Mbeki en Haïti : dialogue de sourds

Print Friendly, PDF & Email

Le Président sud-africain Thabo Mbeki s’est rendu en Haïti pour le bicentenaire de la révolution à la suite d’un voyage officiel aux Bahamas dans le cadre de l’extension des relations de la nouvelle Union Africaine à la diaspora. Les communiqués officiels précisent qu’Haïti allait  » associer les 10 ans de démocratie en Afrique du Sud avec son bicentenaire « . Les oppositions haïtienne et sud-africaine n’ont pas tardé à réagir.

Comme à son habitude, le président de la République sud-africaine et aussi président de l’ANC publiait une semaine avant son départ un communiqué sur le site de l’ANC dans lequel il expliquait l’importance de cette visite et du rapprochement de l’Afrique du Sud avec Haïti en raison de la portée symbolique de la révolution menée par Toussaint l’Ouverture sur la thèse présidentielle de la renaissance africaine. Vu l’importance qu’il accordait à ce déplacement, il publiait également dans la presse dominicale un cours d’histoire intitulé  » La renaissance après la révolution « . Il y souligne qu’Haïti – probablement inconnue de la plupart des Sud-africains – fut  » la première république noire du monde « . Mbeki trace un parallèle sans équivoque entre la lutte des esclaves contre le despotisme, le colonialisme, l’esclavage, la domination raciale et le féodalisme et la lutte de tous les Africains contre les démons contemporains que sont la pauvreté, le sous-développement, la déshumanisation et la marginalisation. Dans la perspective de Mbeki, prophète de la renaissance africaine, la constitution haïtienne de 1805  » nous a fourni l’occasion de briser nos chaînes et de nous constituer en peuple libre, civilisé et indépendant « . Pour se libérer,  » les Africains doivent aujourd’hui briser les chaînes de la misère « .
Sur le  » haut site de l’héroïsme africain « 
Dans une atmosphère relativement indifférente en Afrique du Sud, en période de fêtes de fin d’année et de vacances estivales, le Président arrive donc en Haïti accompagné du président des Bahamas. Ils seront les deux seuls chefs d’Etat étrangers à participer aux festivités du bicentenaire. Mbeki arrive en fanfare, accompagné de la ministre des Affaires étrangères, d’un navire de guerre, de plusieurs hélicoptères et limousines présidentielles. Il prononcera un discours relativement court mais lourd de symboles, ne s’attardera pas sur le régime actuel et ne fera référence qu’à la forte symbolique de la révolution haïtienne. Il se présente en tant que messager du continent africain dans son ensemble et entame son discours par un  » message de soutien et de solidarité venant de millions de frères et sœurs du continent africain, qui, sans exception, se joignent à vous par la pensée « … Il est à noter qu’aucun commentaire dans la presse sud-africaine n’a cru bon de relever la question de la légitimité de Thabo Mbeki, représentant du continent et de la diaspora africaine, porte-parole de la négritude et messager de la renaissance africaine. Mbeki exprime ce qui est pour lui la quintessence de l’identité africaine et qualifie Haïti  » de creuset de la liberté africaine «  et de  » haut site de l’héroïsme africain « . La révolution haïtienne aura précédé la renaissance africaine sur le continent et dans la diaspora et aura été  » la source d’inspiration du processus de réaffirmation de notre dignité (africaine) « .
Chaos diplomatique
Le lendemain de ce discours et le jour de l’ouverture officielle des festivités de Gonaives, les services de police sud-africains annonçaient que des coups de feu avaient été tirés sur l’un des hélicoptères de la mission sud-africaine et que le Président Mbeki avait dû annuler sa participation aux célébrations. Le chaos diplomatique et la valse des démentis, confirmations et autres justifications de la présidence et de la majorité allaient représenter une aubaine pour l’opposition politique sud-africaine au lendemain du jour de l’an, période plutôt calme pour les politiciens. L’opposition – blanche – invoque un  » gaspillage de