Théâtre, compagnie co-organisatrice du Chantier panafricain d’écriture Dramatique « Femmes en scène », qui a repris dans une nouvelle distribution En bordure du quai de Nicaise Wegang mis en scène par Rougiatou Camara (Côte d’Ivoire-Guinée-France-Belgique).
Un spectacle de la Compagnie Les Voix du Caméléon présenté le 5 mars 2014 à la Bourse du travail. Brasserie s’ouvre sur une entrée dynamique toute en fracas. Deux personnages surgissent, depuis les travées de la salle, lampes torches à la main et éclairent les spectateurs assimilés à des ombres sur un champ de bataille. Le décor est planté par l’obscurité ambiante. Nous sommes dans un no man’s land à la géographie indéfinie au sortir d’une guerre civile qui a mis le pays à feu et à sang. Cap’tain-S’en-Fout-La-Mort (Jérôme Bordas) alias El Commandante vêtu en treillis militaire à la manière d’un guérilléro et son acolyte, Caporal Foufafou (Kader Lassina Touré) dont la panoplie rappelle les enfants-soldats sont les deux putschistes qui, de luttes intestines en combats fratricides, ont fait table rase du passé. Dans un jeu de scène maîtrisé qui traduit le mélange de tons caractéristique de l’écriture de Koffi Kwahulé dans cette pièce(2), ce duo travaille le comique farcesque de Laurel et Hardy comme l’ambition mégalomane effrayante de Minus et Cortex.
Sur le plateau et face à eux, s’érige une structure métallique à plusieurs niveaux, bâtiment désaffecté qui représente le dernier bastion à conquérir pour s’assurer une victoire pleine et entière. Unique vestige à avoir été épargné puisque source de toutes les convoitises, la brasserie est désormais à portée de leurs mains. Car posséder la brasserie, n’est-ce pas relancer économiquement le pays, « bâtir une société plus homogène, améliorer de façon fulgurante et substantielle les conditions d’existence [
] dans l’intérêt supérieur de tous les enfants de ce pays. Et pour la démocratie » ?Derrière le discours patriotique aux accents dithyrambiques du Cap’tain-S’en-Fout-La-Mort, doublé de l’ânonnement de Foufafou, la démagogie des deux bonimenteurs se révèle au grand jour : la brasserie est surtout la clef de voûte de la nouvelle Babylone qui leur permettra de renflouer les caisses de l’État et d’obtenir rapidement de l’argent frais pour disparaître en Amérique. La scénographie dessine habilement ce jeu d’illusions par la dualité de l’usine qui convoque à la fois un entrepôt industriel où les casiers de bières sont empilés et une cathédrale gothique signifiée par des barres métalliques qui esquissent des croisées d’ogives. La cantate d’enfants aux voix cristallines qui se fait ponctuellement entendre renforce la dimension mystique de ce temple moderne. Ainsi la ligne dramaturgique de la pièce est-elle posée : Brasserie raconte comment un pouvoir destructeur et usurpé par la force brutale se pare de ses plus beaux atours pour se transmuer en un pouvoir bâtisseur légitime.
Cependant, remettre en fonctionnement l’entreprise lucrative ne va pas sans obstacle pour nos libérateurs auto-proclamés. Schwänzchen (Roch Amédet Banzouzi) est un ouvrier récalcitrant qui refuse de leur livrer le secret de la mise en marche de la brasserie même soumis à la torture, les pieds dans un bain d’acide. Il a cerné avec perspicacité l’absence de projet politique des deux « démocrates » et s’oppose à l’évaporation des richesses nationales. Seule la menace de viol viendra à bout de son héroïsme pour qu’on découvre qu’une femme, Magiblanche (Delphine Alvado) reconvertie en meneuse de revue au Moulin Rouge à Paris depuis le début des exactions, est l’unique détentrice de la recette et du mode d’emploi de l’usine dont elle est propriétaire. Allemande, elle est celle avec qui il faut inévitablement composer, transformant la reconstruction du pays dont il est question durant tout le spectacle, en un imbroglio international d’autant plus confus qu’elle est aussi la maîtresse de Schwänzchen dont elle a fait son objet sexuel.
Des duels aux duos, les relations politiques entrent en écho avec les rapports sexuels : des rapprochements entre personnages s’esquissent. Dans ce huis clos, l’alternance entre les négociations de Cap’taine-S’en-Fout-La-Mort et Magiblanche en avant-scène et les interminables questions du Caporal Foufafou curieux d’apprendre de Schwänzchen comment satisfaire sexuellement Magiblanche en fond de scène rend éclatant le grotesque des forces en présence où prises d’otage, tractations et délibérations ne semblent être que des jeux de rôles. Dans un univers Nord/Sud non clivé où le néocolonialisme est élevé au rang de religion, les frontières sont étanches entre impôt de réconciliation nationale et détournement d’argent, démocratie et dictature, rêve sociétal et oppression. La manipulation est partout dans les mots comme dans les signes non-verbaux ; ce qui apparaît dès les assemblages de caisses de bière que réalisent les comédiens sur scène : un pupitre pour un discours politique à la tribune est recyclé ultérieurement en un cercueil recouvert d’un drap blanc qu’on expose cérémoniellement en l’honneur des criminels morts hier à la guerre, innocents aujourd’hui glorifiés par la patrie.
Avec la résolution finale de diviser le savoir sur la fabrication de la bière entre les quatre protagonistes c’est-à-dire de faire alliance en partageant tous les profits et de convoler ensemble vers Las Vegas, un quatuor advient. Tous vêtus progressivement d’un costume noir, ces nouveaux hommes d’affaires « people » prennent la pose sous les flashs photographiques, accrédités par les médias qui les instituent. Brasserie est l’histoire d’une fermentation-décantation, non pas celle des levures qui transforment le moût en bière (la fameuse recette sera réduite à des pourcentages répartis entre les quatre actionnaires) mais celle qui fait entrer dans l’Histoire par la métamorphose des anciens bourreaux en sauveurs, maîtres et possesseurs de l’État.
À l’unisson avec l’écriture de Koffi Kwahulé, la mise en scène de Christophe Merle se déploie avec l’excès et la profusion nécessaires au surgissement du sentiment de vanité. L’allégorie exubérante et fantaisiste n’a pas manqué de faire rire et a laissé en bouche le goût amer de l’ironie mordante puisque l’essentiel dans nos sociétés contemporaines, on l’aura compris, est que la bière coule à flot : « Mystère des ombres, mystère des peuples
».
L’un des enjeux du MASA 2014 tient également aux rencontres professionnelles qui accompagnent les manifestations artistiques conformément à l’ambition posée de promouvoir les échanges entre artistes et opérateurs culturels en matière de création, production et diffusion dans le secteur des arts vivants. C’est dans ce cadre qu’a été pensé le colloque international organisé en partenariat par l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et l’Université Felix Houphouët-Boigny d’Abidjan sous le patronage de l’Organisation internationale de la francophonie.
Sur une initiative du laboratoire Scènes Francophones et Écritures de l’Altérité (SeFeA) dirigé par Sylvie Chalaye (Institut de Recherche en Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle) et avec la collaboration de Dominique Traoré (Université Félix Houphouët-Boigny), les rencontres scientifiques du MASA ont permis de fructueux échanges entre chercheurs et artistes évoluant au sein de la dynamique triangulaire Afrique, Europe, Amériques. Dans un premier volet consacré aux héroïnes tragiques, les diverses communications ont participé à dresser un panorama des dramaturgies contemporaines élaborées à partir de figures mythologiques ou archétypales africaines telles Sia Yatabéré, Abla Pokou ou Ewadi et Bintou. La mise à jour d’uvres de référence ‒ du Mauritanien Moussa Diagana et du Congolais Sony Labou Tansi entre autres ‒ par l’élaboration d’une histoire critique diachronique a accordé dans une seconde session une place privilégiée au répertoire ivoirien de Charles Nokan à Koffi Kwahulé.
Après les éclairages esthétiques portant sur des personnages féminins historiques ou de fiction, un deuxième volet a été dédié à l’engagement des femmes dans le domaine artistique où la scène, indépendamment des territoires, demeure un espace à conquérir et à habiter. Les intervenants ont eu soin d’ancrer dans des enquêtes sociologiques et économiques les modalités d’existence des femmes artistes (en France, au Burkina Faso, à Haïti, en Centrafrique) qu’elles soient auteures, comédiennes, metteurs en scène, directrices de compagnie ou de théâtre. Dans un deuxième temps et plus spécifiquement, les parcours de femmes de scène qui pratiquent leur art en Côte d’Ivoire ont été circonscrits à partir d’analyses de terrain et de témoignages, qu’il s’agisse d’icônes internationales telles Werewere Liking et Marie-José Hourantier ou de figures nationales comme Jeanne Bana.
Loin de n’être qu’un espace de discours scientifique sur le féminin, le colloque a donné à entendre ces voix de femmes d’Afrique et des diasporas par l’invitation faite à des comédiennes de plusieurs générations de présenter des fragments de pièces ou de spectacles : Roselaine Bicep a interprété Le Corps liquide de Kossi Efoui, Grâce Youlou Nkouelolo un extrait plein d’humour, et qui a réjoui l’assemblée, de sa première création La misère humaine intitulée « Les hommes, l’amour et leur machisme », Nadège Beausson-Diagne a mis en voix Patch d’après Tania de Montaigne, un monologue qu’elle s’apprête à jouer au théâtre, Salimata Kamaté accompagnée de ses partenaires de jeu a proposé une mise en espace de Femmes de Ségou de Fatoumata Sy Savané. Un passage d’Afropéennes de Léonora Miano mis en scène par Eva Doumbia a fait partie des captations qui ont été projetées. Outre les performances, ce sont aussi les tables rondes clôturant chaque matinée qui ont permis de croiser les trajectoires et les imaginaires : « Paroles de femmes » avec Élie Liazéré, Souleymane Koly, Nadège Beausson-Diagne et Eva Doumbia puis « Rire, écrire, conter, jouer au féminin » avec Pierre Fandio, Fatoumata Sy Savané, Roselaine Bicep et les comédiennes de la compagnie Sokan Théâtre avec leur scénographe Ange Blédja Ewige. Recueillir les expériences de chacun et chacune a ouvert la réflexion au débat avec l’auditoire. Ces regards croisés à découvrir seront prochainement accessibles à tous en mots par une publication d’articles liés aux communications sous la direction de Dominique Traoré et Sylvie Chalaye et en images dans un court-métrage réalisé par Jeanne Lachèze et Pénélope Dechaufour.
(1)Langue du Burkina Faso parlée par les Mossi.
(2)La pièce est publiée aux Éditions Théâtrales en 2006.///Article N° : 12291