l’argent des contribuables «  à propos de la donation de 10 millions de rand du gouvernement sud-africain à son homologue haïtien et des moyens militaires mis à la disposition de Mbeki et de son entourage. Tony Leon, chef autoproclamé de l’opposition officielle, dénonce le soutien de Mbeki à un dictateur, au  » Mugabe des Caraïbes « , à un régime corrompu. Il condamne Mbeki pour association de malfaiteurs avec Aristide et critique le choix d’Haïti comme modèle pour la renaissance africaine. A la voix de l’opposition sud-africaine se joint le groupe 184 de l’opposition haïtienne qui déclarait :  » Sud-africains, ne vous méprenez pas… La majorité des Haïtiens ne sont ni heureux ni fiers de la visite de Mbeki… En fait, sa visite est considérée comme une insulte à la plupart d’entre nous et à la mémoire de nos ancêtres, qui se sont battus pour l’indépendance… « .
Silence de Mbeki
Comme à son habitude, à la suite d’un embarras politique, Mbeki restera silencieux sur toute l’affaire et passera le relais à ses porte-parole. De démenti de l’attaque en justification de la mission, ces derniers allaient reprendre dans la presse les raisons déjà énoncées par le Président, puis allaient annoncer que Mbeki s’était en fait rendu en Haïti à la demande de l’opposition et du gouvernement, pour y assurer un rôle de médiateur.
Même si Mbeki avait insisté sur le fait qu’Haïti n’avait pas atteint son objectif démocratique, jetant ainsi le doute sur le régime d’Aristide, le président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC publiait dans le Sowetan, quotidien à lectorat en majorité noir, un article intitulé  » Haïti, la quintessence de la lutte africaine « . S’appuyant entièrement sur un discours mbekien fondé sur l’impératif de la renaissance africaine et la dignité retrouvée des Africains, Gigaba se lance dans une diatribe acharnée contre l’opposition, mais surtout contre les Blancs, les média – dans l’emprise du capital blanc – qui méprisent l’expérience africaine, enveloppés dans leur supériorité occidentale. Enflammé, il déclare :  » Pourquoi Mbeki abandonnerait-il ses vacances pour aller soutenir un dictateur au fin fonds des Caraïbes ? « . Il poursuit dans un élan aveugle avec l’affirmation que  » le gouvernement haïtien n’est pas une dictature, (…) les problèmes rencontrés par cette grande nation ne résument pas Haïti. Notre alignement avec Haïti signifie notre co-revendication d’un pays historique et d’un peuple historique. «  Pour lui, il est du devoir de l’Afrique du Sud d’aider à l’unité d’Haïti, mais  » ce n’est pas l’avis de nos anciens esclavagistes à nous, en Afrique du Sud, qui croient que nous devrions plutôt soutenir la guerre en Irak « . L’opposition blanche fait donc preuve pour Gigaba de malhonnêteté intellectuelle, voire d’incapacité à concevoir l’idée d’un  » Africain libre « . Cet article représente une véritable fracture dans le débat et aussi une nouvelle avancée dans un dialogue médiatique et national de plus en plus racial au pays de la réconciliation.
Alors, fiasco diplomatique ou geste délibéré d’un prince philosophe dans le désert de son propre continent ? Seul chef d’Etat africain en Haïti, Mbeki résiste envers et contre tous. Son discours sur Haïti est résolument ancré dans une vision du continent africain, de l’identité africaine, dans la volonté de redire l’histoire, de  » recouvrer l’histoire cachée « , de réaffirmer une identité volée, d’exprimer la conscience noire, en bref, dans la renaissance africaine. Mais le prince philosophe, honni par une petite opposition blanche et véhémente, semble bien mal desservi par ses porte-parole et abandonné par l’intelligentsia. Le débat est inégal par manque d’apport d’une intelligentsia, noire ou autre, qui devrait se faire entendre mais reste silencieuse.

Rehana Vally est enseignante en anthropologie à l’Université de Witwatersrand à Johannesburg.
Emmanuelle Gille est consultante en développement auprès de le Commission Européenne en Afrique du Sud.///Article N° : 3306

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire